La prophétie du roi déchu: L'enfant sombre

Chapitre 24 : Les marques du malheur

8018 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/12/2024 08:59

Chapitre 24: Les marques du malheur





Dans les profondeurs des cachots, deux gardes se dirigeaient vers la plus isolée des cellules, ouvrirent un bref instant une minuscule ouverture au pied d’une porte d’acier et y firent glisser un bol à l’intérieur. En voyant l’offrande, Warda sauta dessus pour ne pas laisser les rats s’emparer de la nourriture. Les petites créatures aussi affamées que lui tentèrent d’abord de l’intimider, mais lorsque l’elfe noir en écrasa deux avec de violent coup de pied, ils se replièrent dans les petites fissures en couinant. Pendant que Warda mangeait son infecte repas, il surveillait les féroces rongeurs qui le regardaient de leurs petits yeux noirs dans les ténèbres. L’elfe noir apprit très vite les rudiments de la prison, il devait devenir rapidement le maître des lieux si il ne voulait pas que son séjour devienne encore plus infernale que ce que l’était. Les défections en décomposition puaient pire que mille culs de diable. Les rats s’en nourrissaient si Warda était assez rapide pour manger la nourriture des gardes. Petit à petit il perdait la notion du temps, du goût, de la liberté, voire pire, il n’avait plus conscience de lui-même. Toutes ses pensées se dirigeaient vers un seul objectif: manger. Il n’avait droit qu’à deux maigres repas par jour. Son corps si musclé était devenu maigrelet, ses côtes saillantes déformaient son torse. Il était habitué à vivre dans l’obscurité totale, d’ailleurs il préférait fermer les yeux les trois-quarts de son temps. Il avait développé un incroyable sens du touché et de l’ouïe. Très utile pour savoir si les rats étaient loin ou pas. S' ils étaient trop proches, un coup de pied au jugé était suffisant pour les repousser, sauf si il avait le malheur de tomber sur un teigneux qui n’hésitait pas à mordre. Ses poumons sifflaient toujours plus, jour après jour. Sa tête était aussi chaude qu’une bouilloire, et l’impression d’avoir été assommé à coup de gourdin persistait. Il devait se forcer pour respirer, car en plus de l’odeur insoutenable, il était tombé très malade. Ses réflexes pour attraper la nourriture tenait plus de sa volonté que de son état de santé. Tandis qu’il léchait le fond du bol pour ne rien laisser, un étrange bruit résonna dans les couloirs sombres. « Clic! clic! clic ! ». Ce bruit lui était étrangement familier, mais il n’arrivait pas à se souvenir de qu’est-ce que c’était. Les « Clic ! Clic ! » cessèrent devant la porte de son cachot. Il entendit le son distinct de la clé qui s’introduit dans la serrure. Lorsque la porte s’ouvrit, dans la lumière aveuglante de la torche, le roi sylvain apparut. Les rongeurs poussèrent des couinements et s’entassèrent davantage dans les minuscules fissures dans les murs. Taläsna pénétra dans la cellule et jeta un bref regard dégoûté dans la direction du tas d’excréments. Warda se recroquevilla pour se protéger de la lumière. En le voyant de la sorte, le seigneur elfe lui demanda en désignant les selles:

_ Est-ce toi qui en es à l’origine ?

Warda acquiesça d’un mouvement de la tête, regardant l’elfe sylvain comme un chien qui s’apprête à se faire battre.

_ C’est réellement dégoûtant ! Répondit le sylvain sur un ton agressif. Tu n’es vraiment qu’une bête !

L’elfe noir se mit en position fœtal pour s’enfermer dans un monde de silence sous les réprimandes du roi. Mais rapidement, les paroles du noble attirèrent son attention.

_Ma sœur est venue te voir il y a environ trois semaines. Cela ne me plaît guère, depuis elle m’en veut de t’enfermer ici. Elle voudrait que je te remercie de lui avoir sauvé la vie, elle avait même organisé un plan pour te faire sortir d’ici. Et ça me gênerait beaucoup que mon peuple apprenne que leur princesse fréquente un monstre qui défèque dans sa cellule. 

_ Que puis-je y faire ? Répondit Warda en balbutiant. Je suis prisonnier, je ne peux rien faire.

_ Mais je propose une alternative Tu as deux possibilités, soit mourir, soit elle accepte mes conditions. Tu auras droit à une cellule qui est réservée en temps normal aux prisonniers de guerre, tels que des seigneurs ou des nobles. En échange, tu ne la reverras plus jamais. 

Warda leva la tête vers le seigneur elfique. Il sourit d’un air moqueur et dit:

_ Pourquoi m’en parler ? Après tout, ce n’est pas à moi d’en décider.

_ Justement, répondit l’elfe aux yeux d’or, c’est bien là le problème. Elle m’a demandé de quérir ton avis. J’aurais pu faire croire que tu as refusé et il m’aurait suffit de te trancher la tête. Mais contrairement aux humains, notre peuple hait le mensonge et j’ai juré que je demanderai ton avis. Alors parle, accepte-tu de quitter ce trou à rats pour une prison luxueuse et de ne plus jamais revoir ma sœur ?

Répondre « oui » aurait été si tentant. Il avait vécu trop longtemps dans ce trou infâme pour ne pas voir la balance déséquilibrée. Mais une image de la princesse lui revint soudainement à l’esprit. Si belle, si brillante, deux yeux d’or illuminés de bonté et une longue chevelure noire bouclée qui ondulait sur sa nuque. S' il acceptait l’offre, cette image ne serait plus qu’un souvenir oublié. Ce ne fut qu’un bref baisé, très bref baisé, mais pourtant la douceur était restée gravée sur ses lèvres. D’un autre côté, il était malade, il mourait de faim et l’obscurité était en train de le rendre fou. Et rien non plus lui assurait qu’il la reverrait si il refusait d’aller dans cette « prison luxueuse ». Si il devait la perdre, autant gagner un foyer plus doux. L’elfe noir tenta de se relever en s’appuyant sur le mur.

