La huitième merveille

Chapitre 3 : L'entretien

6223 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/10/2024 10:44

Thésée se réveilla tard le lendemain. Son père était déjà parti. La nuit portant conseil, il envisageait de faire preuve de maturité et de présenter ses excuses. Ce n’était pas une mince affaire.

Affamé, la bouche poisseuse, accablé par une odeur de bouc, il versa des céréales au miel dans un bol de lait et pianota sur les boutons de la télécommande. Il avait déjà vu mainte fois l’épisode du dessin animé de la première chaîne, il zappa. La seconde chaîne montrait un incendie en Californie ; les pompiers ne parvenaient pas à contrôler les flammes ; puis la troisième, d’un déplacement massif de population en Afrique.

Il opta pour le journal télévisé d’une chaîne locale. La journaliste, enserrée dans un tailleur rouge trois-pièces, tiré à quatre épingles, faisait son reportage, micro en main, à l’orée d’un champ de maïs. Elle était réhaussée par une haute paire de talons casse chevilles. Une bande de curieux cernait la caméra. L’image sur l’écran présenta le point de vue d’un hélicoptère. La caméra filmait en direct le champ de maïs. Quelque chose n’était pas normal, le maïs avait été aplati. Quelqu’un avait dessiné dans le champ une forme géométrique complexe, c’était un enchevêtrement d’arabesques appelé « Crop-circle », que l’on associe souvent aux extraterrestres.

Thésée augmenta le volume.

—    C’est apparu cette nuit, disait un agriculteur en colère. Hier soir tout était en ordre, et ce matin le maïs était couché…  

—    Vous pensez que ce sont les extraterrestres qui ont fait ça ? demanda la journaliste.

L’agriculteur vociféra :

—    Extraterrestres ou pas, ce sont des voyous ! Qui c’est qui va me rembourser les pertes ?

Une femme avec un ruban orange sur la tête réclama la parole, la journaliste tendit son micro :

—    C’est trop parfait pour que ce soit fait par des hommes, expliqua-t-elle en parlant des arabesques.

—    Comment le savez-vous ? questionna la journaliste.

—    Regardez !

La femme écarta les bras, tourna ses paumes de main vers le bas, et ferma les yeux. Ses mains se mirent à convulser sous l’emprise de spasmes. Curieuse, la journalise posa une autre question :

—    Qu’êtes-vous en train de faire ?

La femme cessa de trembler et ouvrit les yeux comme si elle venait d’avoir une illumination.

—    Je détecte un flux cosmique, une énergie suprasensible.

—    D’où tenez-vous cette information ? renchérit la journaliste très sérieuse.   

—    Je suis hypersthénique, précisa la femme. J’ai un don, je suis capable de ressentir les énergies astrales.

—    Que ressentez-vous en ce moment ?

—    Une force venue d’ailleurs.

—    Et vous croyez que ce sont des êtres venus d’ailleurs qui ont fait ça ? 

—    Il n’y a pas à y croire, répondit la femme en caressant un de ses grands collier de perles pendus à son cou. C’est un fait. Ce sont eux. Ils veulent communiquer avec nous.

—    Pour nous dire quoi ?  

—    Pour l’instant je l’ignore, mais dès que j’ai entendu la nouvelle, ce matin, j’ai sauté dans la voiture. J’habite à deux-cents kilomètres...  

Un homme à ses côtés interrompit l’échange :

—    Baliverne ! Pourquoi des extraterrestres bardés d’une technologie futuriste viendraient-ils dessiner des cercles dans un champ de maïs ? Surtout si c’est pour disparaître comme des voleurs ?

—    Car nous ne sommes pas encore prêts pour rentrer dans leur civilisation avancée, se défendit la femme. Ça fait partie de leur plan, ils préparent l’humanité au grand chamboulement.

La journaliste laissa les deux individus débattre avant d’interviewer un spécialiste dépêché sur place par les agences gouvernementales.

—    Pouvez-vous vous présenter ? demanda-elle alors que l’homme prenait des photos.

