La huitième merveille
Quand Thésée se réveilla, il lui fallut plusieurs secondes pour se remettre les idées en place. Il s’étonna d’abord parce qu’il ne retrouvait pas la fenêtre de sa chambre d’enfance, ni les maquettes de vaisseaux accrochées au plafond, avant de se souvenir qu’il n’était plus sur Terre. Il n’avait pas rêvé.
Il se retourna dans son matelas gélatineux. Antaria avait disparu dans l’autre versant de la station. Il put contempler un magnifique ciel étoilé. Pourtant, contrairement au ciel nocturne qu’il avait coutume d’observer depuis son banc, dans le square, les étoiles étaient, vues d’ici, très dispersées, comme éloignées les unes des autres, un peu rares.
Il retrouva Fanny et Aaron dans le salon du dortoir. La jeune fille avait revêtu une élégante robe blanche avec pour motifs des feuilles d’oliviers et des mésanges bleues. Aaron, taquin, la chambrait :
— J’ai hâte de te voir en apesanteur.
— Puceau en chaleurs ! répliqua la jeune fille sans vergogne.
Son large sourire révéla deux incisives d’écureuil satisfait. Fanny avait du caractère, elle n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. C’était sa manière de faire comprendre à Aaron qu’elle n’hésiterait pas à le recadrer dès qu’il franchirait les bornes. D’ailleurs, Aaron ne s’attendait pas à être mouché de la sorte :
— Qu’est-ce que tu en sais ? pesta-t-il en se cachant derrière les mèches de ses cheveux. J’ai peut-être une copine sur Terre.
— Je m’inquièterais pour ton couple, répondit sèchement Fanny. Parce que les relations longues distances ne sont pas faciles à gérer.
Les terriens devaient passer la journée en compagnie de mademoiselle Misse. Celle-ci les attendait devant les téléporteurs de la zone 3-52. Elle souriait de bonne humeur, tenant fermement sa tablette contre sa poitrine.
— Cette robe te va bien, dit-elle à Fanny.
Cette dernière tira une langue narquoise en direction d’Aaron. Mademoiselle Misse reprit :
— Ce matin, programme chargé. On va commencer par la visite médicale.
— J’espère qu’il n’y aura pas de piqure, dit Malvina.
— Surprise !
La tutrice resta volontairement évasive.
Aaron se pencha à l’oreille de Thésée pour raconter une méchanceté sur Malvina :
— J’espère qu’ils ont un bon coiffeur pour caniche dans l’espace.
Thésée lorgna vers la jeune fille. Elle avait d’épais cheveux roulés boucles. Ils étaient emmêlés autour de ses oreilles. La pauvre avait un visage boutonneux. Des plaques rouges traçaient des crevasses sur son front, passaient par ses joues, et descendaient sur son cou ; traçant les cicatrices d’une acné sévère pas tout à fait terminée.
— On va faire un détour par la Cour, expliqua mademoiselle Misse. Puis nous irons au Laboratoire.
Ils se téléportèrent sur le premier anneau-orbital en suivant les instructions de la tutrice.
La classe s’engouffra dans un large corridor circulaire beignée d’une lueur cendrée. Mademoiselle Misse les invita à poursuivre dans un tunnel d’aquarium, à la différence que les fonds marins étaient remplacés par l’espace abyssal. Ils s’arrêtèrent trente secondes pour apprécier le gigantisme de la station.
— Gala-mère ! expliqua mademoiselle Misse en désignant la structure centrale.
Depuis le premier anneau, on discernait à peine les hauteurs de la station.
Les huit anneaux-orbitaux gravitaient dans les environs de l’immense sphère inférieure de Gala-mère.
Samuel résuma d’un mot :
— Magnifique !
Une seconde sphère, plus petite et moins volumineuse que la première, rompait la ligne droite de la structure. Quant à la passerelle, elle s’allongeait sur une centaine de mètres et se remplissait d’étudiants venus admirer le paysage.
— Voici la Cour ! annonça mademoiselle Misse en arrêtant son groupe de l’autre côté de la passerelle.
