La huitième merveille

Chapitre 2 : Vol de nuit

2659 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/10/2024 15:07

—   Tu as vu tes notes ?

Son père fulminait ; il transpirait de la moustache ; ses verres de lunettes s’engrisaient sous la buée. Il brandit frénétiquement le bulletin sous le nez de son fils. Il aurait pu s’abstenir, car Thésée connaissait ses notes par cœur : catastrophiques.

Le manque d’encouragements de ses professeurs et leurs appréciations le confortait dans l’idée qu’il n’était pas fait pour étudier. Son stratagème pour empêcher son père de mettre la main sur son piètre bulletin venait d’échouer.

—    Qu’est-ce que tu comptes faire avec ça ? Sérieusement ! Tu crois qu’une seule université va t’accepter ?

Thésée ne broncha pas ; il s’efforçait de ne pas laisser la colère et l’humiliation le déborder alors qu’elles bouillonnaient fortement dans son estomac et brûlaient ses veines.

—    Tu te mets le doigt dans l’œil ! poursuivit son père en postillonnant. Il va falloir te bouger un peu si tu ne veux pas finir…

Mais Thésée acheva la phrase avec un dédain retentissant :

—    Finir comme quoi ? Comme toi ! Comme un raté ?

Son père se figea. Sa moustache trémoussa. Thésée avait atteint son but ; la pique avait percée au bon endroit ; son père était blessé ; il ne s’en remettrait pas.

Les globules rouges du fils étaient portés à ébullition, la colère était trop forte. Tous les ingrédients étaient réunis pour que la soupe explose.

Thésée n’avait pas envie de justifier ses résultats, mais son père ne cachait pas sa déception et le faisait savoir. Thésée serra des poings comme un avertissement. Frustré, il se planta maladroitement les ongles dans la paume.

Mais le père ingurgita la vilaine remarque du fils, et, après un court silence où il prouva la sagesse de l’âge, il sermonna froidement Thésée :

—    On ne fait pas ce qu’on veut, dans la vie, mon gars ! Il n’y a pas de baguette magique ici ; personne ne viendra te chercher, personne ! Il n’y a que toi, toi et ce que tu fais de toi !

Thésée ne pouvait pas s’échapper, piégé dans sa propre maison, entre la porte et les menaces de son père. Il devait encaisser une infatigable et humiliante leçon de morale.

—    On n’a rien sans rien, poursuivit son paternel avec véhémence mais sincèrement convaincu.

Ce fut un moment terrible pour Thésée, car son père avait beau être en colère, il s’inquiétait pour son fils, et Thésée le ressentait.

—    Faut arrêter de rêver, poursuivit-il. On n’est pas dans une de tes séries débiles. Tu crois vraiment qu’il suffit de claquer des doigts pour que les choses se passent ? C’est ça que tu crois…

C’en était trop pour Thésée. Il n’avait rien de rationnel à objecter. Alors il explosa : 

—    TU M’EMMERDES !

Il fallait que ça sorte :

—    TU M’EMMERDES ! TU COMPRENDS CA ? AVEC TES DISCOURS D’UN AUTRE TEMPS ! TU ME FAIS CHIER ! LE LYCEE ME FAIT CHIER !

Il prit soin d’articuler la suite :

—    CA - ME - FAIT - CHIER ! Et tout ça pourquoi ? Pour faire un boulot de MERDE ! Vivre une vie de MERDE ! C’est ça que tu me proposes ? Crever pour que dalle ! Un monde comme ça : JE - N’EN - VEUX - PAS !

Son père le menaça du doigt. Les poils de sa moustache frétillaient comme s’il venait d’être foudroyé.

—    TU VA ME PARLER SUR UN AUTRE TON ET ARRETER DE FAIRE TON PETIT CON !

Il baissa de volume :

—    Jusqu’à preuve du contraire, tu vis encore chez moi, et tu manges avec l’argent que je gagne en faisant des boulots de « merde », comme tu dis, pour que tu puisses t’en sortir un petit peu mieux que moi. Parce que tu as raison, ce n’est pas la vie que je te souhaite. Alors si tu n’es pas capable d’avoir un minimum de reconnaissance, dégage d’ici, assume-toi, va vivre ta vie !

—    C’EST CA ! JE ME CASSE !

La porte claqua.

Thésée n’avait pas eu le temps de délacer ses chaussures, son père lui était aussitôt tombé dessus en pointant du doigt les mauvaises notes apportées par le recommandé du postier. Il maudit son vieux et tout le système institutionnel qui le soutenait.