La caméra zooma sur les épais sourcils de l’expert dissimulés par l’ombre de sa casquette. Il portait les couleurs des Patriots de La Nouvelle Angleterre.

—    Oui je peux. Je m’appelle Maximilien Spencer, et je travaille au laboratoire d’analyse des études extraterrestres du SETI et de la NASA. Je suis chargé d’étudier les faits en lien avec la vie extraterrestre sur Terre ; ce qu’on appelle plus communément : OVNI ; ou dans ce cas précis : un crop-circles ou agroglyphe.

—    Que pouvez-vous nous dire sur le phénomène qui est apparu cette nuit ?

—    Je peux vous dire que ce crop-circles est très bien réussi, mais il n’est pas si différent de tous les autres crop-circles que j’ai étudié dans la région.

—    Pouvez-vous préciser votre pensée ?

—    Vous voyez là-bas, dit-il en désignant deux tiges de maïs repliées. C’est le sentier caché. C’est par-là que les petits malins sont arrivés. Ensuite, avec des planches et des cordes, ils ont aplati le maïs.

—    Des hommes ne peuvent pas faire un dessin aussi parfait en quelques minutes ! s’insurgea la femme au don hypersthénique. C’est impossible !

—    Madame vous induit en erreur, répliqua gentiment le spécialiste. Trois hommes bien motivés peuvent réaliser un crop-circles de ce genre en une nuit…

Mais un nouveau personnage se faufila dans le cadre de la caméra en s’écriant :

—    J’ai vu le vaisseau ! Cette nuit, j’ai vu le vaisseau.

Un sourire crispé déforma la mâchoire de l’expert de la NASA. Le caméraman se focalisa sur le nouveau venu.

—    Pouvez-vous nous expliquer, demanda la journaliste ?

—    Hier soir, vers une heure du matin, j’ai été promener mon chien. J’ai vu une forme noire descendre du ciel. Cela ressemblait à une soucoupe, mais elle était silencieuse. Elle s’est posée à peu près au niveau du champ, juste là. Je l’ai vu comme je vous vois. Et ce matin, quand je suis revenu pour vérifier, il y avait ces marques dans le champ.  

—    Je doute fortement de cette version des faits, répondit simplement l’expert de la NASA en se raclant la gorge.

—    Extraterrestre ou pas, coupa le fermier, qui c’est qui va me rembourser les pertes ?

Les souvenirs de la veille remuèrent Thésée. Lui aussi avait vu une forme noire planer d’un silence de chouette au-dessus des maisons. Il n’avait pas d’explication. Puis, il y avait eu toutes ces étoiles filantes accompagnées de cet étrange flash lumineux.

Mais Thésée aimait les explications rationnelles. L’armée avait très certainement des avions furtifs capables de voler en toute discrétion. Quant au crop-circle, il était convaincu par l’avis de l’expert de la NASA : c’était une réalisation humaine. Il avait déjà regardé la vidéo d’un internaute, lequel expliquait la procédure pour dessiner des figures complexes dans un champ. Comme l’avait parfaitement décrit l’expert, des cordes et des planches de bois suffisaient à coucher le blé ou le maïs.  

DING DONG !

Thésée sursauta quand la sonnette retentit.

Il posa son verre de jus d’orange et traversa le vestibule. Il ouvrit la porte. Personne ! Un carton était posé sur le perron, mais le livreur était déjà parti. Il observa le colis, il lui était destiné. Il le retourna sur toutes ses faces, il n’y avait pas d’autre adresse.

Thésée s’en étonna, il n’avait rien commandé. Il revint à la cuisine avec le carton sous le coude. D’un trait de couteau dans la rainure, il perça le scotch et le cisailla d’un bout à l’autre. Le carton contenait une boîte de chaussures et des bulles de protections. Il extirpa la boîte et répéta l’opération avec son couteau. Il retira le couvercle et trouva, noyé sous des centaines de minuscules billes de polystyrènes, un coffret de bijou en velours noir. Cet enchâssement de cartons en poupées russes l’amusa ; pourquoi faire un si gros colis pour expédier une si petite boite tenant dans une poche ?

