La prophétie du roi déchu: L'enfant sombre
Chapitre 23 : La Croisade des montagnes
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Dernière mise à jour 17/12/2024 13:25
Chapitre 23: La croisade des montagnes
Le blizzard se faisait de plus en plus violent, toujours plus froid, comme pour empêcher Galro et ses hommes d’avancer. Tous portaient un manteau de fourrure bien chaud pour se protéger des bourrasques, mais la montagne avait la ferme intention de geler sur place quiconque oserait la gravir. Les flocons devinrent de la grêle agressive qui frappait les soldats avec ardeur. Ils furent obligés d’utiliser les boucliers pour se protéger de ces projectiles de glace qui ne cessèrent de pleuvoir. La neige était profonde, les chevaux prenaient des risques inconsidérés en marchant dans une telle poudreuse. Finalement, même les hauts gradés se retrouvèrent à pied, traînant leurs montures derrière eux. Tilbar se débattait avec ses rênes et tentait de se protéger le visage des flocons aiguisés avec son autre main.
_ Saloperie de montagne ! Il n’aurait pas pu choisir un coin plus chaud pour cette foutue croisade !
_ Dans ce cas adressez vous à Dieu, répondit Galro. Peut-être sera-t-il clément.
_Ha ! Vous avez un sens de l’humour très développé Paladin Galro ! Ma botte s’est encore coincée dans la neige ! Rimstak !
_ Cessez donc d’être grossier général ! Gardez votre salive pour la bataille et marchez !
Lorsque Galro se retourna pour regarder en amont, un homme était en train de rouler dans la neige. Il le rattrapa, mais celui-ci ne bougeait plus. Il le retourna et comprit que c’était fini en voyant ses yeux révulsés. Sa peau était bleue et son corps était aussi rigide que la pierre. Il laissa le cadavre par terre et il continua son ascension. Le général lui passa à côté et dit:
_ C’est le troisième aujourd’hui.
_Ce froid ne pardonne pas les faibles, nous avions perdu combien de soldats de cette manière depuis le début du voyage ?
_Sept la semaine dernière, dix cette semaine, dont les trois d’aujourd’hui. Quatre sont tombés de la falaise et un dernier a disparu la nuit dernière. Vingt-deux croisés sont morts de notre côté et les hostilités n’ont même pas commencé !
_ Attention ! Hurla un croisé en amont.
Un craquement retentit au loin, puis un énorme bloc de pierre roulait dans leur direction. Il rebondissait à la manière d’un ballon de cuir mais n’en restait pas moins mortel. Les croisés de l’Ordre formèrent une haie d’honneur pour éviter le rocher. Galro et Tilbar eurent le temps de rouler sur le côté mais le cheval du général se retrouva un sabot coincé dans la neige et ne put l’éviter. Ses os explosèrent lors du contact, ses viscères jaillirent de ses entrailles, son corps qui semblait si robuste se détacha en un éclair. Là où la neige fut blanche ne restait plus qu’un amas rouge cadavérique. Ce qui fut un cheval n’était plus rien qu’un tas de bouilli infecte. Alors que le rocher continuait son interminable course, Tilbar s’approcha de sa monture pour contempler le carnage et hurla de rage.
_Je suis désolé Tilbar, dit Galro en tapotant amicalement sur l’épaule.
_ Que c’est triste ! Dit sur un ton ironique Mayirr qui testait le tranchant de la lame d’un de ses couteaux.
_ Tu vas te taire sale vermine ! Hurla le général. En rang ! Et plus vite que ça !
_ On aurait pu en faire de la viande de cette magnifique bête, continua Long-couteaux en se moquant.
Tilbar attrapa sa hache à sa ceinture et la brandit d’une main comme pour menacer quiconque qui s’approcherait de son cheval de le découper en morceau.
_ C’était une jument d’un extraordinaire courage, elle mérite respect !
_ Toutes mes condoléances, fit l’assassin en riant.
_ Sale garne...
_Tilbar !
Le paladin s’interposa entre le général et Mayirr. Le vétéran grognait de colère, mais lorsqu’il regarda le paladin droit dans les yeux, il comprit qu’il ne le laisserait pas faire. Il rangea sa hache et dit à son ancien élève:
_Si tu m’avais laissé laver l’honneur de ma monture, il serait certainement dans le même état qu’elle.
_ Regagne les rangs Tilbar.
Le général lança un regard haineux vers Long-couteaux et reprit la marche avec le reste des soldats. Galro se dirigea vers son mercenaire qui lui dit:
_ Grâce à vous, je l’ai échappé belle. Votre ami est une vraie bru...
Il ne put que sentir un violent coup dans son ventre l’obligeant à se plier en deux avant de comprendre que le paladin l’avait frappé. Il fut soulevé par les cheveux et vit les deux yeux bruns enragés du chevalier blanc le foudroyer.
_ Tu oses encore te moquer une seule fois de mon subordonné, et c’est moi qui te réduirai en charpie. Est-ce clair ?
_On ne peut plus clair sire.
Il ne vit pas arriver non plus le violent soufflet qui lui éclata la lèvre supérieure. Il fut relevé par le col et le paladin lui ordonna sur un ton brusque de regagner les rangs. Ils avancèrent dans l’épais blizzard. Il eut encore des morts, et d’autres reportés disparu. Si des soldats avaient eu le bon sens de déserter, il n’était pas certain qu’ils arriveraient à atteindre les pieds de la montagne vivants. Alors que le désespoir avait gagné le cœur de tous les guerriers, ils firent une étrange découverte dans le blizzard aveuglant. Des lumières volantes au loin.
_ Plus vite ! Hurlait un très petit homme barbu à la large taille avec un accent effroyable. Qu’est-ce qui foutent en bas ?
Plusieurs autres petits hommes barbus à la large taille attendaient dans un chariot tiré par deux énormes boucs à quatre cornes. Pour s’éclairer et se faire remarquer par leurs congénères, ils avaient placé des lanternes sur l’avant et l’arrière. Juste derrière le chariot, deux de ces étranges hommes semblaient se disputer. Et juste à côté d’eux se trouvait un énorme trou fumant et palpitant. Des coups de pioches et de pelles retentissaient à l'intérieur. Des grognements et des hurlements se mêlaient à ce tintamarre pour former la plus affreuse symphonie que le monde ait connue. Le crissement de quatre roues sur les rails d’acier en jaillir pour le plus grand malheur des oreilles. Un petit homme barbu robuste était assis dans un fauteuil à l’avant d’un chariot de fer et tirait de toutes ses forces sur une manivelle qui faisait tourner une roue qui elle même tirait une corde qui était elle même attaché à des chaînes d’acier qui elles même étaient enroulées autour d’une barre de fer au sommet des rails. Derrière le chariot de fer qui contenait un énorme tas de minéraux apparurent une vingtaine de petit hommes barbus au gros ventre, tous essoufflés après avoir poussé leur frère de race.
_ Hé bien ! Vous en avez mis du temps !