Elle désigna un grand gymnase lumineux. Les terriens se collèrent comme des mouches sur les vitres pour observer le spectacle. Des étudiants lévitaient en l’air au milieu de la salle. Quelques-uns discutaient la tête en bas, d’autres se renvoyaient une balle en bondissant de mur en mur. Plusieurs étaient accrochés sur les rebords, agrippés à des cordes. Ils flottaient comme des nageurs.
— Ils sont en apesanteur ! s’exclama Aaron des lucioles pleins les yeux.
— Si j’avais su, j’aurais mis un pantalon, dit Fanny en se pinçant les lèvres.
Mademoiselle Misse réclama l’attention :
— Ecoutez bien ce que j’ai à dire ! Vous pouvez venir ici quand vous avez du temps libre, par contre, il y a deux/trois choses à respecter…
Thésée observait un groupe de filles. Toutes portaient une combinaison. Elles papotaient à une dizaine de mètres de la vitre. Leurs chevelures s’éparpillaient dans tous les sens comme les tentacules d’un poulpe. Elles se déplaçaient librement dans l’espace comme des poissons dans l’eau.
— … les premiers qui ne respecteront pas le règlement seront tout bonnement interdits de Cour. Est-ce clair ?
— Oui, répétèrent les terriens en cœur.
— On continue la visite.
— On n’y rentre même pas ? s’insurgea Aaron.
Mademoiselle Misse le défia du regard :
— Tu n’as pas écouté ce que je viens de dire !
— Si ! mentit bêtement Aaron.
— Alors pourquoi poses-tu la question ?
Aaron attendit qu’elle s’éloigne pour demander à Thésée :
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Thésée haussa des épaules. Il ne savait pas non plus. Samuel vint à sa rescousse :
— Faut attendre la formation de demain matin.
Le groupe de filles en profita pour s’extirper par le sas de la Cour.
— A votre avis, murmura Aaron, terriennes ou aliènes ?
Samuel lui suggéra de leur demander directement, mais quand ils frôlèrent le groupe, Aaron baissa les yeux.
— Elles sont trop belles ! chuchota Fanny à l’oreille d’Eva.
Eva confirma d’un soubresaut de sourcils. Aaron donna une petite tape amicale sur l’épaule de Thésée :
— Bon, dit-il, l’objectif de l’année : sortir avec une aliène.
Thésée avait déjà bien du mal avec les terriennes, alors avec une aliène, c’était inimaginable.
Il ne put s’empêcher de croiser le regard de l’une d’entre-elles. Elle avait de magnifiques pupilles lilas ; de véritables nébuleuses, comme celle que l’on appelle « œil de chat ». Elles étaient mises en relief par l’abime noir de ses iris. Il y brillait, en leur centre, un point infiniment doux. Thésée tomba immédiatement sous le charme, transpercé par l’extravagance de ces yeux d’une profondeur infinie.
Des cheveux bruns et fins encadraient parfaitement le visage d’albâtre de la jeune femme, et une tresse violette descendait en torsade sous son menton blanc.
La fille soutint le regard de Thésée. Quand il le réalisa, trop tard, il sursauta et pirouetta maladroitement sur lui-même. Il entendit le groupe de filles glousser dans son dos, mais il ne comprit rien à ce qu’elles disaient. Elles parlaient dans une langue inconnue. Pire, elles semblaient converser entre-elles avec des langues aux sonorités différentes. Il soupira profondément : il était nul en langues étrangères.
La classe passa devant un escalier où des panneaux holographiques indiquaient : Laboratoire d’analyse E-1, Centre de clonage E-2, Morgue E-3. Un groupe d’élèves défilait bruyamment dans l’escalier, les blouses blanches battants les talons. Quelques-uns filaient à toutes allures sur des overboards magnétiques.
Mademoiselle Misse les emmena au Centre de contrôle d’implantation cérébrale en E-1. Deux médecins les attendaient.
— Vous êtes le groupe de terriens ? demanda l’homme en consultant son planning.
Il avait un drôle d’accent, un front proéminent, et les verres de ses lunettes doublaient la taille de ses yeux.
— C’est exact ! confirma mademoiselle Misse.
— Le médecin compta les élèves d’une voix lasse. La journée venait de commencer, et il en avait déjà marre. Il se retourna vers sa jeune collègue :
— J’en prend six. Rappel, dans l’ordre : contrôle génétiquo-nucléide, analyse biométrique, et quand tout est fait, greffage de l’Âme à la glande pinéale par implantation laser.
