La huitième merveille
L’arrimage du Mothership et la présence du capitaine Goodmeyers dans la Gala participaient à la bonne humeur générale qui bourgeonnait dans toute la station depuis plusieurs jours. Les étudiants restaient à l’affut autour de l’atrium, espérant croiser le grand homme de près qui, disait-on, trainait sa grande cape dans les corridors de Gala-mère où il logeait sous bonne garde.
Les terriens, qui n’avaient pas revu le grand homme depuis son arrivée à bord de Gala, se rendirent à l’horaire habituel pour le cours de Mécanique Quantique, où ils retrouvèrent par contre l’inégalable monsieur Stoss. L’enseignant avait revêtu son plus beau jogging bleu, mal ajusté aux hanches, et qui laissait son nombril bedonnant cligner de l’œil à chaque fois qu’il s’asseyait sur une chaise.
— Il a une petite moustache délicieuse, s’était moquée Fanny en parlant de la pilosité ventrale du professeur.
— So sexy ! avait ajouté Eva du bout des lèvres.
Monsieur Stoss mit à profit sa leçon pour s’occuper d’une affaire importante avec les terriens.
— Nous allons faire une opération de maintenance sur une antenne protonique. Pour ce faire, vous devrez vous équiper de vos Spirits, d’une paire de gants électromagnétiques, et de votre caisse à outils.
— Monsieur ! interpella Elvis. C’est quoi des gants électromagnétiques ?
Le professeur Stoss, penaud, s’étonna :
— Vous n’avez pas reçu vos gants électromagnétiques ?
Les élèves firent non de la tête. Monsieur Stoss parut embarrassé.
— Je suppose qu’il faut que j’en fasse la distribution !
Il saisit sa montre Babel et projeta l’hologramme d’une paire de gants. Il plongea sa main dans l’image virtuelle et empoigna les gants qui se matérialisèrent pour de vrai.
— Comment avez-vous fait-ça ? s’exclama Samuel.
— Comment j’ai fait quoi ? demanda le professeur de plus en plus perplexe.
— Pour faire apparaitre des gants, répliqua Samuel sèchement.
Il s’agaçait rapidement quand les enseignants ne comprenaient pas ses questions du premier coup. Il n’aimait pas se répéter.
— Ah, ça ? Bien, j’ai utilisé ma montre.
Samuel le coupa :
— On a bien vu, mais comment c’est possible ? Je ne savais pas que nos montres pouvaient miniaturiser des objets.
Monsieur Stoss avait le faciès d’un élève qu’on venait de sermonner. Se grattant l’arrière du crâne, il mit quelques secondes pour comprendre la question de Samuel. Enfin, son œil s’éclaira. Il avait saisi le problème :
— On ne vous a pas expliqué comment ranger du matériel dans votre Babel ?
— Vous êtes sérieux ?
— Pour sûr que je suis sérieux ! Vous avez douze compartiments et une application de miniaturisation atomique. Il vous suffit d’activer le mode sac à dos du Babel. La capacité de stockage de la montre est limitée, mais je vous conseille de toujours y garder les gants que je vais vous donner.
Le prof distribua les paires de gants. Ils étaient épais comme des gants de motards mais léger comme des gants de chirurgien.
Thésée se demandait à quoi ils pouvaient servir, il n’allait pas tarder à avoir sa réponse. Quand tout le monde fut équipé, le professeur Stoss invita les élèves à le suivre. Malvina s’inquiéta :
— Vous voulez dire que… on sort dehors ?
— Effectivement, répondit monsieur Stoss. L’antenne ne va pas se réparer toute seule.
— Mais, ce n’est pas un peu dangereux ?
Une fois de plus, l’enseignant se gratta la tête.
— Vérifiez votre matériel ! Si vous avez tout, on y va.
— Vous pensez qu’il rentre dans sa combinaison ? chuchota Aaron.
Ils suivirent leur professeur jusqu’au sas de sortie. Là, ils enfilèrent leur Spirit.
— Vous connaissez les règles ?
— Nous ne sommes jamais sortis à l’extérieur de la station, avertit Samuel.
— Ah !
Le professeur réfléchit à ce qu’il devait faire.
— Je suppose que je dois vous rappeler les consignes.
— Ce serait préférable, répondit Malvina avec sa voix de crécelle.
Monsieur Stoss se voulut rassurant :
— Aucune inquiétude à avoir. Mais vous feriez mieux d’enclencher vos semelles gravitationnelles pour le moment. Pensez bien à refaire le plein d’oxygène quand votre scaphandre vous l’indiquera. Ce n’est pas très compliqué, ajouta-t-il en voyant les visages se décomposer devant lui. Il suffit de se brancher sur l’une des bornes que l’on trouve un peu partout autour de la station. Par contre, faites attention à vos outils, s’il vous plait, j’insiste. Car tous les ans c’est la même chose : les élèves oublient une clef à molette ou un tournevis qui s’envolent, et quand un vaisseau rentre en collision avec, c’est moi que l’on vient voir pour chercher des explications.
