La huitième merveille

Chapitre 4 : TROIS HEURES PÉTANTES

5512 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 04/10/2024 16:38

Thésée se précipita dans sa chambre pour préparer sa valise. Sa première action fut d’assortir ses paires de chaussettes : remettre les bonnes couleurs ensemble et séparer les paires trouées des paires en bon état. Son bagage gonfla à vue d’œil. Il déposa ensuite des pantalons qu’il recouvrit avec ses t-shirts froissés. 

Un soupçon l’arrêta : et s’il s’agissait d’une caméra cachée ? L’idée trottina dans sa tête ; si c’était le cas, ce n’était vraiment pas marrant. Il haussa des épaules et poursuivit son tassement de calçons propres, dans un coin de la valise, entre les chaussettes et une paire de baskets elles-mêmes remplies pour gagner de la place.

Il n’avait pas besoin de réfléchir pour savoir qu’entre la proposition fortuite du directeur Dalembert, et un retour contraint au lycée, son choix était déjà fait.

—   As-tu tout ce qu’il faut ?

Son père l’avait rejoint. Il s’était adossé contre la porte et le regardait préparer ses affaires les bras croisés.

—    Je crois ! répondit Thésée en essayant de refermer sa valise.

Il appuya avec les genoux pour faciliter le passage de la fermeture éclair.

—    Attends !

Son père vint à sa rescousse. C’était une valise bedonnante. Thésée y avait fourré tous ce qu’il jugeait indispensable pour survivre hors de ces murs.

—    Tu as ta brosse à dent ?

—    La brosse à dent !

Il se précipita dans la salle de bain pour récupérer sa brosse qu’il glissa dans une pochette sur le côté. La valise craquait de partout. Thésée se demandait si elle n’allait pas exploser.

Son père tourna le dos pour coller son nez à la fenêtre. Il observa la rue. Thésée crut qu’il évitait de croiser son regard. Quelque chose n’allait pas. La présence du directeur Dalembert et la découverte de la montre l’avait remuées comme jamais.  

—   Papa !

Thésée hésita. Il rechercha les bons mots sans les trouver. Mais son père lui facilita la tâche.

—    C’est ce que ta mère aurait voulu.

Thésée s’interrompit complètement. Son père parlait rarement de sa mère. C’était ça le problème : le souvenir de sa femme chamboulait le père de Thésée.

Il attendit la suite. Il ne voyait pas le visage de ce dernier, mais son reflet dans la fenêtre laissait deviner les larmes invisibles qui gonflaient ses paupières.

En dix-sept ans de vie commune, son père ne l’avait pas habitué aux épanchements sentimentaux. Thésée se représentait son paternel comme un être solide, immarcessible, un roc contre lequel viendrait s’échouer l’océan tout entier. Mais ce soir, la tristesse silencieuse de ce dernier le bouleversait. Il arrivait pourtant à son père de se mettre dans de rudes colères, au point que Thésée l’entendait maugréer depuis sa chambre, mais jamais de pleurer. Le souvenir des dernières larmes remontait à ce fameux soir, il y a quatorze ans, lorsqu’il apprit le décès de sa femme. Thésée n’était pas dupe, il avait toujours ressenti cette tristesse qui régnait sur le cœur de son père depuis, mais il n’y avait jamais mis de mots.

Le moment était venu. Il se rapprocha dans son dos.

—    Papa ! murmura-t-il. Je suis désolé.

Pourquoi ces quatre mots avaient-ils été si difficiles à prononcer ? Vraiment ! Il pensait être ridicule. Mais son père se retourna brusquement, les yeux scintillants.

—    Tu n’as pas à être désolé, chuchota-t-il.

Il étreignit son fils si fort que Thésée retint son souffle. Son père faisait tout pour cacher son visage.

Tout aussi soudainement, il embrassa son fils sur le haut du crâne, l’enserra dans une étreinte forte, le relâcha, puis il sortit de la chambre. Les marches de l’escalier craquèrent, la porte de la maison claqua, et le vieux moteur de la Ford familiale ronronna. La voiture cracha un obscur panache de fumée noire visible depuis la fenêtre de l’étage et disparut.