_ Les roues étaient encore rouillées, chef, et nous n’avons plus d’huile !
_ Malheur ! Quant est-ce qu’ils vont nous ravitailler ces foutus ravitailleurs !
_ Le blizzard a dû les ralentir...
_ Et ils auront un peu de retard, comme d’habitude ! Depuis une semaine nous sommes obligés de gratter jusqu’à avoir les doigts en sang parce que les pioches que nous avons commandés ne sont toujours pas arrivés ! Bon sang ! Et vous, vous arrivez toujours à l’heure pour ramasser !
_ Nous sommes payés pour ça, fit remarquer le cochers aux boucs géants tout en allumant difficilement sa pipe dans le vent.
Un petit homme à la barbe grise regarda ses congénères affalés et grogna.
_Qu’est-ce que vous attendez, chargez le minerais, et plus vite que ça !
_ Oui chef ! Répondirent en chœur les ouvriers terrifiés.
Ils grimpèrent sur le chariot de fer et remplirent la caravane avec le fameux minerai extrait des mines à l’aide de pelles aussi fracassées que leur manieurs. Pendant ce temps, un petit homme ventru à barbe brune sortit un coffre d’une cachette sous le siège du cocher et en sortit une maigre bourse. Il la lança à l’homme à la barbe grise qui regarda le contenu avec un regard suspicieux.
_ Vous n’allez pas me faire gober que nous allons recevoir ces miettes pour tous nos efforts ? Non mais, de qui vous vous foutez !
_ Notre compagnie ne récompense pas les efforts ! Répondit avec autant de rudesse le petit homme à la barbe brune en montrant un minerai. Notre compagnie récompense le résultat ! Or, votre tribu contient à moitié moins de ce que nous réclamons. Alors voici votre salaire et vous allez devoir vous en contenter !
Le petit homme à la barbe grise saisit une pioche et l’approcha assez près du visage du collecteur pour que la pointe lui touche l’extrémité de son large nez.
_Si les ravitailleurs faisaient leur travail, nous aurions le double de ce que vous réclamez ! Comment voulez-vous extraire le moindre caillou avec des outils aussi usés !
_ Vous n’avez qu’à vous débrouiller ! Nous nous récoltons, le reste ce n’est pas notre affaire !
_ Vous devriez pourtant vous en soucier !
Sur ces mots, le mineur mit la pointe de sa pioche sur la gorge du collecteur qui prêta toute son attention sur l’arme glaciale. Le cocher s’apprêter à dégainer son épée (dont la forme large et plate rappelait plutôt un long couteau de boucher géant) mais le collecteur lui fit signe de ne rien faire.
_Peut être que ce n’est plus foutu de se planter dans du roc, dit le mineur sur un ton agressif, mais elle peut encore se planter dans ton sale petit crâne !
_Chef ! Hurla le cocher.
_Ce n’est pas le moment ! Lui répondit le collecteur. Je suis occupé !
_ Mais chef ! Regardez ! Là !
Soudains, la tension si électrique entre le collecteur et le mineur disparu dans le vent lorsqu’ils virent des ombres marchant contre le blizzard. Un des mineurs qui portait des lunettes s’essuya les verres avec un chiffon sale croyant qu’il hallucinait. Le mineur plissa des yeux pour mieux comprendre ce qui avançait, mais la neige était trop dense pour y percevoir quoique ce soit. À vrai dire, ces petits hommes barbus n’étaient pas réputés pour avoir une vision excellente, mais leur esprit se chargeait d’interpréter le reste d’habitude. Mais dans ce cas là, tout n’était que mystère. Mais lorsqu’ils purent enfin voir que c’étaient des hommes, ils furent encore plus stupéfaits. Ils n’étaient pas habitués à voir des humains dans les montagnes si froides, alors que faisaient-ils là ? Trois d’entre eux portaient une armure blanche qui se confondait facilement avec les légions de flocons.
_ Des fantômes ? Dit l’un des mineurs.
_Je ne crois pas, ça à l’air d’être des paladins ça.
_ Des quoi ?
_ Des chevaliers étalens quoi ! Il n’y a pas de quoi avoir peur.
Le vent malmena de plus en plus fort les pauvres lanternes, si bien que l’on aurait cru qu’elles s’arracheraient. Les barbes volaient dans les rafales de flocons comme des algues qui suivraient le courant des vagues. Le paladin du milieu déroula un parchemin et se mit à lire à haute voix, mais ses paroles s’envolaient dans le gré du vent. Le peu du discours qu’entendaient les hommes à barbe n’avait aucune signification à leurs oreilles.
_ Bon sang, c’est quoi que ça ! Je n’y comprend rien !
_ C’est de l’Etalen quoi.
_ T’y comprend quelque chose toi ?
_J’ai juste entendu « vous... Ordre de... Force. ». Le reste était inaudible.
Le chevalier à l’armure blanche replia le parchemin et fit signe à des soldats en armure d’or et en tunique rouge qui encochèrent une flèche à la pointe hérissée. Il dit une nouvelle fois des phrases incompréhensibles, puis il leva son bras.
_Qu’est-ce qu’ils fabriquent ces fous ?
Ce fut les derniers mots du collecteur de minerais avant qu’une pluie de flèches transpercent le vent et ne se plantent dans son corps. Le cocher fut touché à la tête et mourut en silence. Trois des mineurs furent également transpercés par des projectiles et hurlèrent de douleur. Le petit homme à la barbe grise soutint un de ses collègues blessé et hurla à ses compagnons:
_ Fuyez ! Tous aux abris !
La première escarmouche venait de commencer. Les petits êtres terrifiés se mirent à courir comme des lapins. Les archers les tirèrent et tuèrent plusieurs d’entre eux. Datral souriait en voyant les survivants déserter dans la mine.
_ Ils sont pris au piège comme des rats, déclara-t-il. Que l’on lance l’assaut.
_ Paladin phénix Datral ! Hurla Fradel dans le blizzard. Arrêtez ! Nous ne leurs avions même pas laissé l’option de se rendre.
_ Pourtant j’ai parlé assez fort et clairement tout à l’heure, paladin Fradel. Ils ont été prévenus, ce n’est pas comme si je les prenais par surprise comme un lâche. S' ils n’ont pas fait l’effort de nous entendre, ils devront le payer avec leur sang.
_ Laissons leurs une seconde chance ! S’écria Galro en espérant empêcher le massacre.
_ Vous voulez désobéir à un ordre paladin Galro ? Demanda Datral sur un ton sinistre. Mort aux païens !
