La huitième merveille
— Vous vous êtes réveillez tôt !
Thésée ouvrit les yeux. Son génius était penché devant lui.
— Bien dormi ?
Les premiers rayons d’Antaria coloraient la chambre.
— Je voudrais me réveiller tranquillement, répondit Thésée.
Il n’aimait pas l’idée d’avoir en permanence une petite voix dans sa tête pour lui dire quoi faire. Depuis qu’il avait récupéré son Babel, Voxa ne l’avait pas quitté un seul instant. Il pouvait la voir, même si son hologramme n’était pas activé. Elle semblait en capacité d’entendre toutes ses pensées, ce qui, sur l’instant, ne l’enthousiasmait guère.
— Excusez-moi, répondit aussitôt Voxa comme si elle avait décrypté les désirs de Thésée.
Elle s’éclipsa pour ne plus le déranger.
Pour la première fois depuis longtemps, Thésée s’était réveillé motivé à l’idée d’aller en cours. Il n’était pas le seul, Aaron prenait déjà son petit déjeuner dans la cuisine. Il le repéra à l’écho croustillant des céréales qu’il broyait mollement, la mâchoire ruminante. Un filet de lait coulait par petites gouttes sous son menton.
— Je n’ai pas dormi, se confia-t-il. Je suis éclaté.
De grandes cernes violettes zombifiaient sa mine ahurie. Il avait passé toute la nuit à jouer avec Nébulo. Son farfadet de génius était d’ailleurs allongé sous la table et ronflait d’un nez d’ivrogne.
Le premier cours des terriens se déroulait dans le gymnase du troisième anneau-orbital. On pouvait lire, en caractère gras, sur l’emploi du temps distribué par Elénaïde: DAPA (Découverte des Activités Physiques Antigravitationnelles). Précautionneuse, Fanny opta pour un survêtement rose.
Ils se déplacèrent tous ensemble pour ne pas se perdre dans les nombreuses bifurcations de Gala. Heureusement, leur génius avaient une fonction GPS, et ils disposaient tous d’un plan en trois dimensions pour se guider dans la station.
L’enseignant, monsieur Antéklès, n’était pas seulement large d’épaule, avec des bras aussi volumineux que ses cuisses. Il avait aussi une proéminente barbe de bûcheron pour contrebalancer l’absence de pilosité crânienne. Sa tête était tellement lisse que les néons du gymnase s’y reflétaient.
Les terriens s’assirent en cercle autour de lui.
— L’un d’entre vous peut-il me dire de quoi il s’agit ?
Il parlait de la combinaison moulante qu’il avait revêtu. Il pivota sur lui-même pour que les élèves puissent l’observer sous toutes ses coutures. Fanny se pencha à l’oreille d’Eva. Les deux filles pouffèrent de rire. Il y avait, dans l’affaire, une histoire de fessier bien musclé.
— Une combinaison ! répondit le jeune Elvis avec un sourire de publicité pour dentifrice.
Elvis était, de tous les terriens présents, le plus jeune. Il avait sauté une classe.
— Oui, confirma le professeur, mais ce n’est pas n’importe quelle combinaison. Ceci, mes jeunes amis, sera votre seconde peau pendant la plus grande partie de votre séjour ici. Pourquoi ? Parce que dans le vide de l’espace, tout corps garde un mouvement rectiligne uniforme s’il n’est pas soumis à une force contraire. La Spirite (la combinaison) est équipée d’une batterie à propulseurs nanotechnologiques facile d’utilisation grâce à la mécaconscience.
La leçon sur les lois du vide dura cinq minutes, leçon que monsieur Antéklès acheva rapidement au prétexte qu’on apprenait mieux en pratiquant qu’en écoutant :
— Toute la théorie, dit-il, est déjà contenue dans la pratique.
Thésée reçut une belle combinaison bleue et noire. Elle était très souple et se portait comme un collant.
— Pourquoi la mienne est jaune ? se plaignit Aaron quand ils se regroupèrent au centre du gymnase.
Un filet de sécurité quadrillait les murs.
Monsieur Antéklès désactiva la gravitation de la salle.
— Dispersez-vous ! encouragea l’enseignant alors que Thésée vit ses camarades s’élever dans les airs. Utilisez l’espace à votre disposition. Fixez l’endroit où vous voulez aller !
Aaron décolla comme une comète. Il fallut l’extirper, dix secondes plus tard, du filet de protection dans lequel il s’était coincé la tête.
Le professeur s’écria :
— Prenez le temps, laissez les sensations venir à vous. Vous ne devez faire plus qu’un avec la combinaison, elle est votre seconde peau.