Il déposa le coffret noir sur la table et l’ouvrit avec délicatesse. Il contenait une vieille montre à gousset grise, un genre d’antiquité qu’on ne retrouve plus que dans des brocantes. Il saisit la montre et l’examina. Un arbre était finement gravé sur la coque, mais le cadran manquait. Cassée, elle n’indiquait même pas l’heure. Il s’interrogea sur l’utilité d’une telle commande. Pourquoi son père avait acheté ce truc inutile, en usurpant son prénom, lui qui d’habitude ne commandait jamais rien !

Thésée retourna les cartons d’emballage pour être sûr de n’avoir rien loupé. Il ne trouva ni mot, ni facture, ni adresse.

Déçu, il reposa la montre dans son boitier et la laissa dans un coin de la table.

DING DONG !

La sonnerie de la porte d’entrée retentit de nouveau. Thésée soupira. Il n’aimait pas être dérangé par le bruit strident de la cloche. Mais, cette fois-ci, il distinguait une silhouette noire de l’autre côté des vitres opaques de l’entrée. Il alla entre-ouvrir à contre-cœur.

—   Monsieur London ?

Un homme grand, longiligne, se tenait courbé en deux sur le pas de la porte. Il devait se baisser pour ne pas se cogner la tête. Sa fine barbe blanche encadrait une mâchoire et un front de forme ovale, et ses cheveux cotonneux, bouclés, laineux, mettaient en exergue un visage empourpré, comme si l’homme venait de sortir d’un repas alcoolisé. Il semblait avoir chaud dans son costume bleu.

En plus d’un pin’s violet sur sa veste, il portait une ridicule collerette autour du cou. Ringard, Thésée songea immédiatement à un agent immobilier. Son père devait avoir prévu une visite.

—   Monsieur London ? répéta l’homme.  

—   Non, mon père est absent.

L’homme se redressa et se cogna la tête contre le porche. Il devait mesurer plus de deux mètres.  

—   Vous devez êtes Thésée ? dit-il en massant son crâne ovale.

Thésée ne répondit pas, surpris par la question.

—   Savez-vous vers quelle heure votre père reviendra-t-il ?

—   Je ne sais pas, répondit sèchement Thésée.

—   Bien ! Bien ! Bien ! répéta l’homme visiblement satisfait.

Thésée prit peur. Il ne voulait pas avoir affaire à un agent immobilier, et encore moins à un huluberlu de ce genre. Il força son sourire :

—   Je suis désolé, mais il va falloir que j’y aille, mentit-il en fermant la porte.

Il ne donna pas le temps à l’homme de répondre et tourna la clef dans la serrure.  

Il regagna le salon, satisfait.

—    Excusez-moi ! Mais nous ne nous sommes pas présentés.

Thésée poussa un cri de stupeur. L’homme se tenait debout devant-lui au milieu de la pièce.

—    Qu’est-ce que vous faites-là ? s’insurgea Thésée. Par où êtes-vous entré ? Vous n’avez rien à faire chez moi !

Il observa le bonhomme, prêt à se défendre. Mais l’intru n’avait pas une attitude menaçante.

Au contraire, l’étrange homme répondit calmement une drôle de bizarrerie :

—    Techniquement, je ne suis pas encore rentré chez vous.

—    VOUS ÊTES CHEZ MOI ! s’emporta Thésée dont la voix s’enflammait.

—    Formellement, je suis encore devant votre porte, insista l’individu. Ce que vous voyez-là est une simple projection holographique. Donc, je ne suis pas rentré chez vous. Je ne me serais pas permis. Mais comme vous m’avez fermé la porte au nez, et que vous ne m’avez pas donné le temps de me présenter, j’ai pensé à un malentendu.

Thésée serra machinalement des poings, il n’avait rien pour se défendre, mais il n’était pas décidé à se laisser marcher dessus.