Galro comprit qu’il ne pourrait rien changer. Datral avait l’intention dès le début de tous les tuer, la déclaration de tout à l’heure n’était qu’une formule d’usage, il se moquait bien que les nains se rendent ou pas. Maintenant il avait le quartier libre, il allait pouvoir laisser libre court à son envie de combat. Les croisés étaient fatigués par la marche, mais lorsque le paladin phénix donna l’ordre de charger, leur épuisement disparu et avec une frénétique énergie, ils envahirent la mine. Emporté par une marée de folie humaine, Galro fut entraîné dans les galeries où les rescapés tentaient de fuir les épées et les lances des croisés enragés. Leurs jambes étaient trop courtes, et la plupart des tunnels se finissaient en cul-de-sac. Tilbar dégaina sa hache et s’arma de son bouclier à l’effigie du phénix. Il décapita un nain, marcha sur son corps, explosa la poitrine d’un autre, sauta sur son cadavre, amputa le suivant de son bras, lui planta sa hache meurtrière dans le cœur et trucida encore de nombreux fuyards. Quelques uns tentèrent de résister avec pour armes des outils servant à creuser, mais ils furent rapidement submergés. Les seuls véritables opposants furent des soldats nains entraînés et équipés au combat. Dans la mêlée, Datral tua les résistants comme de vulgaires porcs. Galro courait dans les couloirs sans savoir vraiment ce qu’il recherchait. Soudain, une lame plate fila dans sa direction. Il para la lourde hache naine en reculant de deux pas. C’était un ouvrier à la barbe grise qui avait pris une arme sur un de ses confrères morts. Il hurlait en brandissant son arme et chargea le paladin qui le força à reculer à l’aide de ses techniques guerrières. Mais il reçut un coup de poing dans les côtes et tomba sur le dos. Le mineur qui voulait venger ses frères leva sa hache au-dessus de sa tête pour mieux réduire le cerveau du paladin en bouillie, mais le chevalier blanc eut assez de réflexe pour planter son épée dans le ventre de son opposant. Sa victime lâcha simplement un hoquet avant de périr. Son lourd corps s’effondra sur le chevalier blanc qui s’empressa de s’en défaire. Il se releva vivement et contempla ses mains. Elles étaient pleines de sang encore chaud. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Il venait de tuer un homme. N’obéissant qu’à son instinct, il prit la fuite cherchant le moyen de quitter cette boucherie infernale. Dans les recoins les soldats s’entassaient pour poignarder les ennemis qui tentaient de survivre. Un petit homme coupa la route à Galro avant qu’il ne se fasse rattraper par des carreaux filant à toute allure. Les cris effroyables envahissaient la grotte, le sang coulait en petits ruisseaux à travers toutes les galeries. Les escaliers en étaient devenus glissants, le paladin fuyait en sanglotant. Il cherchait désespérément la sortie, quand une forme lui sauta dessus. Il sentit ses dents se planter dans son cou. Il tendit sa main à l’aveuglette et se saisit d’un objet dur et froid. Il ne chercha pas à comprendre ce qu’il venait d’attraper, il fracassa l’objet contre le crâne de son agresseur qui s’affaissa de tout son poids sur son corps. Lorsque Galro regarda par-dessus son épaule, il vit un nain dont les yeux fixaient le vide et du sang coulait abondamment de son crâne. Il poussa en hurlant le macchabée et reprit sa course effréné vers la mort omniprésente. Un ouvrier rampait par terre en tenant à bout de bras ses tripes coulantes. Un autre fouillait le sol à la recherche de son oeil perdu et lorsqu’il le retrouva, une botte l’écrasa ainsi que tous ses espoirs. L’acier rouge voyageait de part et d’autre, orné de viscères et de morceaux cérébraux. Les guerriers en rouge s’acharnaient tels des chiens enragés sur les mineurs, même pire que les chiens, pire que le pire des démons décris dans leurs mythologies les plus terrifiantes. Les murs, le sol, les cadavres, tout était recouvert de sang. Les implacables croisés anéantissaient en un rien de temps ce que les petits ouvriers avaient mis des mois à mettre en place. Lorsqu’ils avaient rempli leur quota de cadavres, ils se mirent à tout détruire, à tout piller, à tout brûler.
_ Les richesses ! Hurla le paladin phénix. Prenaient toutes les richesses ! La victoire est à nous !
Galro n’entendit pas les ordres, il était trop terrifié. La seule chose qu’il voulait faire c’était sortir d’ici. Jaillis de nul part, les derniers résistants lui barrèrent la route. Tous étaient armés de pioches et d’outils d’extraction souterraine. Apeuré par les nouveaux arrivants, Galro tomba sur le dos et chercha une nouvelle direction où ramper pour la survie. De l’autre côté des soldats en armure d’or et en tunique rouge chargeaient en beuglant. Les deux groupes se fracassèrent l’un contre l’autre, s’empalant et se tranchant la chair à cœur joie. Galro fut retourné par un petit homme barbu dont la rage lui faisait pousser des crocs. Il levait au-dessus de sa tête un pied de tabouret ensanglanté. Une hache ornée d’un phénix lui arracha la tête des épaules et plongea Galro dans une nouvelle fontaine de sang. Aveuglé, il gesticulait à la recherche d’un appui pour se relever. Une force invisible l’aida à se soulever, l’emmena au cœur du tambour du combat.
_ Reprends-toi Galro ! Où est passée ton épée ?!
_Je l’ai perdu ! Répondit Galro en hurlant pour se faire entendre dans la cohue infernale.
_ Tu l’as perdu ?! Bon sang !
D’un revers de main, Galro s’essuya les yeux et découvrit Tilbar qui le tenait par le bras et découpait tous les opposants sur son passage en même temps. Il ressemblait plus que jamais à un loup furieux, son œil bleu était devenu un ouragan destructeur plongeant ses victimes dans le désespoir et d’un bras puissant il les charcutait à tour de rôle. Ses dents ressemblaient à celles d’un démon assoiffé de sang. Le vétéran semblait invincible dans cette folie meurtrière. Les armes si brillantes d’habitude se recouvraient de ténèbres pourpres, et les hommes qu’avait connus Galro s’étaient transformés en monstres. Dans la bataille, il ne voyait ni gloire ni victoire, juste un tas fumant de macchabées jonchant le sol. Lorsque le dernier nain fut abattu avec sauvagerie, toujours plongés dans la folie, les militaires de l’Ordre pillèrent tout ce qui pouvait l’être au nom de Dieu. Galro étouffant dans cette mer de rage, il sortit de la mine et se replia sur lui-même. Toutes les paroles du Prophète perdaient toute consistance sur cette montagne, il n’y avait nul repentir, il n’était pas question de sauver des âmes, la seule chose qui comptait, c’était tuer et piller. Il sentit une main ferme mais rassurante sur son épaule. Lorsqu’il leva les yeux, Tilbar se tenait à ses côtés, il était recouvert de rubis volé aux corps de ses ennemis. Le paladin tremblait encore de tout son être. Des larmes de terreur coulaient de ses yeux rouges. On entendait rire et hurler à l’intérieur des galeries, le fracas des caisses remplies d’or et de merveilles. Dehors, les hommes dépeçaient et découpaient la viande des deux grands boucs. Une puanteur atroce sortait de la plaie creusée dans la montagne. Fradel en sortit avec deux épées à l’effigie du Phénix. Lui aussi était couvert de sang de la tête aux pieds. Ses cheveux maculés de rouge lui donnaient un aspect encore plus terrifiant. Il accouru jusqu’à Galro et se mit à genoux.
_Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda-t-il à Tilbar.
_ Il est sous le choc.
Fradel déposa l’une des lames devant Galro et lui tapota sur l’épaule.
_ C’est la première fois qu’il tue, n’est-ce pas ?
_Non pas vraiment. Mais jusqu’ici ce n’étaient que des loups. Mais là, c’était trop proche de l’humain pour y être insensible.
_Je vois... Je suis navré de devoir te dire ça Galro, mais tu t’y habitueras, tu verras.
Le paladin au lion se leva et essuya sa lame avec un mouchoir blanc. Mais comme incrustées à l’intérieur, les perles rouges s’y accrochaient et ne pouvaient s’en défaire. Fradel rengaina son arme et contempla avec désolation le pillage. Produit de la folie des hommes, l’or attisait depuis la nuit des temps la flamme destructrice dans le cœur de chaque humain peuplant ce monde. Certains d’entre eux sortaient complètement ivres en tenant des bouteilles de Graïnbar et chantaient les saintes chansons de la victoire. D’autres déshabillaient les cadavres et se revêtaient de leurs habits pour se tenir plus chaud. On traînait les morts dehors pour les brûler. L’odeur agréable de la viande de porc cuite contrastait avec la vision cauchemardesque offerte à Galro. Les habits, les poils, la peau, la chair, les os, tout disparaissait, emporté dans les ailes du Grand Phénix. Le gigantesque brasero aurait put se faire voir à des lieux à la ronde, mais l’épais manteau de flocons tombant en cascade masquait leurs honteuses actions. Tilbar recouvrit son compagnon d’un manteau de fourrure et l’invita amicalement à s’éloigner. Ils se mirent à l’abri derrière un rocher qui déviait le vent et la neige. Ils s’assirent côte à côte et restèrent silencieux pendant longtemps. Galro fut le premier à interrompre ce profond silence:
_J’ai tué, Tilbar.
_Je sais.
Le paladin regarda sa lame, l’épée qui avait ôté la vie un instant auparavant. Elle avait ôté la vie à un innocent. Tilbar montra sa hache ensanglantée et dit:
_ Vois-tu, moi aussi j’ai tué. Et plus que toi.
_ Comment fais-tu pour y être insensible ?
Le général lâcha un rire, mais ce n’était pas son rire gaie habituel, mais plutôt un rire de désespoir. Il fixait de son œil restant la neige qui tombait des cieux.
_J’aimerais être comme la neige des fois, dit-il. Elle se contente d’exister, le reste n’importe pas. Elle est froide, sans émotion, elle se laisse glisser au gré du vent et du froid. J’ai beau avoir une belle carrière militaire derrière moi, c’est toujours pareil lorsque je tue. Je ne parle pas de loup ou d’animal. Je parle d’humains, ou de quelque chose de proche. Lorsque je trucide quelqu’un, une partie de moi meurt. C’est triste, mais c’est la vérité, à force de ressentir cette déchirure dans nos âmes, nous finissons par nous y accoutumer.
_ Alors, je dois tuer encore plus de monde pour ne plus souffrir. C’est de la démence.
_ Mais sois sur tes gardes Galro. Tu seras obligé de tuer, mais certains d’entre nous en deviennent fous.
Tout en parlant, Tilbar désigna de la tête le paladin phénix brandissant fièrement une coupe d’or. Galro le regarda avec un éclair de haine illuminant ses yeux.
_Si certains s’habitue à cette déchirure, continua Tilbar, d’autres se mettent à l’adorer, associant la douleur au plaisir. Lorsque tu te mettras à aimer de ressentir ton âme se déchirer, lorsque tu tueras, alors c’est que tu seras devenu un vrai monstre.
Tous les croisés à l’extérieur commencèrent à installer des tentes de campement malgré la férocité du vent. Les plus braves bouchers eurent droit de dormir dans la mine fraîchement pilée. Le général conduisit son ami vers l’antre mais Galro refusa d’entrer à l’intérieur.
_Si tu ne te presses pas, il ne nous restera plus de place ! Tu préfères dormir dehors ?
_ Sincèrement Tilbar, oui, je préférerais.
_Je vois...
Tilbar appela deux hommes qui montèrent une tente. Il leur demanda d’offrir la plus belle demeure qui soit pour le paladin. Les deux soldats s’empressèrent de monter une tente confortable pour le chevalier ecclésiastique. Le vent soufflait fort, mais leurs efforts en eurent raison. Parmi toutes les autres tentes du camp, celle-là semblait être un palais luxueux. Ensuite, Galro et Tilbar pénétrèrent à l’intérieur et le paladin commença à se débarrasser de son armure encore souillée avant de s’enfiler de chaudes fourrures sur son corps.
_J’ai eu si peur, avoua Galro. Sans toi je ne sais pas ce que je serais...
_ Mort, répondit Tilbar sur un ton neutre.
Le paladin en resta perplexe. Le soleil devait se coucher au-dessus de leurs têtes, l’obscurité transformait le blanc en noir. Le vétéran sortit une bouteille de Graïnbar d’un coffre ainsi que deux verres, et les remplit à ras le bord. Il en tendit un à Galro et l’invita à boire.
_ Vu ton état, ça ne peux que te faire du bien.
_ J’aimerai y croire, dit Galro sur un ton sinistre.
_ Cette journée n’a pas été si mauvaise après tout. Nous avons remporté une belle victoire. Allez, à la gloire !
Il leva son verre et invita son camarade à le suivre du regard.
_ Bien Tilbar, répondit Galro. À la gloire.
Les deux coupes s’entrechoquèrent et ils avalèrent cul sec tôt le contenu. Ensuite ils burent une deuxième rasade, puis une troisième, mais ils ne se servirent point une quatrième fois. Les deux esprits étaient trop enivrés, ils préférèrent s’en arrêter là. Du moins, avec le peu de lucidité qui leur restait. Le général sortit en chantant à sa façon Les saints vers de la miséricorde*, mais son semi-mutisme à cause de l’alcool épargna la plupart des oreilles du blasphème, entre autres celles du paladin phénix qui dormait comme un loir dans la mine, un tonneau de Graïnbar à ses côtés.