Les relations avec son paternel étaient compliquées ; elles s’étaient même dégradées depuis que ce dernier avait annoncé son intention de vendre la maison. Il n’avait plus les moyens d’assumer la demeure, car il avait perdu son travail à cause d’un « plan de sauvegarde » de son entreprise. C’était la crise. Depuis, il se contentait de petits boulots aléatoires qui avaient pour seule constance d’être très mal payés.

Thésée ne voulait pas quitter cette maison, c’était la maison de sa mère, les derniers souvenirs de sa présence, là où il avait grandi. C’était un lieu rassurant, pour résumer : son chez lui.

Il erra un bout de temps dans les rues désertes de son quartier, un grand quartier résidentiel sans charme où chaque maison était un copié collé de la maison voisine. Il aimait pourtant ce petit bout de quartier ; il ne connaissait que ça, mais il le connaissait par coeur.

Il eut du mal à calmer ses nerfs. Il n’avait personne à aller voir, ses amis n’étaient pas disponibles. Alors, comme à chaque fois, il rumina sa colère en solitaire, ressassant en boucle de mauvaises pensées. Il finissait toujours par s’assoir sur un de ces bancs effrités en coin de rue, et par lever la tête au ciel, avec l’espoir que quelqu’un vienne l’aider, le rassurer. Ce quelqu’un, ce pouvait être n’importe qui. Il viendrait lui dire qu’il le comprenait, qu’il ne fallait pas s’en faire, et que tout allait s’arranger. Mais personne ne venait jamais, et les choses se répétaient encore et encore. Rien ne changeait. Les disputes empiraient, et la maison était toujours à vendre.

La nuit était tombée sur le quartier. Thésée en eut marre de se faire dévisager par des passants avec une curiosité de poules qui veillent au grain. Ils lui jetaient des yeux tordus et globuleux, des yeux menaçants et suspicieux de caméléon. Tout cela parce qu’il parlait seul à haute voix.

Il avait dix-sept ans, et beaucoup de colère en lui ; ce qui ne l’empêchait pas d’aimer son père. C’était un jeune homme, tout ce qu’il y a de plus lambda, des cheveux bruns, ébouriffés, en épis. Il avait comme traits distinctifs des tâches violettes dans les prunelles. D’après son père, il devait la couleur de ses yeux à sa mère. 

Il abandonna le boulevard et les lampadaires orangés de la civilisation pour un vieux square plongé dans une nuit ancestrale. Les graviers craquaient sous ses semelles. Une grenouille croassa dans un plan d’eau asséché. Il ne trainait plus à cette heure-là, dans le vieux square, que des clodos ou des junkies venus consommer leur dose.

Il s’assit sur la vieille balançoire ; les chaînes rouillées grincèrent. Une bouffée de larmes inonda sa colère.

—   C’est vrai quoi ! finit-il par cracher tout haut, sans conviction, comme si quelqu’un pouvait l’entendre. Il me casse les couilles.

Il leva les yeux au ciel. La nuit était bien installée, étendue d’un bout à l’autre de l’horizon.

Thésée aimait bien ce petit coin de square, c’était le seul endroit de la ville où il pouvait observer une poignée d’étoiles. Il resta là un bon moment, la tête en l’air, quand un éphémère trait blanc, fugace, se traça dans le firmament et disparut aussitôt.

« Une étoile filante, fais un vœu ! »

Il ne croyait pas à ce genre d’histoires, celles des vœux et des anges gardiens. Il n’était pas superstitieux pour un sou. Il ne voyait rien d’autre dans les étoiles que des boules de gaz et de matière en fusion. Chacune d’entre elles étaient séparées par un vide immense. Il savait aussi qu’elles s’aggloméraient dans des galaxies encore plus grandes, si grandes que l’étendu de l’univers semblait inconcevable pour un esprit humain.

Il formula quand-même son vœu : toujours le même.  

Ses nerfs détendus, la pression redescendit. Le remède fit son effet, il suffisait d’observer cet immense univers au-dessus de sa tête pour adoucir l’humeur. Contempler l’infini l’apaisait, car sa colère ne valait plus rien en face de cet invincible spectacle. Il parcourait l’infranchissable étendue d’un seul coup d’œil, d’étoile en étoile, de constellation en constellation, comme si l’abime céleste l’appelait d’une voix mystérieuse. Quelque chose faisait résonner Thésée en sa chair devant ce monde inconnu.

Toutefois, il ne comprenait pas cette animosité qui l’animait à l’égard de son père. Cette frustration l’avait maintenue sous tension tout au long de l’année. A chaque fois, elle menaçait d’exploser en un claquement de doigts, pour un mot, pour un rien. Était-ce la fin de l’adolescence ? Une affaire d’hormones ? Peut-être, mais ce n’était pas une excuse.