—   SORTEZ DE MA MAISON !

—   Bien ! Bien ! Bien ! répondit l’homme en s’épongeant le visage. Je comprends.

Et il ajouta pour lui-même :

—   Sans doute la collerette qui impressionne.

—   DEHORS !

Thésée ne pensait pas avoir si bien dit. L’homme obéit promptement et disparut d’un seul coup. Thésée cligna plusieurs fois des yeux en pivotant sur lui-même. Il était tout seul dans la pièce, l’autre venait de se volatiliser.

« J’hallucine ou je deviens fou ? »

La sonnerie de la porte d’entrée retentit de plus belle et réveilla ses méninges.

DING DONG !

Il courut ouvrir. L’homme était encore-là. Il avait retiré sa collerette et l’avait remplacé par une simple cravate.

—    Je vous assure que je ne voulais pas vous importuner. Dans le cas contraire, veuillez m’excuser.

—    Comment avez-vous fait ça ? balbutia Thésée.

Il lorgna vers le salon pour bien s’assurer qu’il n’y avait plus personne.

—    Un hologramme ! répondit l’homme. Je n’ai hélas pas le don d’ubiquité, je ne peux pas être à deux endroits en même temps. 

Thésée resta sans voix.

Un moteur gronda dans la rue. L’homme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La vieille Ford du père de Thésée s’arrêtait sur l’herbe sèche. Les essieux grincèrent, son père referma la portière, un sac de courses dans les mains.

A la vue de son père, Thésée se rembrunit. La présence du drôle d’individu lui avait fait oublier toutes les bonnes intentions du matin.

C’était plus fort que lui, la seule vue de son père l’énervait, avec sa moustache en chevron, ses yeux fatigués, et ses cernes violettes derrière ses lunettes. En vérité, Thésée avait l’inaltérable impression de décevoir constamment son père.

Pourtant, le père de Thésée eu une étrange réaction en dévisageant l’homme. Il se figea sans dire un mot.

L’individu rompit le silence :

—    Monsieur London ! Je savais que j’étais arrivé un chouia trop tôt. Je ne voulais pas importuner votre fils. Thésée doit se demander quel zigoto je suis ? 

Les craintes de Thésée s’accentuaient. Ce devait être l’agent immobilier. Mais son père répondit :

—    Vous êtes ?

L’homme s’avança vers lui en tendant une longue main. Au passage, il se cogna la tête contre le porche mais fit comme si de rien n’était.

—    Denixilien Dalembert ! DD pour les intimes. Vous n’avez jamais entendu parler de moi ?

Le père de Thésée ne répondit pas, se contentant de rentrer chez lui. Il ne se priva pas au passage pour brimer Thésée.

—    Ton indépendance a été de courte durée, dit-il sans s’arrêter.

—    Je voulais justement vous rencontrer ! s’exclama l’homme en s’écartant.

—    Me rencontrer ? s’étonna monsieur London sans même se retourner.

—    Vous êtes l’agent immobilier ? questionna Thésée.

L’homme s’arrêta sous le perron et se redressa comme un point d’exclamation.  

—    Un agent immobilier ? s’étonna-t-il.

Il s’esclaffa :

—    Oh ! oh ! On ne me l’avait jamais faite celle-là. Non, je suis venu pour parler de toi.

Le père de Thésée laissa tomber son sac de course et se retourna avec nonchalance.

—    Parler de Thésée ?

—    De moi ? s’inquiéta son fils.

—    Il a fait quelque chose de mal ?

—    De mal ? répéta l’étrange bonhomme. Pas du tout, je suis ici pour un sujet sérieux.

—    Un sujet sérieux ?

—    Très sérieux, répondit le dénommé Dalembert qui, cette fois, s’efforça de soutenir le regard de monsieur London le plus longtemps possible.

Thésée jeta une œillade torve à son père. Que pouvait bien vouloir ce drôle d’huluberlu ?

Son père l’invita à rentrer.