_ J’accepte, répondit-il en plongeant ses yeux rouges furieux dans ceux du noble qui le regardait de haut. 

Il respira une dernière fois l’air infecté qui brûlait ses poumons, une odeur de mort et de défection flottait encore derrière lui lorsque les gardes ouvrirent la porte. Ils lui enfilèrent une cagoule sans trou, le plièrent en deux et l’enchaînèrent sans ménagement. Ils l’attrapèrent par le froc et par la nuque, il se rappela alors des cochons de Raon, juste au moment où il traînait un de ses protégés dans la cabane pour le tuer et le vider de sa chair. Est-ce que Taläsna était en train de faire la même chose, il appâtait avec une délicieuse promesse pour que Warda se laisse gentiment couper la tête ? Possible, mais après tout, si c’était vrai, rien ne servait de lutter. Il était malade, quasiment nu et seul face à toute une garnison de soldats surentraînés et armés jusqu’au dents. Il leurs suffirait de faire un croche-patte pour le faire tomber inconscient. Si il devait se faire trahir, qu’au moins le couteau atteigne le cœur. Il marcha ainsi aveuglement, dans les couloirs humides et pourries de la prison souterraine. Warda sentit sous ses pieds les dalles froides parsemées de fragments dont il préférait encore en ignorer l’origine. Les elfes ne devaient avoir aucune compassion pour les malheureux enfermés ici, et encore moins ménagement pour les jeter dans leur cellule, et gares aux orteils qui dépassent. L’elfe noir cogna son pied contre une surface dure ce qui lui valut une douleur de plus à sa collection. 

_ Marche ! Ordonna un garde.

Warda comprit que c’était une marche, et méticuleusement, il leva son pied et le posa le plus délicatement possible pour éviter de souffrir davantage. Les geôliers impatients le tirèrent vers le haut pour faire hâter la marche. Warda continua de grimper l’escalier jusqu’à ce qu’il retrouve une surface plate. Il fut violemment tourné sur sa droite et emprunta un nouvel escalier incertain. Il monta ainsi plusieurs étages dans la prison souterraine, tentant tout pour ralentir pour se soulager, mais à la fois impatient de sortir. Une aura de désespoir émanait de chaque mur, pourrissant de seconde en seconde les prisonniers enfermés. Puis, après avoir gravi la dernière marche du dernier escalier, un léger murmure résonnait dans ses oreilles. Un bruit agréable, un fond sonore qui échappait de la porte qu’il savait devant lui. Le gazouillis d’un millier de chanteurs cachés l’accueillait, puis le grincement métallique de la charnière de la porte, et enfin, l’air. Son cœur battait si fort d’excitation qu’il en bondissait presque. Le dehors. La forêt. Les oiseaux. Les feuilles qui bruissaient sous ses pieds. La morsure du froid du vent hivernale. La morsure du froid de la neige qui fondait sous ses pieds. Même sous sa cagoule, il devinait la beauté de l’extérieur. Les soldats le traînèrent jusqu’à une cage roulante où ils le jetèrent brutalement. 

_ Emmenez ce carrosse à son nouveau palais ! Ordonna ironiquement l’un des gardiens de prison. 

Warda releva la tête en tentant de respirer malgré le tissu qui se coinçait dans son nez et sa bouche. Le cocher répondit à son interlocuteur et fit claquer ses rênes. Les lourds sabots se mirent alors à marteler le sol et la cage se mit à avancer. Le bruit des nombreux pas à côté de Warda lui permirent de savoir qu’il n’était pas question de le laisser seul. Une escorte de six, voir huit elfes, suivaient la diligence sans quitter des yeux le prisonnier. « Au moins ils ne me traînent pas dans la boue », se dit Warda en repensant à la manière dont il a été amené dans cette prison insalubre. Il regrettait seulement qu’on ne lui ôta cette cagoule ne serait-ce que pour voir à quoi pouvait bien ressembler le cachot vu de dehors. Adieu les rats, adieu maudite cellule, il avait enfin quitté cet endroit diabolique. Alors qu’il avançait à bord du « carrosse », le bruit monotone mais rassurant des chevaux qui martelaient la terre se répétaient tel un écho dans une caverne. Le vent lui glaçait la peau, et sa gorge brûlante réclamait de l’eau. Mais il savait que bientôt son calvaire serait fini. Il remercia la princesse dans un murmure, car sans elle, il serait certainement mort à petit feu, enfermé entre ces quatre murs en guise de cercueil. Il se passa une heure avant que le chariot ne s’arrête. Warda entendit le bruit de la clé qu’on insérait dans le cadenas, un son métallique résonna et deux paires de bras l’attrapèrent au niveau des épaules et du cou puis le sortirent. Enfin, ce n’est pas trop tôt ! Pensa l’elfe noir. Un peu plus et ce n’aurait été même pas la peine qu’ils viennent le chercher, tellement il avait froid. Trois pointes d’acier lui caressaient le dos, il comprit que ça voulait dire « Avance ! », ce qu’il fit. Qu’est-ce qui se dressait devant lui ? Le chaud foyer promis par le seigneur elfe ou une potence dont le bourreau nouait les cordes. Si les hommes étaient capables de mentir, pourquoi un elfe serait si différent après tout ? La neige sous ses pieds le brûlait de froid. Un garde qui le tenait fermement ordonna de monter. Des escaliers ? Qui mène où ? À une tour luxurieuse ou à un bûcher ? Le vent glacial soufflait sournoisement dans son cou, les poils de sa nuque hérissaient à l’idée qu’on allait le trahir pour le tuer plus facilement. Il monta les marches de manière disgracieuse, voir maladroitement, manquant de tomber à chaque pas. Si seulement on pouvait lui ôter cette foutue cagoule ! On le traîna ainsi sur une vingtaine de marche, les pointes acérées dans son dos, deux soldats le tirant comme un veau qu’on s’apprêtait à abattre. À son grand soulagement, il entendit le grincement d’une porte devant lui. Ce n’est pas une potence ! Lorsqu’il pénétra à l’intérieur, un garde lui ôta sa cagoule. 