Thésée éprouva le besoin de se remettre les idées en place. Il enfourcha son vélo et s’en alla faire le tour des rues pour s’aérer l’esprit. Il s’abreuva avec un soda, mangea un burger, et s’allongea dans l’herbe fraiche d’un parc où il put contempler la parade des rares nuages. Il les compara à d’immenses vaisseaux spatiaux stationnés dans le ciel.

Il ne savait pas combien de temps il était resté là à rêvasser. Il n’avait que cela à faire.

« Papa doit être rentré. »

Une lourde chaleur de fin d’après-midi engourdissait les rues vides du quartier. Le macadam ondulait sous l’effet caniculaire de la température ; les plaques de goudron fondaient sous les crampons de ses pneus.

Il dépassa une série de peupliers jaunis, grilla un feu rouge à un carrefour désert, et longea la rue jusqu’à la maison. Il avait les cuisses lourdes, douloureuses, déshydratées.

La vielle Ford rouillée n’était toujours pas revenue. 

Par bonheur, la maison avait conservé une certaine fraicheur. Il monta dans sa chambre, vérifia une nouvelle fois ses affaires, et redescendit dans le salon pour attendre son père. Mais ce dernier ne revenait toujours pas. La soirée commençait à être longue. Il s’avachit dans le canapé et zappa toutes les minutes entre un match de basket et un match de football. Ses équipes étaient menées au score. Dégouté, il s’attarda sur un film de voyage spatio-temporel. Ça parlait d’une femme devenue plus vieille que son père, car ce dernier avait réalisé un voyage dans le temps pour sauver l’humanité.

Thésée aussi attendait le retour du sien, mais il n’arrivait toujours pas. D’habitude, il peinait à s’endormir et utilisait un tas de stratagèmes tout aussi inefficaces les uns que les autres, mais étrangement, ce soir-là, il dut lutter contre lui-même pour ne pas sombrer dans un profond sommeil. Le film trainait en longueur ; sa fin était confuse. Il en était à un point où l’histoire se mélangeait à sa propre imagination sans distinction.

« Reste éveillé ! Ne t’endors pas ! »

Le sursaut des violons repoussa son sommeil de quelques secondes. D’étranges formes tournoyaient dans sa tête, comme si le film se déroulait en lui.  

« Encore quelques minutes… Papa va bientôt rentrer… Encore un peu. »

Un bruit étrange sonna au loin. Le bruit se répéta, c’était désagréable.

DING-DONG !!!

Il ouvrit les yeux. La cloche d’entrée déchira son sommeil. Il s’était endormi sur le canapé. Un rideau de nuit voilait les fenêtres.

DING-DONG !!!

« Qui ça peut bien être à cette heure-là ? »

Il se releva et fonça vers la porte, chancelant comme un hippopotame abreuvé d’hydromel. Il dut s’appuyer sur les murs pour garder l’équilibre. Il parvenait à peine à entre-ouvrir les yeux, enivré de sommeil, les paupières encroûtées.   

TOC-TOC-TOC !

—   J’arrive, j’arrive !

Du moins, c’est ce qu’il croyait dire. A la place, il avait émi un mugissement empâté.

La porte n’était pas verrouillée.

—    Thésée London ?

Il fronça des sourcils. Un homme en costume noir se tenait sur le pas de la porte. De larges lunettes de soleil cachaient ses yeux, son nez et son front. Une sorte de garde du corps sans sourire.

—   C’est moi ! répondit Thésée timidement.

Planté devant l’ouverture, l’homme le fixait assidument. Il bloquait le passage avec ses épaules de gorille. Il finit par dire :

—    Votre taxi, monsieur London.  

Une berline était cachée dans l’obscurité de la chaussée.

—    Le taxi, répéta Thésée en se remémorant les souvenirs de la veille.

Un air froid s’engouffra par la porte et chassa les vapeurs du sommeil. C’était le moment de paniquer, il n’était pas prêt.

—    Faut que j’aille chercher ma valise !

—    Je vous attends, répondit le chauffeur avec un air d’automate.

Il restait impassible dans son costume noir.

Thésée pivota et survola quatre à quatre les marches de l’escalier.

—    PAPA ! LE CHAUFFEUR EST LÀ !

Il toqua à la chambre de son père. La porte était entre-ouverte.