La classe se sépara en deux. Par chance, Thésée suivit la docteure. Son sourire bienveillant était de loin plus sympathique que le faciès ronchon et nonchalant de l’homme.
— Vous passerez un par un, précisa-elle.
L’auscultation durait dix bonnes minutes. Quand vint son tour, Thésée entra dans un cabinet bondé de machines complexes et alambiquées. Elles ressemblaient plus à des engins de torture qu’à des appareils médicaux. Il songea à la tête qu’avait dû faire la pauvre Malvina en voyant cela.
— Thésée London, c’est bien ça ? demanda la docteure.
Il acquiesça.
— Pas d’inquiétude, tout va bien se passer.
La formule ne le rassura pas, mais il se laissa guider :
— Mets-toi devant le scanner. Ok nickel ! On en profite pour contrôler la taille et le poids. Bien ! Maintenant, tu vas poser le bout de ton doigt là-dessus ; c’est ça ; attention ; ça picote un peu. Super ! J’ai juste prélevé une goutte de sang. L’ordinateur va faire une analyse ADN et envoyer les résultats au Serveur Central de Gala. Mets-toi là si tu veux…
Elle le poussa part l’épaule.
— Ça sert à quoi ? demanda-t-il.
La docteure restait figée derrières un tableau d’analyses indéchiffrables.
— On répertorie ton programme génétique.
— Pourquoi faire ?
Elle dénia enfin relever la tête.
— Pour plein de choses. Suppose que tu perdes un bras ou une jambe lors d’un accident en cours. Ni une ni deux, on déclenche le processus de clonage accéléré, et on te remplace le membre lésé. C’est très efficace et ça évite l’androïsation. Le naturel est plus joli que l’artificiel, surtout chez les humains, non ? Tu en penses quoi ?
Et sans attendre de réponse, son siège lévita vers une autre machine. Elle invita Thésée à la rejoindre :
— Maintenant que toute tes données sont paramétrées dans le Cerveau de Gala, je vais pouvoir implanter ton Âme.
— Mon Âme ?
Thésée commençait sérieusement à s’inquiéter. La spécialiste le poussa gentiment par la poitrine et le força à s’adosser contre une plaque en aluminium.
— Ne t’inquiète pas, tout est normal. On va faire une greffe laser par miniaturisation.
Un anneau métallique se referma autour de son cou, et un autre autour de son front.
— Ne bouge-pas, répéta le médecin calmement.
Ses yeux étaient toujours rivés sur l’écran où s’affichait un tas d’informations indescriptibles. Thésée vit son portrait s’afficher. Puis, un scanner blanc et noir pivota lentement autour de lui. Son front fut pris pour cible par un laser vert.
L’oculus du laser s’élargit ; la pointe d’une aiguille lui tamponna la nuque.
Puis les anneaux se déverrouillèrent.
— Tu es libre, au prochain !
Thésée rejoignit ses camarades en se massant le cou.
— Quelle brute ! se plaignit Aaron en sortant à son tour du cabinet. J’ai l’impression d’avoir été traité comme du bétail !
— C’est pour ta santé, répondit tranquillement Eva.
— Comme si tu savais de quoi tu parlais, babilla Aaron.
— Tout s’est bien passé ? demanda mademoiselle Misse en les rejoignant un mug en main.
— C’était quoi ce truc dans la nuque ? demanda Fanny, partageant la préoccupation du groupe.
Un large sourire gonfla les timides pommettes de la tutrice. Elle souffla sur sa tasse et expliqua :
— On vous a implanté votre Âme. Grace à elle, vous êtes désormais reliés à la station.
— Notre Âme ?
— Oui, votre Âme. C’est une puce pinéale, de la nanotechnologie. Cela va vous faciliter la vie. L’essentiel de la technologie à bord de Gala repose sur une communion immédiate entre l’intelligence artificielle et les capacités cérébrales des individus. On parle de la technologie de la communion cérébrale, ou plus simplement, de la mécaconscience.
— Je n’ai pas compris, intervient un camarade qui s’appelait Elvis et auquel Thésée n’avait pas encore parlé. C’est quoi notre Âme ?
— C’est la petite puce qu’on t’a injecté dans la tête, répéta Eva.