_ Ce sera plus pratique que de te traîner jusqu’à ta cellule ! Grogna un elfe. Maintenant marche. 

Les trois gardes aux lances avaient disparus, et la chaleur des torches l’envahit. Warda fixa une flamme les yeux à moitié fermés, et il savoura cette lumière chérie. Un garde le ramena à la réalité en lui flanquant un coup de pied dans le postérieur. 

_ Réveils toi ! Tu auras tout ton temps pour roupiller là-haut ! 

L’elfe noir obéit et gravit les escaliers de cette étrange tour. Les murs n’étaient pas de pierres, comme dans le cachot où il avait été jeté au milieu des rats, mais de branches solidement entremêlées, ne laissant pas passer le froid agressif du dehors. De petites assiettes suspendues au-dessus de leurs têtes contenaient une flamme alimentée par de la graisse. Il monta avec plus d’aisance, capable de voir où il posait ses pieds. Il avait l’étrange impression que l’escalier, le mur, toute la tour était vivante. Comment une telle merveille avait t-elle pu voir le jour ? Aucun architecte de talent n'était capable de ce genre de prouesse. Lorsqu’ils gravirent les nombreuses marches, ils se trouvèrent devant une grande salle (voir immense pour Warda qui pendant plusieurs semaines fut enfermé dans un espace ne dépassant pas les deux mètre carrés). De l’huile brûlait dans un foyer, emplissant la pièce de chaleur. Des meubles luisants aux formes arrondies étaient posés dans les différents recoins. Lorsque l’elfe noir s’en approcha, il vit que c’étaient des branches entremêlées, tout comme le mur, et qu’ils sortaient du sol. Il fallait vraiment un très bon œil et regarder de très près pour le remarquer. Sinon on aurait pu pensé que c’était taillé avec la plus grande délicatesse. Des coupes de fruits étaient posées sur une table, qui était elle-même fabriquée de la même manière que les autres meubles, accompagné d’un rôti d’animal étrange encore fumant. Voilà donc à quoi ressemblait une prison réservée aux seigneurs capturés pendant une guerre. L’un des garde regarda la suite et dit d’un air dégoûté:

_ Comment un monstre de son espèce peut avoir droit à une si belle cellule ?

_ Ordre de la princesse Lindilla, répondit l’autre.

Les soldats elfes retournèrent vers l’escalier. Pendant que son compagnon descendait, l’autre garde posa la paume de sa main contre le mur de branches, puis, jaillissants du sol et du plafond, les branches s’entremêlèrent à la verticale pour former des barreaux. L’elfe sylvain se tourna vers Warda et lui dit d‘un ton sarcastique:

_ Passez un bon séjour messire.

Puis le garde descendit, allant certainement rejoindre le reste de la garde. Warda regarda la salle, jamais il avait connu plus confortable que la cabane qui servait de maison à Räon. Mais là, ça dépassait largement les limites de son imagination. Affamé, il se jeta sur les fruits. Il s’empara d’une poire bleue et la dévora goulûment. C’était très sucrée, la chair avait la même consistance que celle d’une figue. Le jus violet qui coulait sur ses joues était rafraîchissant, mais collant. C’était succulent. Lorsqu’il ne restait plus que la queue, il attrapa un autre fruit jaune dont la forme longiligne rappelait un concombre. Mais contrairement au concombre, l’intérieur était flasque. Peu appétissant aux premiers abords, lorsqu’il ouvrit il découvrit un liquide épais rappelant le miel, l’odeur sucrée rappelait à la fois la pêche et l’abricot. Sauf que ce n’était ni l’un ni l’autre. Il pencha le fruit comme une gourde et en avala tout le contenu. À la fois très doux et épicé, le jus était une fontaine faisant découvrir toutes les sensations du palet. Il jeta la peau du fruit dans le feu et regarda un fauteuil en branches. Dessus étaient posées des vêtements en fourrure. Il les enfila et redécouvrit la chaleur. C’était également très confortable. Il s’enroba dans un épais manteau en fourrure de cerf et retourna à table. Il regarda l’animal rôti. Des pattes étaient palmées, ses cinq doigts se terminaient par une ventouse, tout comme ceux d’une grenouille. Sa queue se terminait par une nageoire, son dos était recouvert d’épines reliées par une fine membrane, comme un poisson. Sa large gueule était dépourvue de dents, et sur les côtés de sa tête se trouvait des ouïes de requin. C’était une étrange créature, à mi-chemin entre le batracien et le poisson. Mais ça sentait bon, ce devait être comestible, voir excellent. Avec sa rudesse acquise lors de ses longues années passées dans la forêt sauvage, il arracha une patte avant et mangea la chair. Elle était très tendre, et le goût qui pouvait y ressembler le plus était celui de la viande de truite. Rapidement, ce qui fut une patte-nageoire devint plus qu’un bras squelettique pourvue de cartilage entre les doigts. Warda se saisit d’un couteau et découpa le corps de l’animal en rondelle, comme un pain, et se posa une part dans une assiette. Il dévora la chaire exquise de la bête, il n’avait rien avalé d’aussi bon en matière de viande depuis des années. Il ne resta plus qu’un morceau de colonne vertébrale et deux cottes quelques secondes plus tard. Que c’était bon. L’elfe noir prit de nouveau le couteau, coupa la queue, la posa dans son assiette puis vint se poser devant la « cheminée ». Il commença à déguster quand un bruit vint lui titiller les oreilles. Il se retourna et découvrit le roi elfe escorté de deux gardes. L’un des soldats posa sa main sur le mur de branche puis deux barreaux de la cellule luxurieuse s’écartèrent pour laisser passer Taläsna. 