—    Papa ?

Il alluma la lumière ; les draps n’avaient pas bougé ; son père n’était toujours pas rentré. Thésée serra des poings un pincement au cœur. Son vieux n’était même pas là pour lui dire au revoir.

Il alla dans sa chambre, empoigna sa bedonnante valise, et, sans savoir pourquoi, il éprouva l’irrésistible besoin de jeter un dernier coup d’œil à son vieux lit. De vieilles figurines de vaisseaux spatiaux étaient accrochées au plafond par des fils de nylon. Ses peluches d’enfance étaient encore entassées dans un coin de la pièce.

Thésée se pinça les lèvres, il n’avait jamais quitté cette chambre plus de deux semaines ; tout cela allait lui manquer. Mal lui en prit, il prêta attention à des bibelots qu’il ne regardait plus depuis des lustres. Il y avait ce dessin accroché au-dessus du lit : un de ses premiers chefs-d’œuvre d’enfance. Sa mère avait pris soin de l’encadrer. C’était un bateau de pirate. Il y avait aussi ce mug qui servait de vase à une étrange variété de plumes colorées ; il ne savait même pas de quelles espèces d’oiseaux étaient tirées les pennes. Puis, il y avait ce collier de perles, rangé dans un verre de compote. Le couvercle était fermé, comme pour emprisonner la grande dent de carnivore suspendue au bout du fil. Là non plus, Thésée n’en connaissait pas l’origine. Mais s’il y a quelque chose qu’il connaissait bien, c’était la pierre volcanique à l’extrémité de l’étagère. Elle était particulièrement précieuse, car elle enfermait en elle un fossile, qui, dans un lointain souvenir, remontait à des temps immémoriaux.

Il avait toujours vu ces babioles sur cette étagère ; c’était leur place ; là où les avait déposés sa mère. Plus personne n’y avait touchées depuis.  

Il prit soin de déposer la montre de sa mère à côté de la pierre. Quelques larmes lui remontèrent du cœur. Ses ongles s’enfoncèrent dans sa main, comme à chaque fois qu’il se crispait. Mais cette fois, il était temps de partir.

Il dévala l’escalier dans l’autre sens et claqua la porte du perron. Le chauffeur l’attendait le coffre ouvert.

—    Si monsieur est prêt, nous-y allons.

Il ouvrit la portière pour permettre à Thésée d’enjamber la luxueuse banquette.

La berline ronronna comme un chat dans la nuit.  

Thésée espéra jusqu’au bout apercevoir son père. Personne. Ce départ précipité le mordillait à l’âme.

—   Où m’emmenez-vous ?

—   A votre correspondance, répondit le chauffeur en économisant ses mots.

Sa correspondance ? Voulait-il dire qu’il l’emmenait à l’aéroport ? Thésée n’osa pas poser d’autres questions, le chauffeur n’était pas très bavard et le faisait savoir.  

Il s’attendait à voir la voiture s’engager sur le grand axe en direction des pistes. Au lieu de quoi, la berline quitta la ville par une minuscule route sinueuse qui s’enfonçait dans la campagne profonde. Pire, la voiture bifurqua carrément sur un chemin de terre, paumé entre deux champs de maïs.

—   Vous êtes sûr que c’est par-là ?

Il s’inquiétait.

—   Certain ! répondit le chauffeur toujours aussi laconique.

« Une explication le dériderait » songea Thésée d’un œil torve vers le rétroviseur.

L’homme était toujours autant impassible.

Le passager était cahoté dans tous les sens. Le chemin se perdait désormais dans un bois encore plus obscur que le reste du trajet. Les phares parvenaient à peine à éclairer les cinq premiers mètres devant eux.

Thésée commençait à avoir des hauts de cœur. Les roues bondissaient sur les cailloux et s’engouffraient dans les charnières. Secoué sans interruption, il allait demander au chauffeur de faire une pause, quand la voiture s’arrêta au milieu de nulle part. On n’y voyait rien ; les arbres empêchaient la clarté de la nuit de descendre sous les frondaisons, et de toute manière la couverture nuageuse cachait la pleine lune.

—    C’est une blague ? s’inquiéta Thésée.

—     Nous sommes à l’heure, répondit le chauffeur en éteignant ses phares. Votre transport ne devrait plus tarder.