Il savait, au fond de lui, que son père se dépatouillait comme il pouvait pour les faire vivre tous les deux. Mais c’était plus fort que lui, Thésée voulait faire payer son père, sans savoir vraiment quoi. Enfin si, peut-être qu’il le savait, mais c’était trop dur à exprimer. 

Son ventre gargouilla.

« Si tu veux rentrer, pas le choix, va falloir que tu t’excuse. »

Cela faisait deux semaines que les vacances d’été avaient débutées, mais son père venait seulement de mettre la main sur son bulletin. Ce n’était pas folichon, sauf en sport. Quant-au reste...

Franchement, il ne comprenait pas ce qu’il faisait en cours. Il n’avait pas de véritables amis, à part Jordan. Mais ce dernier s’était trouvé une copine, et depuis le début de son flirte, ils se voyaient de moins en moins souvent. Thésée s’entendait mal avec les jeunes de son âge. Il avait le sentiment de ne pas être né à la bonne époque, de ne pas faire partie du bon monde. Il se sentait différent, décalé, à la fois trop vieux, et en même temps immature.

Une seconde étoile traça sa route dans le ciel.

« Deux ! J’ai de la chance ! Une pluie d’étoiles filantes ? »

Quelqu’un ronfla dans l’obscurité. Il n’avait pas vu le clochard endormi dans la cabane à jeu, celle avec un mur d’escalade et une coque en forme de bateau de pirate. Il frissonna.

« Je ne vais pas rester là toute la nuit ! »

Il redoutait de rentrer chez-lui pour se confronter à son père. Admettre qu’il avait eu tort et s’excuser ?

« Hors de question ! »

L’homme de la rue grogna dans son sommeil. Thésée tressaillit. Il préféra s’en aller.

Il était à trois mètres de la barrière du square quand une tache noire, dans le ciel, attira son attention. La chose se déplaçait dans sa direction, vite, très vite. L’ombre frôla furtivement la cime des arbres, silencieuse comme une chouette. Elle disparut derrière les toits de l’autre côté du boulevard.

« C’était quoi, ça ? »

Thésée se figea et scruta attentivement le ciel pour voir s’il ne voyait pas autre chose : rien.

Il n’était pas sûr de ce que lui avaient montré ses yeux. C’était plutôt gros, mais ça n’émettait ni bruit, ni lumière. Il songea à un avion furtif de l’armée, ou à un grand drone, mais la forme différait un peu. Puis la chose était passée tellement vite.

Il se méfia de la nuit, car elle brouille le jugement et transforme les plus inoffensifs buissons en d’effrayants épouvantails. Et comme il n’avait jamais été attaqué par ces fameux monstres censés rôder sous les lits, il opta pour une hallucination ; il n’avait aperçu qu’une ombre.

Il escalada la barrière et sauta sur le trottoir ; la lumière des candélabres chassa ses craintes.

Il déambula sur le macadam, absorbé par ses rêveries, et revint automatiquement chez lui, sans même s’en rendre compte. Un chien aboya quelque part dans la nuit.     

La porte n’était pas fermée à clef, il soupira, soulagé. Il entra sur la pointe des pieds, délaça ses baskets et gravit l’escalier, le pied souple pour éviter d’entendre grincer les marches. En rentrant à deux heures du matin, il craignait moins les monstres de la nuit que son père en colère.

Il s’affaissa sur son matelas. La maquette d’un chasseur TIE de la saga Stars-War était suspendue au plafond par un fil de nylon. Il la balança du bout des doigts comme le pendule d’une horloge.

« Il faut que tu grandisses ! » murmura une voix au fond de sa tête.

Il se redressa et s’accouda aux rambardes de la fenêtre. L’affreux teint rougeâtres des réverbères gâchait la couleur de la nuit. 

Tout d’un coup, un flash blanc illumina le ciel. Ça ne dura qu’une fraction de secondes, mais cette fois, Thésée était sûr de ne pas avoir rêvé. Il sourcilla. Décidemment, la nuit était bien mouvementée. Il scruta le mince horizon qui débordait entre les toitures en se remémorant la vidéo d’une météorite qu’il avait vue sur internet. Le caillou spatial, en entrant dans l’atmosphère, se décomposait et s’émiettait dans un flash lumineux pareil à celui qu’il venait de voir. Les gens filmaient par hasard ces évènements en poussant des cris de stupeur : « Oh mon Dieu ! » 

Las de son escapade nocturne et de son lot de mystères sans réponse, Thésée s’allongea sur son lit, tira la couette jusqu’à sa poitrine, et finit par s’endormir. 

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