_Je vois que vous êtes à votre aise, elfe noir.

_ Merci messire, lui répondit Warda. 

_Ne me remercier pas vermine ! Hurla Taläsna indigné. Remercier plutôt ma soeur et ses caprices. Sans elle, je vous aurais tranché la tête depuis bien longtemps. 

Warda sentit la chair de « battrapoisson » se coincer dans la gorge. Il toussa à s’en déchirer les poumons. Puis il se tourna et répondit:

_ Alors remerciez-la de ma part, ce serait un honneur.

Taläsna se contenta de répondre par une grimace. Il s’avança vers la table où étaient déposés les mets étranges. Warda se leva difficilement et montra la créature du doigt.

_ Au fait, qu’est-ce que c’est ?

Le roi Sylvain regarda la bête puis Warda.

_ C’est un Baradiel, un poisson qui est un proche cousin des batraciens. Nous les pêchons dans les lacs à l’ouest de la forêt. Ils se nourrissent de proie aussi grande que leur gueule, mais ne s'attaquent jamais à ce qui est plus grand. Sans dents, ils se contentent de gober tout ce qui peut passer sous leur nez. Estimez-vous heureux de pouvoir en manger, en hiver avec les eaux gelées c’est très délicat d’en attraper. 

Warda regarda son assiette et se rendit compte à quelle point il avait de la chance de manger ce « poisson ». Taläsna rejoignit le prisonnier à côté du foyer brûlant. Warda s’assit sur un fauteuil couvert de fourrure en regardant les flammes danser. 

_Je dois m’estimer heureux d’avoir réussi à vous capturer, dit Taläsna. Vous allez peut être avoir du mal à me croire, mais il est très difficile de capturer un elfe noir. Leur état est proche de celui de l’animal, voire pire, de la bête. Nous ignorons beaucoup de choses sur votre espèce, et c’est difficile de percer tous les mystères qui vous entourent en se contentant d’autopsier des cadavres. Nous avons besoin de comprendre le pourquoi de ce comportement barbare. Peut-être que vous avez les réponses à nous fournir. Nous savons que votre sang est très riche en magilith, que votre ossature est très résistante et que vos muscles se développent plus rapidement que chez n’importe quelle espèce. Votre corps est visiblement parfaitement adapté au combat. Il est difficile de vous couper, en général vous ne subissez que des blessures superficielles. Regardez-vous par exemple.

Warda écarta les manteaux et leva sa chemise jusqu’au niveau du ventre. Taläsna l’examina et dit:

_ Rapellez-vous, en arrivant ici mes soldats vous ont criblés de flèches. Toutes vos blessures ont disparu, comme de simples égratignures. Votre régénération doit être également supérieure à la nôtre. Votre organisme est également très résistant face aux maladies, vous avez réussi à tenir dans mes cachots où pourtant rares sont les humains à en ressortir vivants. Peut être même que sans médicament, simplement en vous nourrissant, vous serez capable de vous guérir seul.

Le roi elfe s’éloigna, semblant être en train de réfléchir sur ce qu’il allait faire de Warda. Lui, il se contenta de manger la queue du Baradiel et de tousser de temps en temps. Il se rappela de toutes ses aventures vécues jusqu’ici. Son corps n’a jamais été marqué par de quelconques blessures, si ce n’est les coups de fouets d’argent qui lui avait tracé de longues estafilades dans son dos, mauvais souvenirs de cette nuit là. Il se souvint de sa chute avec Jaron lors de leur atterrissage brutal, et se rappela s’en être remis plus rapidement que le loup. Les coups qu’il avait reçus durant toutes ces années ne lui avaient jamais laissé aucune cicatrice. Il avait longtemps cru que cette régénération était à la portée de tous, tout comme sa résistance. Taläsna lui prouva qu’il avait tort. Les elfes noirs sont des êtres exceptionnels. « Parfaitement adapté au combat » comme avait dit Taläsna. Alors, Warda était véritablement une bête née pour tuer. L’elfe sylvestre revint finalement aux côtés de Warda qui dévorait sa queue de Baradiel. 

_ Nous cherchons aussi une réponse à ça, dit l’elfe aux yeux d’or en soulevant le manteau de Warda, découvrant sa peau noire et ses glyphes étranges.

Warda regarda son épaule dénudée, dont les étranges lettres ressemblaient à une ronce épineuse dansant sur son corps. 

_Je les ai depuis toujours, répondit Warda.

_ Nous le savons, répondit Taläsna. Mais nous ignorons pourquoi. Nous savons uniquement qu’elles peuvent influencer votre comportement. Lorsqu’elles s’illuminent, lorsque leur éclat est rouge, vous tuez tout sur votre passage. Une fois que vous êtes morts, elles s’éteignent. Comme des braises.