Thésée plissa des yeux pour regarder dehors, il n’y avait rien à voir. Puis, la lune émergea de derrière les nuages. L’œil blanc de la nuit chassa les ombres. Ils se trouvaient au bord d‘une clairière.

—   On attend quoi ? s’impatienta Thésée.

Le chauffeur répondit en peu de mots :

—   Elle arrive !

Qu’est-ce qui arrive ? Thésée allait bientôt le savoir. Au même moment un jet de lumière jaillit de nulle part comme si l’on venait d’allumer des projecteurs de cinq cent watts au-dessus de la clairière. Thésée protégea sa rétine avec sa main. Quelque chose descendait silencieusement sous le manteau nuageux. L’engin se stabilisa à une dizaine de mètres du sol : c’était une soucoupe volante.

Le chauffeur ouvrit la portière de son passager.

—   Si monsieur veut bien me suivre ! 

La soucoupe, suspendue au-dessus de son cône de lumière, tournoyait en clignotant comme une guirlande. Sans perdre de temps, le chauffeur déposa la valise de Thésée au centre du cône et pressa Thésée de le rejoindre.

—   J’allais oublier ! Votre billet ! Pour la navette.

Il plongea sa main dans la poche avant de son veston et sortit un papier cartonné qu’il tendit à Thésée.

—    Vous le présenter à votre arrivée. Vous ne pouvez pas vous tromper, vous descendez au terminus. Quelqu’un viendra vous chercher. Je vous souhaite un bon voyage, monsieur London.

Et sans laisser le temps à Thésée de poser des questions, le chauffeur l’abandonna au milieu du cercle de lumière.

Aussitôt, Thésée vit ses pieds quitter le sol. Un aimant invisible le soulevait dans les airs. Le rets de lumière s’intensifia jusqu’à l’aveugler complètement. La clairière, le chauffeur, le taxi, tout disparut en un instant. A la place, il se tenait debout à l’intérieur de la soucoupe.

Désorienté, Thésée fit un tour complet sur lui-même. L’habitacle contenait des rangées de sièges quasiment vides. Deux hommes discutaient à voix basse dans un coin. Ils ne lui prêtèrent même pas attention.  

Thésée s’assit à la place la plus proche et posa sa valise sur l’autre siège. La navette avait déjà repris sa route, elle filait à toute allure dans la nuit. Thésée crut apercevoir des gratte-ciels par les hublots.

Une voix invisible annonça depuis les haut-parleurs :

« Prochaine arrêt : Les Pyramides ».

—   C’est là que je descends, dit un des hommes à son comparse.

L’autre fit un signe de main.

L’homme s’approcha de la plateforme centrale où était arrivé Thésée. Il se tint debout au centre d’un cercle éclairé. Un tube coulissant se rabattit sur lui et tamponna par terre avec le mordant d’une guillotine. Quand il s’ouvrit de nouveau, l’homme avait disparu.

Puis, un nouveau groupe d’individus se matérialisa au centre de la soucoupe. Les gens se jetèrent sur les sièges disponibles.

La soucoupe repartit. Elle s’arrêta par deux fois, se remplissant à chaque station. Les nouveaux arrivants se faisaient de plus en plus nombreux, les sièges disponibles commençaient à manquer.

Une mère s’assit à côté de Thésée. Elle trainait désespérément à bout de bras deux marmots récalcitrants et chamailleurs.

—   Vous vous asseyez-là et vous vous taisez !

—   Je ne veux pas y aller ! brailla le plus grand des deux.

Il se tue et fixa Thésée. La mère en profita pour essuyer la morve qui coulait depuis la narine du garçon qui, soudainement, s’exclama en fixant Thésée :

—   Maman ! Pourquoi le monsieur il n’a pas d’Âme ?

—   Oh, ça suffit, s’exaspéra la mère en levant les yeux aux ciels.

Puis elle se tourna vers Thésée.

—   Excusez-le, pria-t-elle gentiment. Il n’a pas sa langue dans sa poche.

—   Pas de problème, bredouilla Thésée.

Le plus petit de deux frères en profita pour disputer son frangin, il le tapota à l’avant-bras en balbutiant un incompréhensible sermon.