— Exacte, reprit mademoiselle Misse. C’est par elle que s’opère la transmission de vos informations cérébrales vers le cerveau de Gala, et vice versa. D’ailleurs, ça fonctionne de pair avec ceci !
Elle plongea sa main dans une poche pour en ressortir une montre à gousset métallique chichement décorée. Thésée reconnut une montre similaire à celle que portait monsieur Dalembert.
— C’est votre cadeau de bienvenue, expliqua mademoiselle Misse en présentant fièrement l’objet. On appelle ça une Babel.
Mademoiselle Misse activa sa montre Babel. L’hologramme d’une jeune fille flotta en l’air. Elle tenait un ballon.
— Je vous présente Katie, c’est mon génius.
— Bonjour, dit l’hologramme. Comment allez-vous ce matin ? La visite médicale s’est-elle bien passée ?
— Très bien Katie. Mais nos nouveaux élèves se posent beaucoup de questions. J’étais justement en train de leur expliquer que tu étais-là pour les aider. Peux-tu préciser tes fonctions ?
— Bien sûr Elénaïde. Je suis une IA traductrice de langue. J’ai été conçu dans l’optique de favoriser le partage lors des rencontres multi-civilisationnelles à bord de la station.
— Autrement-dit, compléta mademoiselle Misse, vous n’aurez pas besoin d’apprendre toutes les langues de tous les peuples qui grouillent sur Gala. Votre Babel les traduira instantanément dans votre conscience.
— On dénombre plus de cinq cent langues à bord de Gala, précisa Katie.
— Sans traduction instantanée, on s’y perd.
— Vous voulez dire, s’enthousiasma Aaron en fixant Fanny, que je vais savoir parler français ?
— Toi non, répondit Fanny, mais ce truc le fera à ta place.
— Si j’avais eu ça lors de mes oraux !
Mademoiselle Misse récupéra l’attention :
— Je vous propose d’aller chercher vos Babel chez l’Horloger.
Les terriens emboitèrent le pas de leur tutrice et franchirent un portail en direction de Gala-mère.
Ils traversèrent un hall très haut de plafond. C’était l’Atrium.
Les élèves s’émerveillèrent devant l’immense verrière qui obligeait à se tordre le cou. On distinguait parfaitement, à l’extérieur, les huit anneaux-orbitaux de Gala. Mais ils n’avaient pas encore aperçu la lueur d’Antaria, car l’étoile était de l’autre côté de la station.
Du côté intérieur, des galeries se dressaient sur plusieurs étages. Elles n’étaient pas sans rappeler les luxurieuses loges dorées d’un opéra italien.
Mademoiselle Misse bifurqua par un escalier de marbre. L’escalier s’ouvrait en éventail dans une vaste salle lumineuse surmontée d’une coupole. Tout autour, un péristyle abritait de nombreux commerces. Des étudiants, assis à la terrasse d’un café, sirotaient leur jus le nez en l’air, attentifs à l’impressionnante baleine qui volait paisiblement sous le dôme. La baleine plongea vers le sol et frôla les terriens avant de disparaitre par l’ouverture du grand escalier.
— Vous venez de rencontrez Moby, notre mascotte, précisa la tutrice en désignant le cétacé volant.
Ils s’arrêtèrent à la devanture d’un magasin de montres. Discrète, la boutique était dissimulée par une colonne. Au son de la cloche, l’homme derrière le comptoir releva le nez :
— Mademoiselle Misse ! Je vous attendais.
Des centaines de montres Babel étaient exposées sur des présentoirs de velours.
Le commerçant les invita à rentrer. Une étroite et sévère redingote mauve-vermillon lui serrait le cou et la mâchoire. Il portait une drôle de moustache grise effilée. Elle remontait en crochets vers la pointe de son nez. Son front en coupole sur son crâne proéminant était cerné par une couronne de cheveux raides et drus.
— Je vous présente monsieur Stradivarius, dit mademoiselle Misse. Monsieur Stradivarius est l’Horloger de la station.
— Le seul, l’unique, ajouta le grand homme en se redressant.
Il roula sa moustache du bout des doigts.
— Les élèves sont venus récupérer leurs Babel, précisa la tutrice.
L’Horloger parcourut la classe d’un œil perçant.