Warda se rappela des fois où sans raison apparente, il se mit à tout massacrer dans son sillage. Le sang qui bouillonne dans ses artères, son cerveau séparé de son corps, ce manque total de contrôle, cette soif de brutalité... Cette voix qui murmurait dans la tête « Tue ! Tue ! Tue ! ». Non, c’était bien plus qu’une voix, c’était un instinct. 

_ C’est la raison de notre crainte à votre égard, dit Taläsna. C’est la raison pour laquelle nous sommes ennemis. Vous nous tuez sans raison, vous obéissez à une sorte d’instinct de mort. Nous avons besoin de connaître notre ennemi. Mort, on n’aurait rien pu faire d’autre que vous disséquer, sachant déjà ce que nous allons trouver. Vivant, vous nous apportez des éléments nouveaux sur votre espèce. 

Warda finit de manger sa queue de poisson lorsque Taläsna cessa de parler. Il regarda un bref moment les arêtes dénudées de leur chaire puis la déposa dans l’assiette qu’il laissa à côté du foyer. Il saisit ses vêtements et se recouvrit l’épaule. L’elfe noir fixa de ses yeux rouges les deux cercles d’or. 

_ Je serais donc un sujet d’étude ? Vous comptez apprendre quoi de plus sur nous ? Que nous mourrons de faim, que nous avons peur en vous voyant, que l’on doit se battre pour survivre...

_ Nous voulons mieux connaître votre race, pour savoir comment lutter...

_Je vais vous dire pourquoi nous sommes ennemis ! Dit Warda sur un ton sombre. Toute ma vie j’ai été traqué, pourchassé, les hommes cherchaient à me tuer où que j’aille. J’ai été obligé de fuir depuis vingt ans, voire plus, pour éviter que l’on me trucide. Mes parents adoptifs sont morts pour que je vive, et de nombreux compagnons que j’ai connus les ont suivis. Je ne peux me permettre de mourir, j’ai trop de morts sur la conscience ! Si j’ai tué, c’est pour survivre ! Vous auriez fait quoi à ma place ? Fuir ? Aucune issue ! Me cacher ? Aucun abri ! Je n’ai jamais eu que deux choix: tuer ou me faire tuer ! Vous ne cessez de tenter de me tuer et c’est vous qui me craigniez ? C’est moi l’ennemi, celui qui essaie de s’échapper ? J’avoue que j’ai du mal à voir les choses sous cet aspect messire. Vous vouliez mieux connaître mon espèce, voilà la réponse ! Nous voulons vivre, rien de plus !

Taläsna regarda déconcerté l’elfe noir qui était à bout de souffle après lui avoir hurlé dessus ce qu’il avait sur le cœur depuis trop longtemps. Les gardes étaient prêts à intervenir mais leur roi leur fit signe de rester à leur place. Warda toussa et fut obligé de se rasseoir, mais il se sentait déjà libéré d’un fardeau. Le seigneur sylvain se dirigea vers les barreaux écartés quand il se retourna avant de demander:

_J’aimerai savoir pourquoi vous avez sauvé ma soeur au péril de votre vie.

_Un jour vous le saurez, répondit Warda.

Le roi elfe traversa la « porte » puis les branches servant de barreaux se resserrèrent derrière lui. Les elfes disparurent, et Warda resta face au feu, profitant de la chaleur et de la lumière.


Lindilla était assise face à son miroir, tenant un peigne en ivoire qui nageait dans ses cheveux ondulants comme une mer noire. Tout en se coiffant, elle ne cessait de penser à lui. Le prisonnier de son frère. Dans cette cellule, il inspirait le dégoût et le désespoir. Il était peut-être en train de mourir à cause des infections au moment où le peigne fin comme le bec du colibri guidait sa chevelure. Elle espérait que son frère ait tenu parole, même si le mensonge était le déshonneur suprême chez les elfes, il n’était pas rare qu’ils usent également de la parole pour manipuler les gens. Elle saisit une boucle d’oreille, un saphir cerclé d’or, puis enfila la fine aiguille dans le trou percé dans son oreille. Elle en prit une autre, un rubis cerclé d’argent, et l’installa à son oreille gauche. Les deux bijoux pendaient de chaque côté de sa tête, se balançant d’un mouvement uniforme. Elle se regarda et une étrange pensée lui traversa l’esprit: Pourquoi se faire belle alors que tu ne le reverras plus jamais ?