Alors que la plupart des croisés dormaient, le blizzard soufflait avec plus d’acharnement, décidé à empêcher quiconque de fermer l'œil. Plusieurs sentinelles surveillaient les alentours à tour de rôle. Alors que certains hommes tentaient de récupérer leurs tentes qui venaient de s’envoler, ils ne virent pas un de leur camarade se glisser dans leurs dos tel un serpent nocturne. Invisible et inaudible, il rampait dans la neige comme le prédateur qu’il est pour fondre sur sa proie: il dormait paisiblement dans une magnifique tente dressée au milieu du camp. Il regarda furtivement dans les alentours pour vérifier que personne ne pouvait l’apercevoir. Un homme de belle carrure passa juste devant lui à ce moment-là, et à ce moment-là, il roula sur le côté pour se cacher derrière une tente. La sentinelle entendit un léger bruit. Il regarda dans la direction d’où ça venait mais il ne remarqua rien. La neige avait été piétinée à cet endroit, mais la neige avait été également piétinée dans tout le camp. Ce devait sûrement être son imagination. Il s’éloigna et alla inspecter au sud. Lorsque les bruits des bottes s’enfonçant dans la neige s’atténuèrent assez à son goût, c'est-à-dire quasiment inaudible, il décida de sortir de sa cachette. Il avançait avec la même prudence à laquelle il était si accoutumé. Cet homme, ce paladin, il allait le regretter. Jamais on ne l’avait offensé à ce point. Il lui était souvent arrivé de se faire frapper, même maltraiter. C’est d’ailleurs à cause d’un client mécontent qu’il portait cette balafre sur le visage. Mais jamais on ne l’avait traîné aussi bas. Il avait froid, il avait perdu beaucoup de poids, mais surtout, il avait perdu sa fierté, et ça, c’était impardonnable ! Devant la tente du paladin, il fouilla sous son manteau, et palpa du bout des doigts un objet bien familier. Il le sortit de son manteau et contempla son meilleur ami: une longue dague ornée d’un rosier épineux. « Il est l’heure de nous venger ! » se dit l’homme au yeux de couleur émeraudes d’une rare agressivité. Il commença à ouvrir la tente, sa future victime était enroulée dans d’épaisses fourrures d’ours, murmurant dans son sommeil « Père, reviens ! Ne pars pas ! Je te vengerai, je le promet ! ». Que c’était charmant, et si pathétique. C’était lui qui allait se venger, pas cet avorton ! Il allait faire un pas, mais un puissant bras le tira et un bélier redoutable cogna son crâne. Il tomba à la renverse, il était complètement désorienté. Lorsque sa vue redevint enfin un peu plus nette, un monstre imposant se dressait devant lui. Il avait un pied posé sur son torse, et ses dents luisaient avec les rayons de la lune comme celles d’une bête féroce.
_Qu’est-ce que tu comptais faire crapule ?
Peu à peu, la forme démoniaque devint celle d’un homme trop familier au goût de celui qui fut assommé.
_ En quoi ça vous regarde mon général ?
Le pied commença à lui écraser la cage thoracique assez fort pour lui faire lâcher un gémissement de douleur. Le général sourit et dit:
_ Tu devrais arrêter de faire ton malin Long-couteau. La montagne recèle de nombreux dangers, on pourrait trouver un nouveau cadavre demain au réveil.
_ Va forniquer un porc, ce qui se ressemble s’assemble.
La botte en maille se leva pour mieux s’enfoncer dans sa face. Une solide poigne le souleva comme un oreiller de plume et la voix du général se fit plus basse, mais beaucoup plus menaçante.
_ Écoute attentivement, fils de catin, si tu portes une arme la prochaine fois que nos chemins se croiseront, et je te jure que le paladin le veuille ou non, je t’enfoncerai la tête si profondément entre tes deux épaules que tu pourras voir le trou de ton cul. Maintenant disparais vermine !
Le général poussa violemment l’assassin qui tomba dans la neige. Il se releva en se tenant son nez cassé et s’enfonça dans les ténèbres en titubant. Il le paierait, ils le paieront tous les deux. La prochaine fois que son chemin croisera celui du général, il se promit de lui réserver un traitement spécial, pire que ce qu’il a pu faire à toutes ses victimes. La lune masquée par le blizzard fut son unique témoin. Mais en réalité, il y avait bien eu un autre témoin, loin du camp, observant le camp depuis une bonne heure depuis sa falaise. Un homme portant un immense manteau noir déchiré par les années, et un casque imposant d’une bête aux crocs d’une longueur démesurée et portant deux longues cornes, coiffée d’une immense chevelure blanche flottant dans le vent. Il se retourna et disparut dans les montagnes.
Le réveil fut sonné par un cor. Tandis que quelques instants plus tôt le camp était plongé dans un profond sommeil, il devint rapidement une gigantesque fourmilière surexcitée où chacun s’empressait de démonter sa tente. Au sein de l’église, on était habitué à obéir aux ordres avant même qu’ils ne soient donnés. Surtout lorsqu’il s’agissait du paladin phénix Datral. Galro enfila rapidement son armure avant que sa tente ne disparaisse. Le vent s’était calmé, c’était une bonne chose. Ils pourront enfin se déplacer sans devoir se protéger des rafales de glace. Il neigeait toujours abondamment, mais ce n’était pas aussi gênant que des grêlons. En moins d’un quart d’heure, là où se dressait plus de mille tentes, il n'en restait plus rien. Tous les croisés se mirent en rang, dressant l’étendard du lion, du loup hurlant à la lune et celui de Datral, une flamme dorée sur un fond rouge. Datral et Fradel étaient sur un rocher en hauteur, les deux paladins semblaient très calmes. Galro les rejoignit, et demanda à Fradel des nouvelles.
_Je ne sais pas plus que vous, il a insisté pour que tout le monde se rassemble.
Le paladin phénix jugea du regard tous les croisés de l’Ordre, et un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres. Il leva une tête arrachée à un nain, dont la langue bleue pendait comme un serpent mort.
_ Voilà le sort réservé aux païens ! Hurla Datral.
Les soldats levèrent les armes en poussant un cri d’acclamation.
_ Et c’est le sort que subiront toutes les créatures répugnantes qui osent souiller notre montagne !
Une nouvelle fois, un cri d’approbation retentit. Il leva la tête du mort et hurla:
_ Nous les avons toléré depuis trop longtemps sur notre terre ! Dans leurs mines, ils commettent les pires péchés ! Ils mangent pour le plaisir de voir grossir leur ventre ! Ils entassent de l’or au fond de leurs cavernes sans jamais partager ! Ils boivent, viennent chercher vos enfants dans la vallée et les emmènent dans leurs trous pour abuser d’eux ! Ils pissent sur nos croyances, ils traitent le Phénix de pigeon boiteux ! C’est pour ça que le Grand Prophète nous a envoyé ici ! Pour punir ces créatures !
Sur ces derniers mots, il lança la tête cadavérique dans la foule qui se jeta dessus comme une meute féroce. Ils l’écrasèrent sans pitié, crachèrent dessus, le piétinèrent avec acharnement jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des morceaux de cervelle et d’os. On pouvait lire la joie destructrice sur le visage du paladin phénix. Il se retourna vers les deux paladins et les invita à se rapprocher. Lorsqu’ils furent assez proches, Datral leur donna ses instructions.
_ Aujourd’hui, nous allons nous séparer pour pouvoir recouvrir une plus grande zone de combat. Paladin Fradel, vous irez à l’ouest avec vos hommes, tandis que vous paladin Galro, vous irez à l’est. Les ordres du Prophète sont simples: convertissez ou détruisez. Notre prochain point de rendez-vous sera au pic des deux Crocs. Je vous attendrai là-bas, je fortifierai un camp que je garderai jusqu’à votre arrivée. Une fois regroupés, nous attaquerons la mine fortifiée D’Aless.