—   Bien ! Bien ! Bien ! reprit l’homme dont la face s’illuminait d’un grand sourire.

Et il suivit son hôte vers le salon en partageant un clin d’œil à Thésée.

Au moment où l’homme pénétra à l’intérieur du vestibule, Thésée eut terriblement honte : honte de voir que les toiles d’araignées du plafond étaient en meilleur état que les poutres elles-mêmes. Il craignait surtout que la grande tête de l’étranger ne s’emmêle dans un de ces attrapes mouches. Mais bien que son haut front dépoussière le plafond, le mystérieux personnage ne semblait guère s’en soucier.  

—    Whisky ? Bière ? proposa poliment son père.

—    Je vous remercie, répondit l’homme, mais je ne supporte pas l’éthanol. Enfin, je ne suis pas venu ici pour parler de mes récurrentes « crises de foi ». Dieu merci, vous ne manquez pas de religion sur Terre.

Thésée et son père ne purent s’empêcher de croiser leur regard circonspect. L’homme s’en rendit compte, car il tira une chaise vers lui et précisa :

—    Veuillez m’excuser, je travaille encore mon humour. Enfin, laissons cela. Vous devez vous demander ce qu’un toqué de mon genre peut bien venir faire ici. Eh votre question serait pertinente. Mais avant de vous répondre, je voudrais vérifier quelques informations ; la procédure, vous comprenez ; simple broutille.

Il sortit de sa poche une montre à gousset et la posa sur la table. La montre, dorée, était finement ciselée.

—   Ça me fait penser ! s’exclama Thésée en se précipitant dans la cuisine.

Il rapporta le colis de son père.

—   Tiens, tu as reçu ça, dit-il en lui tendant le coffret. Mais c’était à mon nom.

Son père ouvrit le boitier. Les rides de son front se raidirent aussitôt.  

—    Où as-tu eu ça ? demanda-t-il la voix soudainement lourde.

Thésée crut qu’il allait se faire engueuler.

—    C’est arrivé par la poste.

Son père se tourna vers le dénommé Dalembert, le regard glacé.

Thésée ne comprenait pas sa réaction. Il y eut un froid.

—    C’est vous qui lui avait donné ça ?

L’homme se redressa et ajusta sa cravate comme un avocat prêt à assurer sa défense.

—    Navré monsieur London. Je la découvre comme vous. Mais permettez que j’y jette un coup d’œil.

Il tendit ses longs doigts osseux et récupéra le bijou. Il sortit ensuite de sa poche une loupe monoculaire qu’il colla sous ses cils gris. La lentille coulissait toute seule dans son tube, tandis que l’homme scrutait scrupuleusement la montre en lançant des « oh » et des « hm » enthousiastes.

—    C’est un vieux modèle. Elle est très belle. Mais sans la puce d’origine, on ne pourra rien en tirer. Si vous le voulez, je peux la ramener avec moi, je connais un spécialiste. Savez-vous d’où elle vient ? 

L’étrange individu et monsieur London échangèrent une longue œillade qui brouilla encore plus Thésée sur la situation. Le comportement de son père accentua davantage son incompréhension. Suspicieux, ce dernier insista auprès de l’homme :

—    Qui êtes-vous ? 

—    J’allais justement y venir avant que cette étrange découverte ne vienne perturber ma présentation. Il m’a semblé à votre réaction que cet artefact ne vous était pas totalement étranger. Je me trompe ?

Thésée dévisagea son père. Monsieur Dalembert avait vu juste, lui aussi avait surpris son changement d’attitude.

Les deux hommes ne se quittèrent pas des yeux, jusqu’à ce que monsieur London lâche le morceau : 

—    Elle appartenait à ma femme.

Un lourd silence envahit le salon. Le cœur de Thésée sursauta. Son père ne parlait jamais de sa mère. Il avait même plutôt la fâcheuse tendance à s’emmurer dans un sombre silence quand on évoquait le nom de sa défunte femme.