Plus qu’une simple question, cette pensée ironique l’incitait clairement à s’arracher ces bijoux, fourrer ses doigts dans ses cheveux pour en faire un ouragan, déchirer ses vêtements d’une soie si pure, et se replier sur elle-même pour pleurer. Elle résista à cette tentation soudaine, un instinct brutal. Qu’est ce qui se passait ? Son frère ne s’était jamais montré aussi généreux depuis cette aventure dans la forêt, il semblait vouloir effacer de la mémoire ce jour si terrifiant. Il voulait lui faire oublier l’elfe noir qui lui avait sauvé la vie. Les cadeaux tombaient telle une pluie. Elle s’était vue offrir de magnifiques robes, des diamants plus merveilleux les uns que les autres, des objets toujours plus beaux et coûteux... Taläsna se montrait vraiment généreux, mais au fond d’elle, il restait toujours un vide. Un vide croissant qui la dévorait. Ce n’était ni des bijoux, ni des richesses qu’elle voulait. C’était lui, cet étrange personnage à la peau sombre, et aux yeux rouges qui vous sondaient dans votre âme. Warda était le seul à pouvoir combler ce vide. Pour une fois dans ma vie j’ai eu l’occasion d’inverser les choses. C’était la seule raison qui l’avait motivé pour la sauver du démon qui avait tenté de la tuer. D’après ce que lui avait raconté Warda, sa vie était rude. Même un elfe n’aurait jamais pu survivre aussi longtemps en étant traqué, évitant la mort à chacun de ses pas, il fallait une grande endurance et une immense détermination. Si seulement sa peau n’était pas noire, il aurait pu être considéré comme un héros. Hélas, ils étaient ennemis de race, depuis la nuit des temps ils se battaient pour leur survie. Elle se mit une broche dans les cheveux pour les faire tenir. Elle ressemblait à une déesse. « Les déesses ont des devoirs » se dit-elle « envers tous. ». Mais elle n’était pas une déesse, c’était son frère qui détenait le pouvoir. Pour pouvoir devenir reine, elle allait devoir se marier à un elfe de sang noble, à du sang royal. Taläsna s’était battu depuis des années pour améliorer les relations entre elfes sylvestres et haut-elfes. Et il avait l’intention de créer une nouvelle alliance entre ces deux peuples grâce aux liens du mariage, peut-être même donner naissance à une nouvelle race. Et pour que ses plans soient menés à bien, Lindilla devrait épouser Erallion, le fils de Zuanlanor, le roi haut-elfe. Elle finit de se parfumer lorsqu’un garde ouvrit la porte.

_Votre frère le roi vient d’arriver, dit-il. Il aimerait vous parler.

_ Dites à sire Taläsna que j’arrive.

Elle se leva et se contempla une dernière fois dans le miroir alors que la sentinelle allait avertir le roi. Elle était si belle. Mais elle voulait cesser de n’être que belle, elle voulait aider Warda à retrouver sa liberté. Lorsqu’elle rejoignit la salle du trône, Taläsna la regarda en buvant un verre de vin. Il posa sa coupe et lui dit:

_ Vous êtes magnifique ma sœur.

_ Merci messire, dit-elle en faisant la révérence.

Le roi elfe fit signe aux gardes de s’en aller, et en un clin d’oeil, la salle fut vide, à l’exception de Taläsna et Lindilla.

_J’ai tenu parole, déclara le frère aîné. L’elfe noir est dans une prison seigneurial, où la nourriture est abondante et où la chaleur du foyer le réchauffe. J’espère au moins que vous êtes satisfaite. 

_ Comment saurais-je que c’est vrai ? Demanda Lindilla.

_ Nous ne mentons jamais sans déshonneur chère sœur, répondit le roi. Je peux vous dire que la dernière fois que je l’ai vu il mangeait du Baradiel et qu’il sentait la pestilence.

_ Est-ce qu’il aura droit à un bain au moins pour se laver de sa honte ? Demanda Lindilla en froudroyant son frère du regard. Je vous rappelle qu’il m’a sauvé la vie. 

_ Vous oubliez ce qu’il est ! Hurla Taläsna avant de reprendre une voix plus calme et plus douce. Lindilla, tu es la seule famille qui me reste, je ne voudrais pas que tu prennes de risque en voulant libérer un démon. Les monstres de son espèce sont des fous dangereux, ils ne vivent qu’avec des griffes et des crocs. Ils n’ont pas de cœur, encore moins une âme. La semaine dernière nous avons encore dû déplorer cinq morts éviscérés dans les bois, portant la marque de crocs d’animaux féroces. Une seule bête nous traque pour nous éliminer: l’elfe noir. Vous en avez approché un d’assez près pour voir à quel point ils peuvent se montrer impitoyable. Vous m’avez raconté que les deux elfes noirs se sont battus entre eux, si c’est réellement le cas, alors ça nous prouve que ce ne sont que des bêtes assoiffées de sang.

_ Celui-là est différent ! Répondit Lindilla. Je vu les monstres que vous me décrivez messire, mais il n’a pas leur regard. Il est intelligent, il sait parler l’étalen, il porte des vêtements. N’est-ce pas assez de différences pour le dissocier des autres. Si les elfes noirs n’ont pas de cœur, lui il en a un. Il a risqué sa vie pour autrui, et vous le prenez encore pour un monstre. 

_ Assez ! Fit le roi. Il n’est pas différent, il tue comme un autre tuerait: sauvagement. 

On frappa à trois reprise la porte. Le seigneur elfe regarda sa sœur comme si il lui transmettait par la pensée « Nul mot qui fut prononcé ici sortira de cette salle. » Puis il appuya sa paume de la main contre un appuie de son trône. Tout comme la prison de Warda, le bois n’était pas réellement sculpté, mais composé de branches entremêlées si finement que c’était invisible à l'œil nue. Les branches qui servaient de gon à la porte se rétractèrent et en provoquèrent l’ouverture. Un elfe svelte, même pour sa race, entra. Il portait une tunique de cuir et un carquois de flèches à plume d’oie dans son dos, maintenue par des lanières cousues dans le dos de son vêtement. Ses cheveux emmêlés et sa peau couverte de boue en disait long sur ses derniers jours. Il salua le roi et la princesse d’une révérence et dit:

_Je suis honoré de vous rencontrer messire, que votre vie soit longue.

_ Quelle est la raison de ta venue ? demanda Taläsna.

L’elfe couvert de boue se mit à genoux et sortit un parchemin d’un étui rangé dans son dos. 

_ Un message de détresse nous a été envoyé messire.