Ils s’agglutinèrent les uns sur les autres devant la porte de sortie.
— Fermez l’écoutille interne, ordonna l’enseignant.
— Je n’y arrive pas, s’exaspéra Aaron. On est trop serré.
Il prit appui avec son pied pour tirer l’écoutille vers lui.
— On y va !
La porte extérieure coulissa.
— Un petit pas pour la femme, un grand pas pour l’humanité, cria Fanny dans son casque en sautant dehors.
— Venez tous là, ordonna monsieur Stoss, alors que les terriens posaient les pieds à l’extérieur de Gala.
Quelqu’un s’écria à l’aide. Toutes les têtes se levèrent ; c’était Malvina. Les pieds à trois mètres du sol, elle avait décollé et s’éloignait en hauteur.
— Redescendez, s’exaspéra monsieur Stoss. Utilisez votre tête.
— Je n’y arrive pas, je n’y arrive pas ! s’affola Malvina.
Elle paniqua et oublia comment activer son jet-pack.
— Attrapez ça, s’écria alors l’enseignant serein.
Comme un lanceur de javelot, il lança une longue tige métallique. La tige s’arrêta précisément à portée de mains de Malvina. Cette dernière la serra contre elle, enroulant ses jambes autour.
— Qu’est-ce que je fais maintenant ?
— Tenez-là bien et ne la lâchez pas, répondit monsieur Stoss.
Puis, tout en prenant son temps, il se tourna vers la classe :
— C’est le moment d’une petite démonstration.
— Mais monsieur, vous n’avez pas peur qu’elle s’envole trop loin ?
Malvina était désormais à dix mètres au-dessus de leur tête, ce qui n’affolait guère monsieur Stoss.
— Les combinaisons sont dotées d’un système de sécurité. Si votre camarade venait à dépasser une certaine limite, la station la ramènerait automatiquement au SAS de sécurité le plus proche. Pratique quand on perd connaissance. Maintenant regardez.
Il mit sa main en évidence.
— Vos gants ont été conçus pour travailler en apesanteur. Ils sont équipés d’électro-aimants capable d’attirer ou de repousser des objets métalliques à proximité. Il suffit de le vouloir, c’est très intuitif.
Il commença sa démonstration. La tige que serrait Malvina repartit dans le sens inverse, entrainant avec elle la jeune fille comme une sorcière sur un balai.
— C’est un petit coup de main à prendre, surtout pour régler la puissance, avertit le professeur Stoss. Mais c’est fort pratique pour récupérer ses outils quand on est en mission dans l’espace. Quant à vous, mademoiselle, vous avez oubliez d’activer vos semelles gravitationnelles et votre jet-pack. Donc forcément, on s’envole. Vous ne savez pas utiliser la combinaison ?
— On a des cours avec monsieur Antéklès, dirent Thésée et Aaron en chœur, trop heureux de faire fermer son caquet à Malvina.
— Vos gants servent aussi de lampe-torche, précisa l’enseignant.
Ils s’entrainèrent ensuite à déplacer des objets. Thésée et Aaron trouvèrent le moyen de se faire des passes avec une clé anglaise. Ils se l’envoyèrent de plus en plus loin.
— Je vois que l’on s’amuse bien ici ! réprimanda monsieur Stoss dans le dos de Thésée.
Ce dernier sursauta. Il manqua la clé envoyée par Aaron qui passa par-dessus son épaule et percuta la visière de l’enseignant.
— Désolé ! dit Thésée la mine déconfite.
Il chercha le soutien d’Aaron, car c’est lui qui avait lancé la clé, mais ce dernier s’était détourné et sifflotait les deux mains dans le dos. Il faisait semblant de s’intéresser à quelque chose d’autre.
Le reste de la séance se passa sans incident. Ils devaient redresser une antenne protonique d’une vingtaine de mètres. Elle s’était écroulée lors d’une collision avec le vaisseau-école d’un élève de deuxième année. Monsieur Stoss expliqua les démarches, et chacun s’affaira à sa tâche. Un des groupes s’occupait de brancher les câbles dans le bon ordre. Quant à l’autre groupe, il jouait avec le jet-pack de la Spirit pour visser quelques boulons sur la partie supérieure de l’antenne.
— On continuera la prochaine fois, précisa l’enseignant au bout de deux heures. Vous pouvez commencer à ranger votre matériel.
Mais personne ne se pressa. Thésée et Aaron en profitèrent pour s’envoler et jouer à chat sur l’antenne. Elvis s’était joint à eux.
— Mais vous avez quel âge ? se désespéra Eva.
La jeune fille avait particulièrement apprécié le cours et le faisait savoir.
— Pause, dit Aaron en s’asseyant en haut de l’antenne. J’ai la nausée.
Essoufflé, Thésée se joignit à lui. Antaria apparut en croissant de lune de l’autre côté de la station.
— Regarde, dit Thésée en pointant un objet lumineux loin dans le ciel. C’est le spatio-port militaire d’Antaria. Le portail ne doit pas être très loin.