_La mine fortifiée d’Aless ? Demanda Fradel. Je n’en ai jamais entendu parler.
_ C’est l’unique mine de cette montagne véritablement prévue pour résister à une invasion, lui répondit Galro qui avait suivi des cours de géographie dans la vieille église. Ils ont érigé des murs et des tours de défense comme une forteresse. Bien plus qu’une mine, c’est avant tout un abri, les ouvriers ont pour consigne de la rejoindre si jamais ils sont attaqués. Ils ont de nombreux gardes là-bas, armés et entraînés au combat. Ce ne sera pas aussi simple que de s’attaquer à de simples mineurs désarmés. Même si les conditions météos sont favorables, ce sera une prise difficile.
_ Mais si nous réussissons, reprit le paladin phénix, la victoire sera nôtre. Les survivants viendront à nous croyant échapper à nos lames, et là le piège se refermera sur eux. Dieu sera fière de nous.
_Je dois vous dire que votre stratégie me dépasse, avoua Fradel. Pourquoi tendre un piège aux rescapés ? Ils ne seront plus une menace, et nous devons montrer un peu de clémence envers nos ennemis.
_ Nulle clémence pour les païens ! Répondit brusquement Datral. Ils devront tous périr, c’est pour eux le seul moyen de se repentir de leurs péchés !
Sur ce, il leurs tourna le dos et rajouta sur un ton sinistre:
_ Nous nous retrouvons là-bas, maintenant partez, amenez le feu du Phénix dans leurs foyers.
Les deux paladins obéirent aux ordres. Dans la tête de Galro, tel un profond écho, la phrase de Tilbar revenait comme une comptine. « Si certains s’accoutument à cette déchirure, d’autres se mettent à l’adorer. ». Il regarda une dernière fois Datral qui devait déjà rêver de bains de sang. Le général borgne organisait déjà les rangs de Galro avant que celui-ci n’arrive.
_ Les hommes sont prêts paladin Galro, dit Tilbar d’un air satisfait. Quels sont les ordres ?
_ Nous partons à l’est. Nous devrons convertir ou détruire, ordre du paladin phénix Datral.
Tilbar se retourna et répéta d’un hurlement à se déchirer les cordes vocales les ordres du paladin. Les soldats acquiescèrent en brandissant l’étendard du loup et d’un cri à la victoire. Les trois grandes armées se séparèrent pour traverser de part et d’autre la montagne. La véritable guerre commençait.
Le vent était moins fort dans ces régions, mais les falaises étaient plus nombreuses. Il était difficile pour une armée aussi grande que celle d’un paladin de se déplacer sans prendre de risques. Aussi décida-t-il avec son général de ne former que de petits groupes de cent personnes pour faciliter les déplacements. Galro avait la charge du groupe en tête, et Tilbar de l’arrière garde. Les plus hauts gradés des autres groupes guidaient le reste. Ils se fixaient tous les jours un nouveau point de rendez-vous où toute l’armée se réunissait avant de repartir le lendemain. Il se passa ainsi trois journées de marche, ils avaient parcouru bien moins de distance que s' ils restaient groupés, mais ils ne dénombraient que très peu de morts. Un soir, Tilbar et Galro regardèrent ensemble la carte. La prochaine mine n’était plus très loin, une journée ou deux devrait suffire pour l’atteindre. Le paladin posa son doigt sur un plateau assez grand pour accueillir toute l’armée, et assez proche de la mine naine.
_ Nous nous retrouverons là-bas, dit-il. Si jamais le vent du nord force durant la nuit, nous serons abrités. Et le lendemain, à l’aube, nous attaquerons.
Le général se pinça sa barbe rustique. Il attrapa une bouteille de Graïnbar et s’en servit une bonne rasade.
_ Ça a l’air d’être un bon coin pour dormir. À savoir que nous serons dissimulés par les rochers alentour, les mineurs ne risquent pas de nous voir. Mais quelle est ta tactique ?
Galro se gratta sa barbe qui elle commençait à bien se fournir. Il observa longuement la carte et dans son esprit se dessina petit à petit le plan d’attaque.
_ Dans un premier temps, je viendrais avec une trentaine d'hommes pour tenter de les intimider. Je leur proposerai soit de se rendre ou de se battre. S' ils refusent de coopérer, une escouade de cinq escadrons composés d’une vingtaine de soldats chacun descendra de ce col pour les attaquer par surprise. Une partie des mineurs fuira dans la grotte, je m‘en chargerai, pour les autres, tu leur barrera le chemin ici. Ces deux falaises te permettront de leur tendre une embuscade.
_Je vois, dit Tilbar après avoir bu. Je leur balance des rochers sur la tête pour les arrêter et les archers tireront les fuyards comme des lapins. C’est un bon plan. Si on oublie un facteur important.
_ Lequel ? Demanda Galro tout ouïe.
Le général posa son verre sur la table et regarda la carte attentivement. Il regarda ensuite Galro avec son seul oeil et dit:
_ Imaginons qu’ils refusent de collaborer, et que malgré ton attaque surprise ils décident de lutter...
_ Alors nos hommes les écraseront. Ce sont des mineurs, ils ne sont pas formés pour se battre. Nous l’avons vu la dernière fois.
_ La dernière fois, ce n’étaient pas une attaque surprise de soixante soldats qui les a forcé à se replier, mais une attaque surprise de plus de trois milles soldats déterminés. Crois en mon expérience, tu ne les impressionneras pas aussi facilement ni avec ta petite escorte, ni avec ta petite tactique. Faudra te préparer à une résistance de leur part.
Galro plissa du front en grattant plus intensément sa barbe. Et si Tilbar disait vrai, que faire ? Même si les nains tentaient la moindre résistance, il les écraserait de toute manière. Il leva ses yeux vers Tilbar et lui dit:
_ Tu as toi aussi oublié un facteur important.
_ Lequel ? Répondit le général d’un air moqueur.
_ Ils peuvent aussi se rendre, sans que la moindre goutte de sang ne soit versée.
Pendant un bref moment, le silence régna sous la tente, puis le général éclata de rire. Tout en riant comme une baleine, il se servit une nouvelle rasade d’alcool de champignon et déclara à son compagnon:
_ Mon pauvre ! Ça se voit que tu n’as jamais vraiment connu les nains ! Ils sont têtus et leur esprit est aussi ouvert qu’une prison de condamnés à mort ! Ils préfèrent encore crever le bide ouvert plutôt que de se rendre !
_ Sauf si Dieu les rappelle à lui. Après tout, il est le créateur tout puissant.
_ Mon pauvre, je ne sais pas ce qu’ils t’ont foutu dans le crâne mon pauvre garçon. Je crois qu’il faut impérativement que tu boives, c’est le seul moyen de te remettre le cerveau en place.