Le visage du roi changea en un instant de neutralité à une expression de surprise mélangée à celui de la terreur. Le roi se leva et prit le message des mains du voyageur. Les runes étaient grossières, des taches d’encre recouvraient le parchemin qui était lui-même en mauvais état. Des doigts pleins de terre et de boue avaient laissé leurs traces sur les rebords du papier. La main de l’auteur du message tremblait ce qui voulait que soit celui qui a envoyé le message avait du mal à écrire soit qu’il avait peur, peut-être même les deux. Mais si la présentation pouvait être sujet de moquerie, le contenu quant à lui était clair et peu amusant. Le roi elfe qui avait étudié toutes les langues du continent réussit à déchiffrer le message.


« Si vous recevez ce message, c’est que nous sommes chanceux. Cette lettre a été envoyée depuis une mine de Léondia. Nous avons trouvé un de nos compagnons gisant dans la neige, recouvert de blessures. Il nous a dit que des chevaliers fantômes étalens avaient envahi la mine et massacré tous ses camarades. Trois jours plus tard, ce fut à notre tour. Je suis le seul survivant. J’ai trouvé refuge dans une grotte avec le peu d'affaires qui me restait: un stylet, de l’encre et un vieux plan de la mine. Si vous recevez ce message par une autre main que la mienne, c’est que je suis mort. Alors je vais faire court: envoyez nous du secours, nous sommes envahis. 


P.S: Si je suis mort, dites à Gwentlynn et mes enfants que je les aime. »


_Je l’ai trouvé dans la main d’un nain mort dans une chute de pierre, dit l’elfe coursier. Je pense que ce message devait s’adresser à l’armée naine. Que devons-nous faire messire ?

Le roi Taläsna se tint le menton, l’air pensif. Une trahison de la part de l’Etale ? Seraient-ils assez fous pour briser leur alliance et entrer en guerre avec la Guiogne entière ? Et pourquoi piller ces mines ? Il y avait cent ans, ils avaient conclu un pacte avec les nains pour qu’ils puissent extraire les ressources que les humains ne pouvaient chercher. Pourquoi trahir leurs fidèles compagnons ? L’elfe regarda les dernières lignes: envoyez nous des secours, nous sommes envahis. À l’heure où il était en train de lire ces mots, des nains mouraient sur le sommet. Des chevaliers fantômes étalens, ce ne pouvaient qu’être les paladins. Les chevaliers que les elfes avaient formés. Quelle ironie, ils allaient devoir affronter leurs propres élèves au nom de la justice. 

_ Pourvue que Galro ne soit pas embarqué là-dedans... se murmura-t-il.

_ Messire ?

Le roi elfe enroula le parchemin et le confia au coursier.

_Va avertir les seigneurs nains et donne leur le message. Vole comme le vent de l’ouest.

_ Bien votre majesté, dit-il en s’éloignant. Ce sera fait.

Le coursier disparu et Taläsna appela la garde qui répondit immédiatement présente.

_ Faite partir des messagers à travers les quatre vents, qu’ils avertissent les seigneurs de guerre. Qu’ils me rejoignent avec leurs armées !

_ Venial sur Zuan !

Les soldats disparurent aussitôt, et Taläsna se retourna vers la cadette qui le fixait intensément. Elle ouvrit plusieurs fois la bouche sans rien dire, mais Taläsna n’avait pas besoin des mots pour savoir ce qu’elle voulait savoir.

_ L’Etale nous a trahis.

Lindilla sentit son cœur craquer sous son sein gauche. Les souvenirs de Galro et de son séjour défilèrent dans sa tête, et n’osait s’imaginait être devenu leurs ennemis. Son frère se rassit sur son trône et dit:

_J’ai toujours pensé que ce serait ces nains qui nous trahiraient, à cause de leur soif d’or. Je me suis trompé, et plus jamais je ne douterai de leur fidélité dorénavant. Lindilla, pardonnes moi, je vais aller à la guerre.


Au milieu du blizzard de la cruelle chaîne de montagnes de Léondia, on pouvait voir battre au vent des étendards, un loup hurlant à la lune. Les soldats en armure d’or et en tunique rouge luttaient contre les bourrasques qui avaient leur barbe, leurs sourcils et leurs larmes au bord des yeux gelaient. Un chevalier blanc avait prit la tête, Galro fixait ce qui se dressait devant lui. Ce n’était pas très impressionnant, mais ses murs en disaient long sur son passé. La mine fortifiée d’Aless. Dans une falaise était creusée une large entrée qui guidait vers la mine, mais le passage était protégé par les remparts qui prenaient tout l’espace, ne laissant qu’une fine ouverture vers le haut. Des balistes sur pied étaient installées dessus, prêtes à envoyer des carreaux aussi large qu’une main déployée. Des meurtrières étaient disposées sur toute la largeur du mur, permettant aux arbalétriers d’envoyer au diable les malfrats qui les agresseraient. Une porte renforcée avec des métaux lourds et solides était la seule entrée possible. Autant dire que ce serait une prise difficile. En face se dressait des tentes par centaines, voire milliers. Un étendard que Galro reconnu tout de suite frappait l’air en claquant comme un fouet. Une flamme dorée sur un fond rouge.

_ Voici Datral et ses hommes, murmura Galro.

_Voici cette putain de mine d’Aless ! Fit Tilbar. On aura de quoi s’amuser. 

Un homme en contrebas hurlait dans le vent et faisait des signes avec les bras. De loin on aurait pensé que c’était une puce qui dansait. Galro et Tilbar descendirent la petite colline qui surplombait le camp à l’aide de leurs chevaux. Les animaux descendirent avec la plus grande précaution pour éviter de rejoindre l’ancienne jument de Tilbar. Le croisé qui leur faisait signe les rejoint en courant, puis s’arrêta au niveau du paladin, essoufflé.