—   Mais arrête ! se plaignit l’ainé en le repoussant.

Thésée n’eut pas à supporter les chamailleries bien longtemps. Une voix interrompit le trajet :

« Terminus. Tout le monde descend ! Veuillez ne pas oublier vos affaires. »

De grosses lettres dorées en relief s’affichèrent au centre de la soucoupe.

ZONE-51, NEVADA.

Terminus

Les passagers prirent d’assaut la plate-forme centrale de la soucoupe.

« On descend-là, avertit la mère. Dépêchez-vous, je ne veux pas louper l’embarquement ». 

Elle attrapa ses deux garçons et les traina de force jusqu’à disparaître à leur tour.

Thésée fut le dernier à quitter la soucoupe. Il vérifia que son billet était bien dans sa poche et entra dans le tube. Le hachoir se referma dans son dos. Quand il se réouvrit, Thésée était dans un immense hall d’un aéroport souterrain. Des centaines d’individus se bousculaient dans tous les sens. Certains couraient pour ne pas louper leur navette, d’autres attendaient patiemment dans des fauteuils et lisaient leurs journaux. Il y avait des hologrammes partout, et des drones survolaient la foule à toute vitesse. L’un d’entre eux tamponnait une vitre comme une grosse mouche perdue derrière la fenêtre.

Au centre du hall, une maquette géante de la planète Terre tournoyait sur elle-même, avec écrit, en relief sur son frontispice : ZONE-51 : Portail du soleil.

—    N’encombrez pas la passerelle, cria un agent en s’approchant de Thésée parce que celui-ci restait scotché sur son piédestal. 

Thésée s’exhaussa.

—    Vous êtes un nouveau ? demanda l’agent.

—    Euh, oui ! répondit Thésée intimidé.

—    Avez-vous votre ticket ?

Thésée tendit son billet. L’agent ne le regarda même pas.

—    Voulez-vous bien vous mettre sur le côté s’il vous plait !

Thésée obéit sans broncher. L’autre le passa au crible avec un détecteur manuelle.

—    On ne vous a pas encore implanté votre Âme ?

—    Mon quoi ?

C’était la deuxième fois qu’il entendait cette remarque. Mais Thésée n’obtint pas sa réponse. L’homme se tourna vers une collègue.

—   Tu peux accompagner le jeune homme vers la salle d’embarquement des primo arrivants.

La femme, typée indienne avec un pottu comme troisième œil, acquiesça d’un grand sourire. Elle emmena Thésée par une petite porte dérobée. Il la colla aux talons.

—    Excusez-moi, se renseigna Thésée quand la porte refermée calfeutra le brouha du hall. Où sommes-nous ?

L’agent marchait vite. Sans s’arrêter elle répondit :

—    Au Portail du Soleil.

Thésée se pinça les lèvres. Cette information ne l’aidait guère à se situer.

—    On est dans la Zone-51 ?

—    C’est ça, répondit l’agent laconique. Venez ! C’est par-là.

Elle parla à haute voix avec quelqu’un d’autre, comme si elle recevait des consignes d’une personne invisible.

Ils traversèrent un long corridor entièrement vitré d’où Thésée put observer l’immense hall. Puis, elle l’invita dans ce qui ressemblait à une salle de vidéo-surveillance. Mais, à la place des écrans, un agent de sécurité fixait des hologrammes en trois dimensions aussi réalistes que des images de film.

—   Rien à signaler ? demanda la femme pour révéler sa présence.

L’agent de surveillance sursauta et retira ses bottines de la table.

—    Rien de nouveau sous le soleil, répondit-il en désignant les hologrammes. Pas l’ombre d’un éolien. 

Les caméras filmaient les paysages désertiques et montagneux entourant la base. Thésée reconnut aussitôt la géographie du Nevada et ses cimes érodées mâchant le ciel comme de vieilles molaires. A côté, sur le tableau de contrôle, un thermomètre indiquait cent treize degrés Fahrenheit, soit quarante-cinq degrés Celsius. Les basses montagnes rôtissaient sous les ondulations de la chaleur ; elles crépitaient comme des mirages au creux de l’air. 