— Ils vous attendent. Je les ai vérifiés moi-même.
Il contourna son comptoir et s’assit près d’un établi où trainaient tournevis, vise, et de minuscules écrous capables de se coincer sous les ongles. Un droïde s’appliquait à assembler des rouages si minuscules qu’il fallait suivre l’opération à travers un écran grossissant. Monsieur Stradivarius déposa une dizaine de boites en velours devant eux.
— Nous n’avons plus qu’à les synchroniser avec Gala, dit-il en activant un écran holographique. On commence par le beau gosse. Jeune homme, à vous.
Il s’adressait à Thésée.
La classe pouffa de rire, Thésée s’empourpra. L’Horloger ouvrit le coffret qui lui était assigné et présenta la montre Babel. C’était une jolie montre noire. Ciselé sur la coque, un oiseau doré déployait ses ailes enflammées.
— Un phénix, commenta monsieur Stradivarius à voix haute.
— C’est vous qui les fabriquez ? demanda Thésée.
L’homme détourna les yeux de l’hologramme, retira l’artefact de son coffret et le posa délicatement dans la paume de sa main.
— Je supervise la production, se contenta-t-il de répondre.
Il s’équipa d’un monocle grossissant, et, comme s’il avait lu dans les pensées de Thésée, il ajouta :
— La vôtre est particulièrement réussie.
Puis il ordonna :
— Activez-le pour voir !
Thésée chercha le bouton on/off.
— Allons, par la pensée, précisa monsieur Stradivarius.
— Par la pensée ?
L’homme se redressa sur sa chaise.
— Vous ne savez pas ce que veut dire penser ?
Thésée n’eut pas le temps de répondre qu’Aaron s’écria :
— Pour ça, faudrait déjà qu’il retrouve son cerveau !
La classe ricana. Thésée le maudit intérieurement.
— Alors, une fois que vous aurez retrouvé votre cerveau, dit monsieur Stradivarius, pensez ! Pensez que vous voulez activer votre Babel. Vous n’êtes pas obligé de vous focaliser dessus, ajouta-t-il en voyant que Thésée était concentré sur son artefact. Même dans votre poche cela doit fonctionner.
Thésée pensa simplement à activer son Babel. Une jeune fille rousse au nez pointue se matérialisa devant lui.
— Parfait, dit monsieur Stradivarius, parfait. Voici votre génius.
Puis, s’adressant à l’hologramme, il demanda :
— Mademoiselle ! A qui avons-nous l’honneur ?
— Bonjour monsieur Stradivarius, bonjour Thésée London. Je m’appelle Voxa. Comment puis-je vous être utile ?
A la première seconde où Voxa s’était matérialisée, Thésée avait ressenti une intime proximité avec elle. C’était un sentiment étrange qu’il ne pouvait pas expliquer, mais elle était-là, dans sa tête, et communiait avec ses pensées.
— Très bien, dit monsieur Stradivarius. Thésée, Voxa sera votre nouvelle meilleure amie. Vous aurez tout le temps de faire les présentations plus tard.
Thésée laissa son siège à un camarade. Voxa l’accompagna sans faire de bruit. Chacun était pressé de récupérer son génius.
La Babel d’Aaron avait pour hologramme un farfadet très bavard. Il s’appelait Nébulo et n’avait pas sa langue dans sa poche. Fanny, elle, fut très fière de la rose rouge qui décorait la coque de sa montre. Quant à son génius, c’était un serpent à deux têtes prénommées Lux et Nox.
— Ça va avec sa langue de vipère, se moqua en catimini le génius d’Aaron comme s’il traduisait la pensée de son propriétaire.
Le serpent de Fanny siffla bruyamment sous le nez du farfadet qui plongea aussitôt et disparut.
— Chochotte, ajouta le serpent, alors qu’on voyait le gros nez rouge inquiet de Nébulo dépasser en reniflant le sol tel un aileron la surface de l’eau.
Quand tout le monde eut fait la connaissance de son génius, monsieur Stradivarius les raccompagna à la porte de son atelier en les saluant chaleureusement. Le groupe repassa devant les tables où des étudiants sirotaient la tête en l’air. Thésée prêta l’oreille :
— Ma classe ne reprend les cours que demain, disait l’un d’en eux à ses camarades. Et vous savez qui j’ai en Espionnage ? Charron !