Thésée adopta rapidement la combinaison. La Spirite était légère, souple, elle épousait parfaitement les formes de son corps. Il s’envola à hauteur d’Aaron et en profita pour le chambrer en traçant des cercles autour.
En bas, Elvis s’était lancé dans un concours de saltos avec Fanny et Eva. Il tournoyait sur lui-même, les bras et les jambes écartés tel une hélice. Il paniqua :
— Je n’arrive pas à m’arrêter !
L’enseignant l’empoigna par le mollet.
— Pouvez-vous me remettre dans le bon sens ? supplia poliment Elvis.
— En apesanteur, répondit l’enseignant, le bon sens est la chose la mieux partagée du monde !
Quant à la malheureuse Malvina, prise d’un malaise, elle dégurgita son repas.
— Beurk ! Dégoutant !
Aaron était écœuré. Il n’avait pas vu la galette de grumeau flotter au milieu du gymnase. Il s’était précipité dedans, la tête en avant, comme une torpille lancée à pleine balle, alors qu’il faisait la course avec Thésée.
— Tu voles comme un oiseau de proie, se moqua Thésée, mais tu n’as pas l’œil du faucon.
— La prochaine fois, expliqua monsieur Antéklès en réactivant la gravitation du gymnase, je vous montrerais comment on se déplace en apesanteur sans combinaison.
Aaron était déjà parti se doucher.
Ensuite, ils eurent le droit à leur premier cours d’Histoire de l’Univers Connu. L’enseignante, madame Phi-161, était une intelligence artificielle dont l’hologramme prenait l’apparence d’une vieille dame rabougrie et au chignon sévère. Elle aimait rappeler que les humains avaient des capacités cérébrales limitées.
— Quant à votre remarque, monsieur Pierce, sachez que je j’entends tout ce qui se murmure dans cette classe.
Aaron se ramassa dans son fauteuil, enfonçant sa tête dans ses épaules pour se faire le plus petit possible.
— Pssst ! C’était quoi la blague ? demanda Eva curieuse.
Il fit le sourd d’oreille, madame Phi-161 poursuivit :
— La bibliothèque encyclopédique d’où je tire mes connaissances dispose de plusieurs centaines de millions d’années d’archives cumulées. Aucun esprit biologique n’est en mesure de traiter une telle quantité d’informations. Je suis programmée pour transmettre une somme de connaissances adaptées aux capacités cognitives limitées de mes interlocuteurs, car je dispose d’une puissance de calcul supérieure.
Fanny bailla en se massant les tempes. A côté, droit sur son siège, Samuel recopiait assidument la leçon. Ses doigts parcouraient son clavier avec la virtuosité d’un pianiste. Il n’avait pas besoin de baisser les yeux pour voir ce qu’il faisait, c’était une véritable machine à écrire.
— Pour ce qui est de la découverte de la Terre, nous devons l’inscrire dans son contexte géospatiale.
Madame Phi-161 projeta des schémas tout autour d’eux :
— La colonie terrienne se situe au confins d’une galaxie que les terriens ont surnommé la Voie-Lactée. La Voie-Lactée se trouve à plusieurs milliards d’année-lumière de la civilisation Mèréenne.
— Plusieurs milliards d’année-lumière ! s’exclama soudainement Aaron comme si cette information piquait ses connaissances.
— Exactement ! répondit madame Phi-161. Il est tout à fait impossible de rejoindre la Terre depuis le système d’Archytas par des moyens conventionnels. Le portail multidimensionnel est l’unique technologique en mesure de vous faire voyager d’un bout à l’autre de l’univers en court-circuitant les dimensions spatio-temporelles.
— Et la vitesse lumière ? demanda Aaron.
— Elle ne résoudrait pas le problème, répondit directement madame Phi-161. L’univers est trop grand, et son étendu ne se limite pas à la diversité de vos perceptions sensorielles. Mais je ne voudrai pas m’attarder sur ce sujet que l’on réserve habituellement aux étudiants de troisième année qui suivent la spécialité Astrohistoire.
— Vous parlez du système d’Archytas ? coupa sèchement Samuel, ce qui fit ricaner Aaron. C’est quoi ? Une étoile ?
— Exactement ! répondit l’enseignante toujours sur le même ton. Le système d’Archytas est le berceau de la civilisation Mèréenne.
Un système solaire se mit à tourbillonner tout autour de la classe. En son centre, l’étoile d’Archytas. Thésée attrapa une des planètes pour en lire la description.
— Il y a deux planètes sur la même orbite ? s’étonna Fanny après avoir observé attentivement la révolution des astres.