Il lui servit une bonne rasade et tendit le verre qui débordait au-dessus de la carte. Galro le saisit et demanda à son compagnon:
_ Pourquoi est-ce que Dieu n’interviendrait pas ? Il a le pouvoir absolu, il pourrait à lui seul changer le monde.
_ Franchement, je ne crois pas que Dieu bougerait le petit orteil pour nous.
_ Pourquoi dis-tu ça Tilbar ? Nous servons Dieu, nous sommes la croisade de l’Ordre de la Pierre sacrée ! Si nous faisons partie de l’Église, c’est pour prouver notre foi !
_ Mais pour certains ce n’est pas la cas, répondit Tilbar en buvant son verre d’un trait. N’est-ce pas Galro ?
Galro vit un bref instant devant lui le spectre de son père dans le cercueil, dont les yeux accusateurs le fixaient. Il baissa ses yeux sur la carte trempée. Le général s’appuya avec son coude sur la table et pointa son ami du verre.
_J’ai été capitaine sous les ordres de ton père, c’était un paladin exemplaire. Il luttait de toute sa foi contre les ténèbres. Mais il a été tué par ce monstre. Je sais ce que tu ressens, et je sais pourquoi tu as besoin de cet assassin. Et je sais aussi que tu as intégré l’Ordre des paladins uniquement pour venger ton père, en suivant ses traces. Tu veux réussir là où il a échoué. La foi envers Dieu n’a rien à voir avec tout ça, n’est-ce pas ?
_ Et toi Tilbar ? Demanda Galro en relevant la tête vers son compagnon. Pourquoi es-tu de l’Ordre, si ce n’est pas par foi ?
Le général haussa des épaules et répondit simplement:
_Je suis bagarreur, et j’ai toujours rêvé d’avoir une arme. J’ai ça dans le sang, je ne peux rien y faire.
Il se gratta le menton et bailla bruyamment. Il plissa du front et déclara qu’il voyait trop flou pour réfléchir davantage. Il s’apprêta à partir quand Galro l’interrompit.
_ Nous ne sommes pas mis d’accord pour la stratégie d’attaque !
_ Nous suivrons ton plan, si ils se rebellent tu les écrasera de toute manière ! Maintenant je dois me dessoûler pour marcher demain, je ne tiens pas à avoir la gueule de bois devant mes hommes. Bonne nuit Paladin Galro !
_ Merci Tilbar.
Le paladin médita longuement sur les paroles du vétérans. « Je suis bagarreur. ». Serait-il de la même trempe que Datral ? Il observa son verre de Graïnbar avant de s’en saisir et de l’avaler cul sec. Il avait l’impression d’avoir avalé de l’acier en fusion, il ne pouvait pas s’empêcher de se demander pourquoi il buvait cette saloperie. Il s’allongea sur un tas de fourrures empilés et se recouvra d’une chaude couverture. De longues journées de marche l’attendaient encore.
Ils traversèrent la montagne encore pendant deux longues journées avant d’atteindre le plateau. Des éclaireurs furent envoyés à l’aube pour repérer la position exacte de la mine. Ils eurent le temps d’installer un nouveau camp, moins précaire que les précédents, mais le soleil avait presque atteint le crépuscule que les hommes n’étaient toujours pas revenus. Le paladin commençait à se poser grand nombre de questions sur ces étranges disparitions. Ils ne devaient pas être seuls, car la nuit dernière aussi on comptait trois portés disparus. Quelqu’un ou quelque chose devait être derrière tout ça. Ses effectifs diminuaient trop vite à son goût, car avant même la moindre hostilité il avait déjà vingt hommes en moins depuis qu’ils avaient quitté les rangs de Datral. Il devait résoudre ce problème de disparition au plus vite. Alors que la neige s’entassait sur les tentes, un regroupement de cent soldats occupait le centre du campement, tous au garde à vous devant le paladin.
_ Vous savez tous pourquoi je vous ai ordonné de venir ici ? Demanda Galro en les jugeant les uns après les autres.
Tous ensemble répondirent « Oui paladin ! » même si en réalité ils n’en n’avaient pas la moindre once d’idée. Le chevalier blanc traversa les rangs organisés de son unité. L’un d’ eux toussait à se tordre en deux, mais il tentait de se tenir droit devant son supérieur hiérarchique. Mais Galro ne pouvait le laisser passer, c’était une mission de reconnaissance périlleuse qu’il mettait au point, il ne pouvait pas laisser un malade les accompagner. Galro fit un signe de la tête dans sa direction et lui ordonna de quitter l’unité sur le champ. Le chevalier regarda autour d’un feu cinq hommes en train de jouer aux cartes. Un de ces joueurs était fort, grand et riait aux éclats. Il le héla et lui donna l’ordre de les rejoindre. Lorsque le croisé fut suffisamment proche et se mit au garde à vous, Galro lui demanda:
_ Toussez vous soldat ?
_Non paladin !
_ Avez-vous de la fièvre soldat ?
_Non paladin !
_ Êtes-vous en parfaite santé soldat ?
_ Oui paladin !
_ Alors rejoignez les rangs !
_ Oui paladin !
Le croisé de l’Ordre occupa aussitôt la place du malade de tout à l’heure. Galro inspecta une dernière fois tous les rangs de son unité de reconnaissance et jugea que c’était bon. Il se plaça devant les première ligne et annonça:
_ Il y a environ sept heures, j’ai envoyé des éclaireurs en reconnaissance, et ils ne sont toujours pas de retour. Nous devons découvrir ce qui leur est arrivé. Nous emprunterons la route de l’est et suivrons le trajet qu’ils étaient censés suivre. Notre objectif est soit de les retrouver dans le meilleur des cas ou découvrir la cause de leur disparition. Je vous guiderai personnellement, je tiens à savoir moi-même ce qui se passe dans cette foutue montagne. Maintenant en route, soldats !
Les militaires hurlèrent en choeur « Oui paladin ! » et commencèrent ensemble à traverser un large passage qui menait entre les falaises. Galro monta sur son cheval quand le général le rejoignit.
_ Je te laisse la garde du camp Tilbar. Tiens cette position jusqu’à notre retour.
_ Bien mon paladin. Mais je voulais te dire une chose. Tu es sûr de vouloir partir toi-même en tête de cette expédition ? Tu pourrais envoyer un capitaine compétent prendre les risques à ta place.
_ Je veux savoir, je veux voir.
_ Alors soit, je garderai le camp jusqu’à ton retour.
_ Merci Tilbar.
Le paladin commença à partir lorsque Tilbar lui hurla au loin:
_ N’oubliez jamais ça paladin: ne me remerciez jamais ! Je suis votre subordonné, et vous mon supérieur. Mais ça ne m’empêche pas de vous souhaiter bonne chance !
Galro voulut se retourner pour le remercier une dernière fois, mais il se souvint de son conseil. Il fit marcher son cheval à côté des soldats qui marchaient en cadence. Ils traversèrent ainsi le col abrupt de la montagne enneigée, passant entre les rochers aiguisés comme des poignards et piétinant la poudreuse abondante. Ils marchèrent jusqu’à se retrouver devant un étroit passage dans une combe. « Nous ne passerons jamais tous ensemble. » songea Galro. Le seul moyen était de passer par petits groupes, mais ce serait long et fastidieux, mais surtout bien trop risqué. Il se retourna vers ses hommes et demanda:
_ Existe-t-il un autre passage ?