— Jamais eu, mais à ce qu’il parait elle est bien.
— Tu rigoles, j’ai entendu dire qu’elle avait fait une expérience de mort imminente avec un élève, et que ça s’est mal passé.
— En tout cas, les nouveaux ont l’air plus stupides chaque année. Je ne sais pas où ils vont les chercher.
— Je crois que ce sont des terriens.
— Des terriens !
L’élève s’étrangla.
Mademoiselle Misse invita son groupe dans un grand amphithéâtre accolé à la salle du dôme. Un brouha infernal s’élevait des gradins où étaient déjà installés des centaines d’élèves.
— Vos futurs professeurs, précisa la tutrice en désignant les adultes qui conversaient patiemment sur la grande estrade.
Thésée reconnut monsieur Dalembert. Plus grand que les autres, fin comme une tige, la peau rouge, il discutait, penché en avant, les bras dans le dos, avec un militaire en uniforme de cérémonie. Ce dernier devait sans cesse se tenir droit pour ne pas paraitre ridiculement petit à côté du grand directeur. Il avait un regard sec comme ses joues creuses, un nez aquilin, un sourire de berger allemand, et exhibait fièrement une médaille accrochée sur son veston blanc.
Une femme tassée sur pattes vint saluer leur tutrice :
— Alors les nouveaux, ça fait quoi d’être projeté dans la cour des grands ?
Elle avait une désagréable voix de crécelle.
— Bonjour Cella, répondit mademoiselle Misse avec beaucoup de gentillesse.
Puis, se tournant vers son groupe elle la présenta :
— Cella et moi faisons le même travail. Mais tu as un groupe de Pairiens, c’est ça ?
— Ouais, mais je les trouve un peu crétins cette année.
— Oh, donne-leur le temps.
— Avec moi, répondit la nouvelle tutrice, ils ont intérêt à filer droit, sinon je les éjecte de la station.
Elle rigola toute seule à sa propre blague. Son vilain rictus mit en exergue ses pommettes gondolées.
— Ha ha ha ! Sinon ma cocotte, ça a été ta reprise ? Pas trop surchargée ? Moi je n’arrête pas, je cours dans tous les sens…
Le grand amphithéâtre se remplissait encore. Quand l’estrade fut remplie, l’homme en uniforme blanc s’approcha du lutrin central et réclama l’attention de toute la salle. Son visage était projeté par un immense hologramme au-dessus de la scène.
— C’est l’amiral Trah-an, expliqua mademoiselle Misse. Le plus haut gradé de Gala.
— Il a l’air fier d’exhiber sa médaille, persifla Fanny moqueuse.
Le génius d’Aaron approuva d’un signe de main.
— C’est la Légion de Gala, précisa mademoiselle Misse.
En baissant la voix elle ajouta :
— Il en est l’unique détenteur.
L’amiral Trah-an salua tout le monde :
— Bienvenue à tous ! Bienvenue ! Nous sommes heureux de vous accueillir dans notre belle Station. J’espère que vous avez fait bon voyage, et que cette première journée, loin de vos foyers, se déroule à merveille. Comme vous avez pu le constater, Gala est une très grande structure où se croisent et se côtoient des étudiants provenant de tout horizon. La station est, aujourd’hui, un endroit unique au service de la jeunesse. Elle sera votre seconde maison ; tout y est fait pour que vous puissiez vous y sentir comme chez vous. Je vais maintenant laisser la parole à monsieur Dalembert, le directeur de la section académique, ce qui, je crois, vous concerne plus directement. Encore bienvenue à tous.
Des applaudissements polis descendirent des gradins.
— Merci, merci, amiral, répondit le directeur Dalembert en s’avançant à son tour. L’amiral Trah-an doit malheureusement nous quitter. Il est très occupé…
Un discret calambour du directeur Dalembert décrocha à sourire à l’amiral Trah-an. Le directeur poursuivit :
— Pour ceux qui n’aurait pas encore eu l’immense privilège de me rencontrer, je suis Denixilien Dalembert, le plus grand directeur de la section académique de Gala.
Et, comme l’assemblée écoutait religieusement, il ajouta :
— Je parle de ma taille, évidemment.