— Exactement ! Et toutes deux sont habitables. La première planète est la planète Mère. C’est la planète d’origine des mèriens. Sa sœur jumelle, Paira, est légèrement moins grande. Et comme l’a constaté votre camarade, Mère et Paira ont pour particularité de graviter sur la même orbite, et ce de manière parfaitement symétrique. Ce phénomène très rare s’appelle une révolution miroir. Ce qui signifie qu’on ne peut jamais voir l’autre planète depuis sa jumelle. Les mèriens ont été les premiers à découvrir la planète sœur.
— Et Antaria ? demanda Eva. J’ai entendu dire que c’était une étoile solitaire. Cela veut dire quoi ?
— Cela veut dire qu’Antaria n’appartient à aucun réseau d’étoile, ni à aucune galaxie. Elle vagabonde seule au milieu de l’espace avec ses huit planètes. Notez, aucune de ces planètes n’est habitable en surface. Vous ne pouvez venir ici qu’en traversant le portail, et par aucun autre moyen connu. C’est pourquoi le portail est extrêmement bien protégé. Gala est la station la plus surveillée de tout l’univers.
— D’accord ! s’exclama Thésée, mais vous avez dit qu’il était improbable de rejoindre notre planère par des moyens classiques. Alors, comment les extraterrestres ont-ils découvert la Terre ? Il faut bien que quelqu’un ait construit le portail du soleil ?
— Les extraterrestres ? s’étonna madame Phi-161. Vous voulez parler des mèriens ? Ils ont redécouvert votre planète en activant le portail.
— Ce qui veut dire qu’il y avait déjà un portail sur terre ! objecta Thésée en pensant que l’enseignante ne faisait que décaler la problématique.
Mais cette dernière répondit :
— Exactement ! On est à peu près sûr que le portail du soleil a été construit par les Atlantes il y a fort longtemps.
— Les Atlantes ?
— J’en ai entendu parler ! dit Aaron content de savoir quelque chose.
— C’est la civilisation des grands ingénieurs créateurs d’étoiles, précisa madame Phi-161.
— Ils ont disparu ?
— Leur planète d’origine s’est faite engloutir par l’explosion d’une supernova. Nous ne savons pas quand cela s’est passé, ni où, mais nous savons que cela a eu lieu. C’est pourquoi la redécouverte de la Terre fut un évènement historique majeure, car certains historiens supposent que les terriens sont les derniers descendants des Atlantes. On sait qu’un vaisseau d’exploration intergalactique est rentré en collision avec votre planète il y a environ soixante-cinq millions d’années terriennes. Les archéocosmologues pensent qu’il s’agissait d’un vaisseau Atlante qui avait pour but d’établir une nouvelle colonie sur votre planète.
L’enseignante fit une petite pause pour laisser le temps aux élèves de prendre des notes.
— Toutefois, reprit-elle, les premières études introspectives de la Voie-Lactée n’ont pas permis de relever d’autres traces de vies à proximité de la planète Terre.
— Combien de portails existe-t-il ? demanda Samuel.
— Un nombre tenu secret pour la sécurité des nouvelles colonies. Vous connaissez déjà le portail d’Antaria. On peut citer le portail des Télucides, celui qui fait la jonction avec la planète Air ; ainsi que le portail d’Archytas pour rejoindre Mère et Paira. Sans oublier le portail du Soleil.
La sonnerie retentit.
— La prochaine fois, avertit madame Phi-161, nous aborderons la première guerre Archytienne qui opposa les mèriens aux pairiens.
Thésée et Aaron quittèrent la classe sans donner le temps à l’enseignante de terminer sa phrase. D’un seul coup d’œil, il s’était spontanément compris.
— Vous allez-où ? s’écria Fanny.
— Dans la cour !
— Attendez-nous !
Fanny, Samuel et Eva se jetèrent à leurs trousses.
Aaron arriva le premier. Il se propulsa d’un coup sec et traversa la cour comme une fusée. Il s’écrasa brutalement sur la grande vitre du fond.
Thésée fut plus prudent et y alla progressivement. Surtout qu’il était occupé à scruter les coins et recoins de la cours dans l’espoir d’apercevoir l’étudiante à la mèche violette. Hélas, elle n’était pas là.
Un des joueurs de foot se rapprocha d’Aaron et s’assura s’il allait bien.
— Tu t’es bien cogné, dit-il en désignant la vitre.
Il déroula une corde fixée au mur. Les cinq terriens purent s’agripper, comme cinq appâts au bout d’une ligne lors d’une pêche au hareng.
— Vous verrez, on s’y fait vite. Vous allez avoir des cours pour apprendre à vous déplacer.
— On a déjà commencé, glapit Fanny.
Elle s’entortillait frénétiquement l’index dans les cheveux.