L’homme referma délicatement la montre, et, tout aussi délicatement, il la tendit à Thésée.

—    Je crois qu’elle te revient, dit-il. Si tu dis qu’elle était à ton nom.

La montre d’argent venait de prendre soudainement une autre valeur aux yeux de Thésée. De bibelot inutile, elle devint inestimable. 

—    Qui te l’a envoyé ? demanda l’homme.

—    Je n’en sais rien.

Thésée ne lâcha plus la montre. Tout en mirant sa jolie coque ornée d’un arbre, il la serra comme pour ressentir la chaleur de sa mère. Elle avait tenue cette montre.

Son père s’était assombri. Ses pupilles étaient perdues dans le vide entre les songes et l’oubli, chamboulées par les fantômes de son passé.

—    Bon ! dit le dénommé Dalembert avec énergie, revenons à nos moutons. 

Il ouvrit sa propre montre à gousset. Thésée mit quelques secondes à réaliser qu’un livre venait de se matérialiser au-dessus du cadran et tournoyait en l’air.

—    Dernière technologie ! crut bon d’expliquer l’homme en voyant les expressions déconcertées du père et du fils. Bien plus récente que celle de ta maman.

Le livre s’ouvrit et un texte s’afficha. Des lettres et des mots flottaient devant leurs yeux, mais ils étaient indéchiffrables. L’homme continua :

—    Tu es bien Thésée London, né le vingt et un juin, il y a dix-sept ans ?

 Thésée acquiesça.

—    Tu es le fils de Jack Griffith London ici présent, terrien de naissance, et de Meryl Joshua, ta maman, qui est malheureusement décédée quand tu avais trois ans.

L’homme attendait confirmation. Thésée lorgna vers son père. Ce dernier s’était accoudé à la table, les manches de sa chemise remontées. Les poils de sa moustache s’électrisaient les uns après les autres tel un chat effrayé. On abordait un sujet délicat. Thésée savait simplement ce que son père lui avait toujours dit. Sa mère était morte alors qu’elle était partie en mission pour l’armée. En dehors de ça, il n’avait pas beaucoup de souvenirs d’elle. Il ne restait dans sa mémoire que des flashs plutôt ternes. Il s’en rappelait surtout à travers l’odeur de son parfum, l’arôme de ses cheveux, ainsi que par la douceur de sa voix. Il se souvenait aussi de ses beaux yeux. Son père disait toujours que Thésée avait hérité de ses yeux à cause de la jolie tâche de couleur violette qui luisait au creux de ses iris. Mais ça s’arrêtait là. Sans les rares photos en sa possession, il aurait oublié jusqu’au visage de sa maman. C’était une belle femme, des cheveux bouclées, brune, une peau blanche cachant un sourire mystérieux, et des pupilles comme des galaxies.

L’homme fit défiler l’hologramme. Il releva légèrement son buste et planta ses yeux dans ceux de Thésée. Il avait les prunelles bleues, translucides, un fond de mer exotique.

—    Dis-moi simplement, reprit le dénommé Dalembert, comment te sens-tu au lycée ? Parle franchement, mon garçon, je n’irai pas te dénoncer.

Thésée prit le temps de réfléchir. Pour une fois qu’on lui demandait son avis.  

—    Vous voulez que je sois honnête ?

—    Parfaitement !

Il évita de croiser la face soucieuse de son père.

—    Je dirais que l’école m’ennuie. Rester des journées entières sur une chaise à résoudre des théorèmes dont je ne comprends rien, ce n’est pas pour moi.

—    Bien ! bien ! bien ! reprit l’homme en s’adossant contre le dossier de sa chaise.

Il souriait.

—    Tu me trouveras peut-être perspicace, mais à en juger tes résultats, je ne te ferais pas l’injure en te disant que je l’avais deviné.

Thésée répondit :

—    Je suis peut-être un imbécile, c’est vrai.