Thésée sourit intérieurement. Il avait eu le privilège de rencontrer cet homme en personne.
Le grand directeur jeta sur l’assemblée, rieuse, de sévères pupilles et obtint un silence instantané.
— Comme le disait l’amiral Trah-an à l’instant, c’est un privilège pour nous de vous accueillir à bord de notre institution. C’est, pour la plus grande majorité d’entre vous, la première fois que vous mettez les pieds dans une station spatiale…
— C’est moi, où il n’y a pas beaucoup d’extraterrestres ! chuchota Aaron à l’oreille de Thésée en balayant l’amphithéâtre de gauche à droite. Je m’attendais à plus de diversité.
— Détrompe-toi, répondit Samuel en penchant sa tête entre Aaron et Thésée.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je crois, dit Samuel, que les aliènes, ici, c’est nous !
— On se ressemble tous ! s’effara Aaron. On n’a quand même pas traversé la moitié de la galaxie pour tomber sur des têtes de singe !
Fanny leur fit signe de se taire.
— Gala ! disait monsieur Dalembert, est un bain de cultures qui fait, je dois le dire, la fierté de la Ligue de Talos. Nous sommes ici dans un centre unique, cosmopolite, et je ne suis pas peu fier de participer à cette jonction entre différents mondes. Cette première année est une année de découverte pour vous tous. Veillez à ne pas vous fermer de portes ; soyez exigeant avec vous-mêmes, donnez vous les moyens de réussir.
Aaron ronchonna à l’épaule de Thésée :
— Si on parcourt la moitié de l’univers pour avoir des devoirs, ça ne valait pas la peine de venir.
Le directeur Dalembert pointilla son discours par de nombreuses blagues. Enfin, quand il eut fini, il invita les nouveaux arrivant à se rassasier dans l’un des nombreux restaurants bordants l’atrium et le dôme.
Les terriens retrouvèrent ensuite mademoiselle Misse pour la remise des emplois du temps. Aaron avait mis la main sur un paquet de chewing-gum qui faisait d’immenses bulles. Ils pouffèrent de rire quand Thésée se retrouva enfermé à l’intérieur de sa propre bulle.
— Ces deux-là n’ont pas fini de grandir ! s’exaspéra gentiment mademoiselle Misse alors que tout le monde les attendait.
Thésée éclata sa bulle et se racla la gorge, honteux de passer pour quelqu’un de puéril.
— Vos cours commencent demain matin. Quant à votre camarade, il vient de me poser une question qui vous concerne tous, n’est-ce pas Aaron ?
Elle dut le rappeler à l’ordre.
— Il me demande : « c’est quoi cette histoire de filière d’excellence ? »
Elle projeta un diaporama.
— L’année prochaine, vous serez répartis dans l’une de nos quatre filières.
— La sélection se fera selon votre évaluation, intervint Katie, le génius d’Elénaïde.
— En effet, reprit la tutrice, chacune d’entre elles requièrent des compétences bien spécifiques.
Elle projeta quatre blasons au tableau.
— Si vous êtes doués pour l’action et les sensations fortes, vous irez chez les Prétoriens.
Thésée étudia le blason rouge et noir de section. Une maxime était écrite en dessous : « Courage et discipline »
Aaron parut intéressé :
— Qu’est-ce qu’on y apprend ?
— Tout ce qui concerne l’art de la guerre spatiale et planétaire.
Aaron s’enthousiasma :
— C’est ça que je veux faire !
La tutrice poursuivit :
— Si vous vous destinez à une carrière politique et que vous aimez les intrigues et les complots, privilégiez l’Agora.
Elle désigna le blason orange et vert.
Le génius de Fanny siffla bruyamment au nez d’Aaron avant qu’il n’ouvre sa bouche.
— Si vous êtes à l’aise avec les chiffres et la logistique, et que vous aimez diriger, les Ministrums vous accueilleront à bras ouverts au Palais.
— Au Palais ?
— Oui, c’est le nom de leur école. Les Prétoriens sont au Bastion, les Agorates à l’Agora, les Ministrums au Palais, et pour finir, les Démiurgiès à l’Atelier. On y sélectionne les profils plutôt curieux et créatifs. Vous pourrez vous spécialiser en mécanique et en ingénierie, mais il y a aussi une option Arts-Cosmiques. Cette année est faite pour vous aider dans votre choix. Cette décision dépend de vous, à condition de vous donner les moyens de réussir. Mais c’est Gala qui vous répartira, et chaque année il y a des surprises.