L’agent de surveillance changea d’image. Il se fixa sur une grille de sécurité avec un grand panneau où on pouvait lire :

TERRAIN MILITAIRE

DEFENSE D’ENTREE

 

Une dizaine de personnes était amassée devant la grille. Des manifestants. Thésée ne comprenait pas la logique poussant ces gens à braver le soleil de plomb pour venir ici. Une grosse femme, dégoulinante de sueur sous son débardeur rose, brandissait une pancarte.

 

*NOUS NE VOULONT PAS D’EXTRATERESTES CHEZ NOUS*

 

Un autre manifestant, au microphone de son SUV, scandait :

« La Terre aux terriens ! »

A l’abri d’une ombrelle, il avait déplié un fauteuil de camping sur le toit de son 4x4, et se rafraichissait en conservant des bières dans une glacière électrique, et deux ventilateurs branchés sur batterie.

« La terre aux terriens ! » reprirent ensemble les contestataires aux visages cuits par le soleil.

Le gardien de sécurité coupa le son.

—    Les jours passent et se ressemblent, dit-il d’une voix lasse.

—    Tu peux nous ouvrir, demanda la jeune femme. J’accompagne un primo arrivant.

Elle n’attendit même pas la réponse de son collègue qu’elle repartit d’un pas pressé. Thésée peinait à la suivre, encombré par sa grosse valise.

Ils prirent un ascenseur qui descendit profondément dans les entrailles de la terre. Thésée voyait les étages défiler vers le bas.  

—    On n’y est, finit-elle par dire en laissant passer Thésée devant-elle. A quelle heure embarquez-vous ?

—    On ne m’a pas dit grand-chose ! avoua Thésée en reprenant son souffle.

La femme pointa un écran où était indiqué des destinations et des horaires que Thésée n’arrivait pas à déchiffrer.

—    Votre navette part dans une heure. Ne la manquez pas, la prochaine navette ne partira pas avant un mois.

Puis elle désigna un coin de la salle.

—    Un buffet est à votre disposition si vous avez faim.

Elle lui souhaita un bon voyage et se retira.

Thésée posa sa valise. Il était dans une salle d’embarquement. Il y avait un self sur la gauche, un espace détente sur la droite, des canapés et des fauteuils disposés un peu partout, et une dizaine d’adolescents silencieux peuplait déjà les lieux. Tous avaient l’air de se demander ce qu’ils faisaient ici.  

« Deux téléporteurs d’achetés, le troisième est offert. »

Thésée tendit l’oreille en direction des hauts parleurs de la télé, c’était une publicité.  

« Marre d’arriver en retard au travail, envoie ton androïde à ta place. »

Mort de faim, il repéra d’un coup de narine le buffet et s’y précipita. Le dilemme fut difficile : trop de plats étaient appétissants, et il avait envie de tout. Il sélectionna une petite portion de chaque mets : frites, sushi, cuisse de grenouille, patates sautées dorées au four.

L’assiette bien garnie, il s’installa et salua poliment le garçon assis deux chaises plus loin. Ce dernier, d’une mâchoire de glouton, vidait avec appétit son plateau chargé à ras bord. Thésée se demanda comment le garçon allait parvenir à faire passer le contenu du plateau dans son estomac. Ce serait une prouesse.

C’était un gringalet long et filiforme. Il avait la peau noire, et ses épaules, voutées vers la table, concentraient toute l’attention sur ce qu’il mâchait. Même ses cheveux bruns retombaient devant ses yeux comme attirés par la gravité de son assiette. 

—    Pas facile de choisir ! lança Thésée ironiquement. Trop de choix.

—    On a opté pour la même stratégie, répondit l’autre la bouche pleine.

Il fourra entre ses lèvres un morceau de pain saucé de caramel, et poursuivit :

—    Un peu de tout, mais beaucoup de modération dans l’excès.

Et, replongeant son nez affamé dans son assiette, il ajouta :

—    Point trop n’en faut ; n’abusons pas des bonnes choses.

Thésée fut immédiatement touché par la beauté de ses pupilles jaunes fauves. C’était la première fois qu’il en voyait d’un tel éclat. Il les trouva magnifiques.

Il but une gorgée d’eau et demanda :  

—    Ça fait longtemps que tu es là ?