— Vous êtes terriens ? s’enthousiasma le garçon. On n’en voit pas souvent dans le coin.
Il se présenta :
— Je m’appelle Prosper. Je suis originaire de la planète Air.
Il dévisageait Fanny d’un œil pétillant.
— Air ! drôle de nom pour une planète, marmonna Aaron.
Eva lui fit les gros yeux pour lui faire signe de se taire. Mais Prosper répondit :
— Bah, ce n’est pas plus débile que Terre !
— Oui, essaya de se rattraper Aaron, c’est ce que je voulais dire.
Prosper rigola. Il renvoya la balle à son compère dont les signes d’impatience se faisaient entendre depuis l’autre bout de la cour. Il ajouta :
— Mon pote m’attend. Mais si je peux vous aider pour quoi que ce soit, demandez-moi, vous me retrouverez facilement sur le Serveur de Gala. Il n’y a qu’un Prosper dans toute la station.
Fanny gloussa :
— Pas de souci, c’est vraiment sympa.
Le garçon partagea un clin d’œil et s’éloigna en bondissant. Il traversa la cour comme une sauterelle et, à la différence d’Aaron, il se réceptionna gracieusement.
Aaron maugréa :
— Comment il te relookait !
— Mais pas du tout, répondit Fanny.
— Mais si, grave, ajouta Eva dont la touffe de cheveux ondulait comme les serpents de Médusa.
Thésée se décida enfin à plonger dans la cour, comme on plonge, la première fois, dans le grand bain, sans bouée ni brassard. Il adorait déjà cet endroit.
Plus tard, alors qu’il était sur le point de se coucher, Voxa sollicita poliment son hôte :
— Je peux vous dire quelque chose ? C’est à propos de la conversation que nous avons eu hier soir.
— Quelle conversation ?
— J’ai retrouvé le nom de votre mère.
Le cœur de Thésée bondit dans sa poitrine.
— Tu veux dire que ma mère était élève ici ?
— Je ne peux pas le confirmer, avoua Voxa. Je n’ai pas accès aux dossiers d’élèves. Mais en recroisant les données dont dispose le Serveur de Gala, j’ai retrouvé la trace d’une certaine Meryl Joshua, résidente de la Terre, comme votre maman.
La face du génius s’illumina, elle était heureuse d’apporter une information susceptible de plaire à Thésée.
— Et qu’est-ce que ça dit ?
— Son nom est mentionné dans les archives du Mémorial des morts et disparus. Ça ne dit rien de plus.
Le souffle chaud qui avait ravivé, un temps l’espoir dans la poitrine de Thésée, se refroidit aussitôt. Il observa Voxa. Elle affichait un sourire niais et ridicule. Il songea à l’absurdité de la situation. Et comme Voxa avait entendu sa pensée, elle dit :
— Je suis navré si cela vous attriste. Je ne sais pas encore bien lire vos émotions. Votre humeur change constamment, et je constate qu’elle n’est pas toujours en adéquation avec vos pensées.
Thésée se crispa. Il venait de réaliser un truc.
— Tu entends tout ce que je pense ? Sans arrêt ?
— Seulement les pensées que vous formulez clairement et distinctement. Je ne comprends pas les pensées brouillonnes.
Thésée s’insurgea :
— Mais je ne veux pas que tu entendes tous ce que je pense, ce sont mes pensées !
— Vos pensées vous appartiennent, répondit Voxa. Je ne vous juge pas. Je ferai attention à ne pas franchir le seuil de votre intimité.
Thésée n’était pas rassuré quant à la limite du seuil.
— L’artificialité de mon être m’empêche de vous juger, ajouta Voxa. J’associe des traits comportementaux à des sentiments, et je réagis en fonction de ma programmation.
Thésée ne voulait pas s’embrouiller avec son génius. Mais à l’évidence, Voxa n’y connaissait rien en sentiment et manquait d’empathie. Ce n’était qu’une machine.
— Vous avez raison, dit Voxa. Je peux définir les termes, analyser des comportements, associer des causes et des effets, mais je n’ai pas le privilège de ressentir des émotions.
Thésée se demanda s’il ne l’envirait pas un peu.
— De toute façon, dit-il pour clore la discussion, ça ne change rien au fin fond de l’histoire.
Cela faisait quatorze ans que sa mère était morte. En quatorze ans, il avait eu le temps d’apprendre à vivre avec sa tristesse. Pourtant, très souvent, pour ne pas dire chaque semaine, il rêvait d’elle. Il était de nouveau le petit garçon d’autrefois. Et alors, toutes ces années, depuis le drame, étaient effacées d’un trait.