Après avoir présenté les filière, mademoiselle Misse les initia à leur montre Babel.
Aaron s’écria :
— Au secours, je ne vois plus rien !
Il leva ses mains et palpa dans le vide en direction d’Eva.
— C’est ma tête ! se plaignit la jeune fille.
Thésée fut pris de vertiges. Un flot d’images circulaient dans son esprit et dans ses yeux. Mais ce n’était pas son imagination, c’étaient des images réelles, extérieures à lui, que la tutrice partageait avec le groupe.
Tout se passait dans sa tête.
— Vous apprendrez rapidement à faire le tri entre vos sens internes et vos sens externes, rassura la tutrice. Pour commencer, si vous voulez y voir plus clair, vous pouvez afficher le contenu du document via l’hologramme de votre Babel.
Voxa apparut.
— Que puis-je pour vous ?
— Euh ! Voxa ! J’aimerai projeter ce que j’ai dans la tête sur la montre.
— Il suffit de le vouloir, répondit le génius trop heureux de se rendre utile.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Voxa s’effaça et les images que Thésée avait dans son esprit se matérialisèrent devant lui.
On manipulait le Babel par la pensée.
— En fait, dit Samuel en résumant au mieux la situation, c’est comme si on avait un ordinateur branché sur notre cerveau.
— Maintenant vous allez communiquer entre vous, dit la tutrice.
Thésée tressaillit. La voix de Voxa résonnait clairement dans le fond de son crâne.
— Mademoiselle Misse souhaite faire un partage de vision avec vous.
Il confirma la notification.
Alors, plus étrange encore, sa perception visuelle se scinda en deux. D’un côté, il voyait toujours mademoiselle Misse, assise en face d’eux, un air satisfait ; mais de l’autre côté, il observait une douzaine de têtes, dont la sienne, depuis les yeux de quelqu’un d’autre. C’était les yeux de la tutrice, il partageait son point de vue.
Ses camarades étaient partagés entre rire nerveux et consternation.
— On est dans la tête d’Elénaïde, gloussa Malvina.
— C’est de la télékinésie ! s’écria ébahi le garçon prénommé Elvis.
— Détrompez vous, rectifia mademoiselle Misse, sans que ses lèvres ne bougent. Il n’y a rien de magique là-dedans.
Elle venait de transmettre ses pensées.
L’expérience enchanta la classe. Les terriens passèrent l’heure qui suivit à s’entrainer à communiquer mentalement. L’utilisation du Babel était intuitive et ne nécessitait aucune compétence particulière. Il fallait simplement penser, la puce réagissait automatiquement à la volonté.
Thésée eut une profonde conversation avec Voxa. Elle lui posa des questions sur ses goûts, et elle lui donna des indications sur la manière de programmer sa montre. Le dialogue se passa intégralement dans son esprit, contrairement à Aaron qui répondait à Nébulo à voix haute, donnant parfois des situations comiques, un peu folle.
Elénaïde les libéra, et la journée s’acheva.
— Il commence à être tard, dit Voxa le soir, alors que Thésée était allongé dans son lit et contemplait la baie vitrée en ressassant sa journée. Je sens que vous êtes fatigué. Reposez vous pour être en forme demain, c’est votre premier cours.
Thésée découvrit qu’il pouvait allumer ou éteindre la lumière de sa chambre par la pensée, et que les téléporteurs étaient désormais accessibles par le même moyen. Tout, à bord de Gala, se faisait simplement de cette manière.
Ses yeux parcoururent l’immense étendue spatiale. Sa section de l’anneau gravitait dans la partie ombragée de Gala. Des milliers de points lumineux brillaient comme autant de cierges depuis les anneaux voisins. La chambre était silencieuse. Il pensa longtemps à sa mère. Il croyait la connaitre un peu, au-delà de ses souvenirs et de son imagination, mais au final, elle restait un mystère.
« Maman a eu une vie avant moi ! »
— Bonne nuit ! dit Voxa avant que Thésée ne flanche.
Il s’endormit rapidement.