_ Bonjour croisé, nous sommes heureux de vous revoir.

_ Messire Galro, le paladin phénix Datral vous réclame sur le champ. Il est furieux. 

_ Et voilà que commencent les ennuis, dit Tilbar en tapotant sur l’épaule de Galro.

Le paladin talonna son destrier qui se mit au galop. Suivi par Tilbar au trot, le paladin gagna rapidement le camp. Les croisés de l’Ordre étaient occupés à réinstaller les tentes qui ne cessaient de s’envoler, à allumer le feu qui avait une fâcheuse tendance à s’éteindre, ou tout simplement à préparer la soupe qui était à deux doigts de geler. Datral observait la mine fortifiée, la cape couverte de givre qui battait dans son dos. Une épaisse barbe recouvrait son visage maintenant, et il n’était pas question de la raser. 

_ Que vois-tu Paladin Galro ? Demanda Datral.

Galro s’avança jusqu’à être au niveau du paladin phénix et répondit:

_ Je vois la mine fortifiée d’Aless.

_Moi je vois un incapable qui a désobéit à mes ordres ! Vociféra Datral en regardant Galro sur son cheval.

Le chevalier de l’Église descendit de sa monture qu’il confia aux hommes et se tourna vers le paladin phénix. Il se mit à genoux puis se mit à dire:

_ Veuillez accepter de me pardonner messire Datral. Nous avons été attaqués sur la route, et notre mission a été compromise. Nous ne pouvons pas nous permettre de supporter plus de pertes.

Datral se retourna, puis un soufflé magistral fouetta la joue de Galro. Le paladin tâta sa joue encore chaude de douleur et fixa Datral d’un regard venimeux. Il l’avait déshonoré devant ses hommes.

_ Convertir ou détruire, tel a été l’ordre. Vous vous revenez à mes pieds la queue entre les jambes ! Paladin Galro, vous me décevez. Si c’est vrai que vous fusse attaqué, il fallait se défendre et le faire payer à ces malfrats. Vous, vous préférez fuir comme un lâche ! Je me demande pourquoi l’Église accepte de garder des paladins aussi pitoyables ?!

Le chevalier phénix de l’ordre lui tourna le dos et s’en va vers le camp. Galro s’essuya sa lèvre rouge de sang et murmura un horrible blasphème entre ses dents. Tilbar descendit de sa monture et aida Galro à se relever.

_ Alors ? Comment va Datral ?

_ Que Datral aille dans les flammes du Phénix, grogna Galro.

_ Ça tombe bien, je pense pareil.

Galro envoya un soldat pour avertir sa suite qu’elle pouvait venir. Il regarda ensuite la mine fortifiée. Tilbar se dressa droit et se gratta la barbe.

_Je me demande comment le paladin phénix Datral compte entrer là-dedans. 

_ Grâce à ça, répondit Galro qui se dirigea vers une bande de tissus qui se moulait de la forme cachée en-dessous. 

Il releva le voile et dévoila un tas de bois et de mécanismes.

_ Une catapulte. Dit Tilbar en s’approchant. Il ne manque pas d’air celui-là. Ce n’est pas avec ça qu’il a l’intention de briser les murs ?

_Non, je ne crois pas. Il a l’intention de frapper le plus fragile.

Tilbar regarda le fort et comprit en voyant la porte renforcée.

_Utiliser des boulets de catapulte comme bélier, c’est une idée assez folle.

_ Les hommes ne pourront jamais approcher les murs sans se faire flécher, et ils n'auront pas la force de défoncer la porte principale. Je trouve effectivement plus ingénieux de défoncer la porte de loin qu’à proximité. Mais il lui faudra des ingénieurs capables de viser juste. Il n’est pas aisé de régler ce genre d’appareil. 

_ Mais une fois la porte démolie, plus rien ne pourra nous empêcher de rentrer dans la mine et la conquérir. Il est assez rusé en fin de compte le filou.

Galro marcha à côté de la catapulte démontée puis riva son regard sur les collines. Sur le flanc d’un pic rocheux, il crut un instant voir une silhouette noire. Un frisson glacial lui parcouru l’échine jusqu’à son bassin. Son cœur était comme gelé dans sa poitrine. Deux yeux de flammes te regardent murmurait sa peur dans la tête. Regarde ces deux yeux de flammes comme elles te regardent. Plonge dans ses yeux, brûle dans ses yeux, gèle dans la mort. Il ne pouvait détourner son regard, c’était si terrifiant qu’il en était attiré. Il avait l’impression qu’il connaissait déjà cette forme, même si ce n’était qu’une tâche au loin. Personne ne lui échappe continuait sa voix mentale. Il ferma à mi-clôt ses paupières pour mieux voire le roi des morts, mais aussitôt ce qui semblait être une silhouette s’évapora en nuage noire, la forme implosa et disparu, tel une illusion. 

_Qu’est-ce que tu regardes Galro ? Demanda Tilbar sur un ton moqueur. Tu crois pouvoir voir des mouches ici ? Peine perdue mon pauvre.

_ Tu seras privé d’alcool ce soir Tilbar. On ne se moque pas de ses supérieurs impunément.

_ Quelle cruauté, dit le général sur un ton amusé. Je préférerai encore te lécher les orteils. 

Comme deux bons vieux compagnons qu’ils étaient, ils marchèrent à travers le camp, mais la voix répéta une dernière fois dans la tête de Galro Deux yeux de flammes te regardent.

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