L’autre releva son nez vers une horloge où étaient indiqués plusieurs horaires. C’étaient les horaires des grandes capitales du monde, de Washington à Tokyo en passant par Londres. Il y avait d’autres noms de villes que Thésée ne connaissait absolument pas.

—    Une heure, et toi ?

—    Je viens d’arriver.

—    Bienvenue, répondit le garçon. Je ne sais pas ce qu’on fait là, mais au moins on ne mourra pas de faim.

Il se leva et remplit son plateau de desserts. Thésée n’avait pas encore touché à son assiette que l’autre avait ingurgité l’entièreté de son repas. Il n’était pourtant guère très épais.

Quelqu’un s’esclaffa à l’autre bout de la salle. C’était une jeune fille. Sa voix aigüe sonnait comme une cloche fêlée. Tous les regards se braquèrent vers elle, mais elle ne s’en soucia guère. Elle portait une robe blanche à fleurs, et une barrette en forme de rose dans les cheveux. Thésée la trouva plutôt mignonne avec son petit nez d’écureuil et ses yeux noisette. En tout cas, sa gaîté était communicative, ses éclats de rire égayèrent le salon, alors que les jeunes restaient claustrés dans leur coin, à bonne distance les uns des autres, comme si chacun avait la gale.

Le garçon qui accompagnait la jeune fille avait le menton mal rasé, les yeux cachés derrière des lunettes de soleil rondes, et un vieux casque de musique autour du cou.  

—    C’est la première fois que je mets les pieds dans une soucoupe volante, dit son comparse de tablée. Mais je n’ai pas rencontré un seul aliène.

Thésée partagea un sourire sympathique. L’autre avait garni son plateau de pâtisseries françaises.

—    Je n’en n’ai pas vu non plus, se confia-t-il. On est pourtant dans la Zone-51.

—    J’espère simplement qu’ils ne se sont pas trompés sur mon identité, répondit le garçon, parce que le jours où ils s’apercevront que je ne connais même pas mes tables de multiplication, ils ne voudront pas me garder. 

Il essuya la tâche de chocolat sur sa joue encore gonflée par l’éclair qu’il venait d’engloutir.

—    Au fait, je m’appelle Aaron.

Il offrit une poignée de main amicale, Thésée se présenta à son tour.

Aaron avait vraiment de très beaux yeux. Ils captivèrent Thésée par leur éclat jaune et une infime bordure bleue. Il avait aussi de larges narines, en mesure de capter toute odeur de nourriture à trois kilomètres à la ronde, faisant le plus grand bonheur de leur propriétaire. Son teint jovial, sa bonne humeur, et son franc-parler le rendait sympathique.

—    HA HA HA !

Le rire de la jeune femme résonna comme une cloche.

—    C’est qui cette fille ? demanda Thésée en plongeant son sushi dans son pot de sauce soja.

—    Aucune idée. Elle était déjà-là quand je suis arrivé.

Ils furent interrompus par l’hôtesse qui entra dans la salle.

—    Mesdames, messieurs. Je vous invite à me suivre. Nous allons procéder à l’embarquement.

Les étudiants se regroupèrent devant l’hôtesse. Cette dernière les invita à déposer leurs affaires sur un tapis roulant.

—    On s’en occupe jusqu’à destination, précisa-t-elle alors que Thésée tassait sa bedonnante valise pour la faire passer dans l’encadrure du tapis.

Mais sur le coup, son unique bagage faisait pâle figure à côté des trois grosses valises en forme de brique robuste qu’avait emmenées avec elle une des passagères. Quant à Aaron, il trainait simplement un gros sac-à-dos.

Ils suivirent l’hôtesse sur la passerelle d’embarquement. A ce qu’il put en voir, à travers les interstices métalliques, l’embarcadère était boulonné à la paroi d’une grotte. Le plafond devait être plus haut qu’un immeuble.

Un courant d’air s’éleva des tréfonds du gouffre et balaya la passerelle, obligeant la fille à coincer sa robe à fleurs entre ses cuisses. Un brouha de machine assourdit tout le monde. La carlingue bleu ciel et jaune soleil d’un vaisseau se tenait devant eux. L’appareil était suspendu dans le vide. On pouvait lire sur sa coque, en grosse lettres dorées :

 

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