L’homme fit les gros yeux :

—    Détrompe-toi mon garçon, détrompe-toi ! ôte-toi cette idée de la tête. L’important n’est pas qui tu crois être ou ce que les autres disent de toi, mais bien ce que tu fais en ton âme et conscience. Bien malin celui qui se prétend être un modèle. D’ailleurs, figure-toi, qu’à ton âge, j’étais un peu pareil : les études ne m’intéressaient guère. L’école, ce n’était vraiment pas mon truc. Je croyais que je n’arriverais jamais à rien. J’avais un poil dans la main, un truc grand comme ça que je n’arrivais pas à couper. Et pourtant, vois-tu, la vie est pleine de surprises. Me voilà à la place que j’ai aujourd’hui. Pourtant, avec le recul, je ne crois pas avoir changé de personnalité. Ma vieille maman serait mieux placer que moi pour te le dire, elle me vilipende toujours comme une mère sait le faire, quand elle estime que je parle trop. Je ne suis pourtant pas né de la dernière pluie.

—    Votre mère doit être une brave femme, répondit Thésée.

—    Une femme coriace qui va finir par m’enterrer. Ceci étant dit, j’ai fini par trouver ma voie. A partir de cet instant, tout m’est devenu plus facile. Et justement, je suis ici pour t’offrir cette chance. Tu as des compétences, mais tu ne parviens pas à les exploiter, parce que le système dans lequel tu grandis ne te correspond pas. Eh bien sache que je puis y remédier.

—    Où voulez-vous en venir ?

—    Disons, et je dis cela en toute modestie, que je représente la plus prestigieuse académie qui existe dans ce bas monde. J’en suis même le directeur !

—    Harvard ?

—    Pacotille, répondit du tac au tac monsieur Dalembert. Harvard, Oxford, c’est bon pour les gens bien élevés qui ont beaucoup de mémoire et peu d’esprit. Au contraire, dans mon établissement, nous formons l’élite des nations ; et quand je dis l’élite, je pèse mes mots. Je parle du pinacle de l’élite, de l’élite de l’élite, des rares hommes qui dirigent le monde. Certains présidents des Etats-Unis sont passés entre nos murs. Et si tu n’as jamais entendu parler de mon établissement, c’est tout simplement parce que notre institution est ultra sélective et que nous tenons à garder nos secrets. Nous avons des adversaires redoutables.  

—    Où se trouves votre établissement ? demanda Thésée. 

—    A la croisée des mondes, répondit l’homme mystérieusement.

Il referma sa montre à gousset. L’hologramme disparut.  

—    Je pourrais être plus précis, mais tu ne me croirais pas. Déjà que tu me prends pour un fou.

Son père intervint brusquement :  

—    Si je refuse ?

—    Pour quelle raison ? s’étonna le directeur Dalembert.

—    Papa ! s’emporta Thésée agacé par cette intervention.

Il ne donna pas le temps à son père de se justifier. Ce dernier allait, encore une fois, lui mettre des bâtons dans les roues.

Mais l’homme le rassura :

—    Laissez ! Thésée. Je comprends très bien la remarque de votre père.

Puis il ajouta aussitôt :

—    La vraie question n’est pas de savoir si vous refusez, elle est plutôt de savoir ce que Thésée désir faire. Je vous rappelle qu’il s’agit d’une demande de votre femme à laquelle vous aviez consenti.

—    Ma femme est morte il y a quinze ans… répliqua monsieur London froidement.

—    Et nous, de notre côté, tenons notre engagement, répondit l’homme sans se décourager.

—    Papa ! s’exclama Thésée. Si j’ai envie d’y aller. C’est vrai quoi ! Pour une fois.

—    Je n’ai pas les moyens de financer des écoles privées, riposta son père.

Mais le directeur intervint :

—    Cela ne vous coûtera rien. Toutes les années de formation seront intégralement financées par notre organisme. J’ai bien dit in-té-gra-le-ment.

Thésée avait du mal à comprendre pourquoi un directeur de grande école prenait la peine de venir le recruter chez lui, alors qu’il était le plus piètre des élèves.  

