La huitième merveille

Chapitre 1 : Attend !

1414 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 02/10/2024 15:04

[Musique: Wait ; M83.]


Une décharge d’éclairs blancs fissura des nuages chargés de pluie. Le ciel gronda, puis, les flashs blancs se succédèrent. Ils illuminèrent le sombre voile noir en son ventre, grommelant à chaque fois comme un ogre ronflant, un peu plus fort, un peu plus longtemps. Un puissant craquement fit sursauter le quartier, le tonnerre satura toutes les oreilles. Une boule lumineuse traversa le ciel et se volatilisa comme une étincelle. 

Une femme observait le spectacle à l’abris derrière les fenêtres de sa maison. Elle soupira. Anxieuse, elle serrait dans sa main droite une vieille montre grise. Elle la serrait si fort, que le motif qui ornait la coque s’imprima point par point dans sa paume et laissa apparaître les traits d’un arbre. La montre était attachée à son pantalon par une chaîne d’argent.

Elle l’ouvrit, la fixa en se pinçant les lèvres, et la rangea dans sa poche.

—   Je dois y aller !

L’homme à ses côtés se crispa. Sa moustache frémissait.

—   Rien ne t’y oblige ! rétorqua-t-il, un grelot en travers de la gorge.

La femme ne répondit rien, les lèvres cousues. L’homme insista :

—   Ce n’est plus ton affaire !  

Sa remarque réveilla un diable de feu noir dans les prunelles violacées de sa compagne. Plus que tout au monde, l’homme redoutait la réponse. Et il ne s’était pas trompé, le si joli visage et d’habitude si doux de son épouse se referma, ses traits se raidirent, ses pupilles se rétrécirent et devinrent froides.

—   C’est mon devoir ! répondit-elle sur un ton frôlant le reproche.

Des jets de foudre embrasèrent l’horizon comme autant de coup d’épée transperçant le ciel ; le tonnerre s’enhardit.  

—   Ton devoir ! répéta l’homme médusé. Ton devoir ?

Il tremblait comme si l’on venait d’ouvrir une fenêtre en plein hiver et que le blizzard soufflait dans la maison.

La situation le désespérait ; il était décidé à ne pas laisser partir sa femme ; mais il savait déjà dans son intime conscience que cette dernière avait déjà prise sa décision, et, qu’inébranlable, pour ne pas dire « tête de mule », il ne parviendrait pas à la faire changer d’avis. Il la connaissait trop bien.

Qu’à cela ne tienne, il insista et regroupa ses quelques forces encore présentes pour les lancer une dernière fois dans la bataille, sans trop y croire :

—    Ton devoir, répéta-t-il encore, c’est d’être avec ton fils. Tu as pensé à Thésée ? Tu as pensé à moi ? A nous ?

—    Ne joue pas à ça avec moi !

Sa femme luttait contre elle-même pour garder son sang-froid, mais ses joues blanches s’empourpraient de colère.

—    C’est comme ça que tu me vois ? ajouta-elle dépitée. Après tout ce temps ? Tu crois vraiment que j’en ai envie ?

—    Ce n’est pas ce que je voulais dire, interrompit son mari en comprenant trop tard son erreur.

Le jeu était perdu d’avance. Il n’y avait plus rien à faire ; aucun des arguments avancés ne la convaincraient plus. Sa décision était prise, et elle était irrévocable. Et comme pour confirmer ses craintes, elle répliqua :

—    Tu savais que ça pouvait arriver. Je ne te l’ai jamais caché. J’ai renoncé à tout pour toi, et je ne l’ai jamais regretté, jamais ! Tu entends ! C’était mon choix. Mais aujourd’hui je dois y aller ! Pour toi, justement ! Pour Thésée. Pour…

Elle refoula un sanglot ; une perle scintillait au bord de ses paupières.

—    Pour nous !

—    Mais pourquoi ? s’exaspéra l’homme. Tu ne vas pas me faire croire qu’ils ont absolument besoin de toi !

—    Tu n’imagines mêmes pas ce qu’il adviendra si…

Elle interrompit sa phrase. Quelque chose venait de bouger dans l’obscurité du couloir. Son visage s’adoucit et retrouva aussitôt sa blancheur de lait. 

—   Thésée… Qu’est-ce que tu fais-là ? Tu devrais être au lit.

Thésée était à peine caché par l’entrebâillement de la porte du salon. Il écoutait ses parents se disputer. Il avait surpris l’écho de leur voix depuis sa chambre située à l’étage.

Sa mère se précipita vers lui et le prit dans ses bras.

—   Je ne veux pas que vous vous disputiez, dit Thésée.

Il avait trois ans, bientôt quatre, et portait un pyjama de Batman. Il ne comprenait pas tout à ces histoires d’adultes, mais il avait suffisamment de jugeote pour deviner que quelque chose se tramait. Une vive tension habitait la maison depuis plusieurs jours. Par deux fois, il avait secrètement surpris des larmes sur les paupières de sa maman, mais il n’avait rien dit.  

Sa mère le transporta dans les escaliers. Il colla son nez contre son cou. Elle avait la peau suave, et ses cheveux étaient doux, parfumés ; ils sentaient le lait de coco. Il voulait en mordiller un morceau de tignasse ; il avait même déjà essayé, mais ce n’était pas aussi appétissant qu’odorant.

Sa mère le reposa délicatement dans son lit et remonta son épaisse couverture sur sa poitrine.

—   Maintenant, souffla-t-elle, je veux que tu dormes.

Elle déposa un tendre baiser sur le front de son fils. Elle avait les lèvres chaudes. Ses yeux scintillaient comme des galaxies dans la nuit.

—   Je ne veux pas que tu partes, répondit Thésée.

La chambre n’était éclairée que par la faible lueur du salon qui remontait par l’escalier. Pourtant, malgré la pénombre, Thésée devinait la fragile larme qui guettait au coin des beaux yeux de sa mère. Elle luttait contre elle-même pour la retenir.

—   Je reviendrai vite, c’est promis.

—   Tu vas où ?

Sa mère sourit. Elle répondit avec une douceur rassurante :

—   Loin, très loin. 

—   Pour ton boulot ?

—   Pour mon boulot.

—   Où ça ?

—   Là-haut.

Elle leva les yeux vers le plafond.

—   Tout là-haut.

—   Sur la lune ? demanda Thésée. Comme le petit garçon qui parle au renard ?

—   Plus haut encore.

Thésée réfléchit à ce qu’il pouvait répondre, il n’était pas sûr de comprendre.

—   Dans les étoiles ? insista-t-il.

—   C’est ça, dans les étoiles, chatoya sa mère.

Son beau sourire éclairait la pénombre.

Thésée voulait la retenir par tous les moyens possibles. Il l’enlaça très fort, les bras autour du coup, et appuya sa tête sous son sein. Il écouta son cœur battre.   

—   Papa et moi on peut venir ?

Elle renifla. 

—   Un jour. Mais pour l’instant je veux que tu dormes.

Elle colla son front contre celui de son fils et fredonna :

 

Si tu cherches ton chemin la nuit.

Que ton cœur s’assombrit.

Lève les yeux vers les cieux,

Il y aura toujours une étoile

Pour t’accueillir, te recueillir…

Puis elle murmura :

—   Je t’aime mon grand. Sois sage avec papa.

Elle déposa un dernier baiser sur les paupières de son fils, et referma la porte, emportant avec elle les derniers rayons de lumière. Thésée se retrouva plongé dans le noir. 

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