— Je n’en sais rien, répondit Aaron, mais ça sonne et j’ai faim. J’irais bien à la cafète pour prendre un truc chaud.
Il se laissa tomber de vingt mètres et atterrit bruyamment à côté des filles. Thésée l’imita, et, d’un geste naturel, attira la caisse à outil oubliée en haut de l’antenne.
Le soir venu, les terriens profitèrent de leur temps libre pour aller se promener dans la station. Thésée n’avait qu’une image en tête. Il n’arrivait pas à détacher ses pensées de la fille au magnifique regard, obsédé par ses yeux « nébuleuses œil de chat », comme il les surnommait. Il suivait le groupe machinalement, jusqu’à ce qu’Aaron fasse remarquer qu’il était silencieux.
— Je pense au cours de madame Tétissanoma, mentit-il, ce qui lui valut les railleries ouvertes des autres.
Aaron n’était pas le mieux placé pour se moquer de l’assiduité de Thésée. Il passait ses cours de BCG (Biologie-Géologie-Cosmologique) à feuilleter un manuel sur les espèces animales extraterrestres. Il faut dire, pour sa défense, que l’interminable leçon d’introduction de madame Gastère, sur les différentes roches observables dans la ceinture d’astéroïde du système de Prétoria 32, n’avait pas captivé grand monde. L’enseignante parlait d’une voix ladre, ennuyeuse, et passer son temps à souffler sur une tasse de thé pour chasser les volutes de fumée.
Il commençait à se faire tard, et les couloirs de Gala-mère se vidaient peu à peu. Droïdes et hologrammes constituaient l’essentiel de l’animation. Le groupe des terriens marcha au hasard avant d’expérimenter un ascenseur magnétique sans cage qui faisait monter et descendre d’un simple bon à l’étage demandé. Il ne fallait pas avoir le vertige, notamment au moment de se jeter dans le vide pour descendre.
Ils finirent par s’assoir sur un banc au tout dernier étage de l’atrium. Tout était calme autour de la verrière.
— J’étais inscrite en option langue, expliquait Fanny à Samuel. J’ai des notions d’espagnole, et j’ai aussi étudié le latin et le grec. Je me débrouille pas mal. Ma mère m’a obligé. Elle est helléniste de formation.
— Le latin et le grec ? s’étonna Aaron en se grattant la saille du nez. Plus personne ne parle ni latin, ni grec.
— Vous n’avez plus besoin de vous casser la tête à apprendre des langues, intervint Nébulo. Les Babels sont-là pour ça.
— C’est vrai que monsieur Aaron est partisan du moindre effort, répondit le génius de Fanny en imitant Nébulo.
— Quelqu’un arrive, signala Eva.
Un bruit de botte résonnait dans le corridor adjacent. D’un pas pressé, une silhouette camouflée par un long manteau de cuir, le visage caché sous un berret, surgit devant eux. Ils reconnurent le capitaine Goodmeyers.
Les cinq terriens se turent. L’homme les effleura. Mais au moment de passer devant eux, il releva la tête, et comme s’il sortait de ses songes, surpris de voir qu’il était observé de près par cinq paires d’yeux, il les salua timidement :
— Bonsoir !
— Bonsoir, répondirent-ils en chœur.
Puis, le capitaine disparut au niveau de l’ascenseur magnétique, sa veste de cuir ondulant.
Les cinq terrières se dévisagèrent les uns et les autres, tout émoustillés.
— J’aurais pu le toucher, dit Aaron sans en revenir. Je levais le bras, et je le touchais.
— Il nous a parlé, ajouta Fanny la voix déformée par l’excitation.
— Il est trop mignon, ajouta Eva en révélant ses dents du bonheur par un sourire franc.
Thésée aussi était traversé par ce petit moment d’euphorie. Le capitaine Goodmeyers venait de leur adresser la parole, simplement, poliment, en toute modestie.
— Ce type m’a l’air humble, commenta Samuel.
— Prosper va être jaloux quand il va apprendre ça, ajouta Aaron.
Au même moment, un petit drone surgit à l’angle du couloir. Il ressemblait à une grosse mouche noire énervée. Thésée ne résista pas à la tentation, et machinalement, il l’attrapa en plein vol.
— Beau gosse ! charia Aaron, alors que le droïde vrombissait furieusement comme un frelon piégé dans sa poigne. Il agitait avec une telle rage ses ailes mécaniques que Thésée dut ouvrir la main pour ne pas se blesser. Le droïde fonça, furibond, par-dessus la rambarde et disparut à son tour. Quelques secondes après, un cri remplit l’atrium. Les cinq terriens se précipitèrent par-dessus la balustrade pour voir ce qu’il se passait. Un corps était étalé sur le sol, face contre terre, juste à côté de la plateforme d’atterrissage de l’ascenseur magnétique. Un groupe de curieux s’agglutinait déjà autour. Thésée reconnut immédiatement le manteau noir et la casquette : c’était le capitaine Goodmeyers !