—    Pourquoi moi ?

Monsieur Dalembert se redressa ; on se sentait tout petit devant ce grand personnage.  

—    Je ne sais pas si je suis le mieux placé pour te l’expliquer, dit-il en scrutant la réaction de monsieur London. Mais c’était le vœu de ta maman. Nous nous sommes engagés auprès d’elle à accueillir ses enfants en échange de ses services. L’heure est venue de payer notre dette. 

Thésée était confus. Il ne savait plus quoi penser. Il demanda :

—    Êtes-vous certain de ne pas vous tromper ? 

L’homme retrouva un large sourire. Il joint ses mains l’une à l’autres :

—    N’as-tu jamais eu le sentiment d’être différent ?

—    Tout le temps, admis Thésée.

—    Et si je te disais, que quelque chose en toi n’était pas de ce monde.

Il lança un clin d’œil plein de mystère à Thésée et poursuivit :

—    J’en suis sûr et certain ; tu es bien celui que je suis venu chercher. Cela ne fait aucun doute. Nous t’attendons les bras ouverts. Et retient bien que, ce qui nous importe aujourd’hui, c’est ce que tu feras demain. Tous ceux qui sont venus sur Gala finissent par trouver leur voie. Cela étant dit, tu es tout à fait libre de refuser.

Monsieur Dalembert le soutint d’un œil profond. Thésée avait beau y lire toute la confiance du monde, il chercha quand-même de l’aide dans les yeux de son père, mais celui-ci regardait ailleurs en se mordant les lèvres.

—    Je crois que vous ne pouviez pas mieux espérer pour votre fils unique, reprit le directeur Dalembert en voulant réconforter le père. C’est une chance unique. Une chance unique ! insista-t-il.

Son père avait les poings fermés et le front froissé. Sa face trahissait le combat qu’il se livrait au fond de lui-même. Mais après un long silence, il répondit :

—   Thésée est tout ce que j’ai.

Thésée le dévisagea en écarquillant les yeux. Il ne s’attendait pas à cette réaction.

—    Allons, allons, répondit monsieur Dalembert gravement mais conciliant. Vous avez ma parole que votre fils sera entre de bonnes mains.

—    Vous m’avez déjà pris m’a femme, susurra son père du bout des lèvres.

Le directeur Dalembert s’apprêtait à répondre, mais au dernier moment se ravisa et soupira. Enfin il finit par dire :

—   Laissez-le venir avec nous. C’est le mieux que vous puissiez espérer pour lui.

Une larme coula le long de la joue de son paternel. Thésée ne comprenait plus rien à ce gloubi-boulga. Pour la première fois, il voyait son père dans un piètre état, rempli de doutes. C’était d’habitude, quelqu’un de rustique, stoïque.

Il finit cependant par acquiescer.

—    Bien ! Bien ! Bien ! s’exclama le directeur Dalembert en se relevant d’un bond.

Il resserra une dernière fois le nœud de sa cravate.

—    Si Thésée est d’accord, c’est entendu ! Nous nous occupons des formalités. Quant à toi, jeune homme, une voiture viendra te chercher demain matin à trois heures pétantes. Cela te donne du temps pour préparer tes affaires. Pas besoin d’emporter toute ta maison avec toi, tu auras tout ce qu’il te faut sur place.

L’homme fit volte-face et se précipita vers le vestibule.

—    Je me dépêche, précisa-t-il, car j’ai rendez-vous à New-York dans une heure, pour une camarade dans la même situation que toi. J’aimerai ne pas arriver en retard. Jeune homme, on se revoit dans deux jours.

Il tourna les talons. Thésée l’accompagna du regard jusqu’au perron. L’homme monta à l’arrière d’une somptueuse Rolls Royce noire qui venait d’arriver. Celle-ci démarra doucement, et sans faire de bruit, s’éclipsa à l’angle du carrefour.

—    A Washington, répéta Thésée en scrutant les aiguilles de la pendule. Il n’y sera jamais. En une heure, c’est impossible.

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