_ C’était la route empruntée par les éclaireurs, et c’est le passage le plus large sur la carte.
Galro murmura un juron adressé à la montagne. Il contempla la fissure, dû se résigner à devoir l’emprunter puis désigna un groupe de cinq éclaireurs pour vérifier que la voie était accessible et pénétrèrent dans les ténèbres gelées. Au bout d’un quart d’heure, ils revinrent en se faufilant difficilement entre les rochers et l’un d’eux dit:
_ Nous pouvons passer paladin. Mais après ce sera trop étroit pour votre cheval. Je crains qu’il ne faille devoir l’abandonner.
_ Soit, répondit le paladin en descendant de sa monture. Que cinq hommes raccompagnent mon cheval au camp. Les autres me suivent.
Cinq guerriers quittèrent les rangs et prirent le cheval par la bride. Ils disparurent au loin dans le manteau de flocons puis Galro se décida à s’enfoncer dans la crevasse. Le vent en jaillissait comme le souffle d’une créature de glace. L’haleine givrée lui glaçait le sang et l’âme. Il commença à entrer en sentant la peur geler ses veines. Bientôt il fut englouti par les ténèbres, seul une fine raie de lumière qui passait entre les couches de glace et de neige éclairait à peine. Il devinait dans son dos quatre soldats qui l’escortaient, mais dans ce tunnel tout semblait n’être qu’ombre. Il se rappela de l’un de nombreux versets ennuyeux qu’il avait appris dans le temple et commença à le réciter.
_Je n’ai jamais peur, car Dieu marche à mes côtés. Je ne suis jamais effrayé par les ténèbres car dans ma main je tiens la lumière. Si jamais l’ombre s’empare de mon âme, le Phénix m’éclairera le chemin.
Les pas de ses hommes résonnaient entre les étroites parois de la galerie de plus en plus ténébreuses. Le vent glacial se faisait de plus en plus fort et son terrible sifflement aigu déchirait les oreilles. Galro avait l’impression que sa barbe givrait, ses sourcils bruns avaient virés au blanc des glaçons. L’humidité ambiante lui collait au corps, et le vent sifflant tel un serpent finissait de lui arracher son reste de chaleur qu’il essayait de conserver. Il vit de la lumière au bout du tunnel, « Enfin une sortie ! » se dit Galro impatient de quitter ce trou à vermine. Il dû se frotter sur les parois rocheuses pour pouvoir passer, mais soudainement ses doigts glissèrent sur un objet rond, dur et froid coincé entre les pierres. Pris de curiosité, il saisit l’objet par deux petits trous à la manière d’un singe qui cueillerait une noix de coco. Mais ce ne fut pas une noix de coco qui fut révélée à la lumière, c’était un pâle crâne humain qui le fixait d’un air effronté. Terrifié de par ce qu’il avait vu, il lâcha sa découverte qui roula par terre, et Galro se hâta vers la lumière. Il parvint à se faufiler entre les étroits murs naturels et alors que le paladin songeait à reprendre son souffle, une seconde vision de cauchemar s’offrit à lui. Cinq pieux étaient plantés dans la roche, et chacun était attaché à une corde solide biscornue. Et au bout, cinq hommes nus à la peau bleutée pendaient, regardant le néant de leurs yeux à jamais aveugles. Le vent les faisait battre comme de vieux fruits pourris prêts à tomber de l’arbre. Sur leur torse, gravé dans leur chair comme de jeunes adolescents feraient dans une souche avec un couteau, ils portaient l’insigne du phénix sanguinolent. Aucun doute, c’étaient bien les éclaireurs. Les nains seraient-ils au courant de leur attaque avant même qu’ils ne se soient montrés ? Impossible, ce ne pouvait pas être réel. Galro s’approcha des corps, se mit à genoux puis commença à prier pour que leur âme puisse rejoindre les cieux. Un craquement terrible s'ensuivit, comme si le sol et le ciel se détruisaient. Il se retourna et là où il y avait un étroit passage un énorme éboulis avait pris possession des lieux. Le chevalier de l’Église entendit ensuite dans le vent le frottement de l’acier sur le cuir, et apparut de nulle part, une horde d’hommes et de nains recouverts de fourrure et de puces l’avaient encerclé, tous armés jusqu’aux crocs. Un barbare imposant à la barbe rousse bouclée tombant sur son torse rit, tout en tenant une énorme hache ébréchée mais encore tranchante.
_ Regardez moi ça les amis, un paladin ! C’est imprudent d’oublier sa garde messire !
Les brigands se moquèrent de Galro en chœur, comme s' ils l’avaient répétés plusieurs fois. Le chevalier blanc se saisit de son épée et la dégaina. Il les compta du regard, ils étaient nombreux. Si il avait eu ses soldats à ses côtés ce serait une toute autre paire de manches, mais il était dorénavant seul, encerclé par plus de vingt racailles des montagnes, armés de cimeterres et de haches affûtés. Galro le savait, il n’ aucune chance ni de s’en sortir ni de les vaincre. Mais se rendre était également synonyme de mort. Ils avaient pour habitude de réclamer la rançon sans rendre. « Alors je vendrai cher mon âme ! » se dit le paladin en brandissant son épée à la garde du Phénix. Les brigands descendirent des murs de rocs à l’aide de cordes et chargèrent vers Galro. Le chevalier para un coup de cimeterre, se baissa pour éviter un lourd maillet, frappant dans le ventre d’un homme bourru qui tomba en retenant son sang qui coulait intensément. Galro tenta de fendre le crâne d’un nain au collier en dents d’ours qui le para avec une chaîne sur laquelle était fixée deux petites faux à chaque extrémité. Le petit homme enroula son arme autour de l’épée du serviteur de Dieu, Galro furieux lui donna un violent coup de pied au visage. Une brute vint par derrière et frappa avec ferveur les épaules du paladin avec un bâton solide de chêne. Galro commença à faiblir sous la force des coups, puis il se souvint de ses leçons avec Tilbar. « Si par malheur tu es touché, feinte avec ta douleur et redonne la à ton ennemi au moment opportun. ». Galro se mit à genoux à force de se recevoir une pluie de coups, et lorsque la brute leva son bâton d’un signe victorieux, son énorme bide fut déchiqueté par la lame puis une horrible mixture de boyaux, de sang et d’excrément en état de fermentation coula à grand flot. Le nain à la chaîne meurtrière fut trop stupéfait pour voir le fil d’argent lui trancher la tête au niveau des yeux. Galro se releva, endolori par les coups reçus sur ses épaules. Son cœur battait à tout rompre, les artères se gonflaient tant dans sa tête qu’il eut l’impression de porter une couronne de feu dans son cerveau. Il était recouvert d’hémoglobine, ses cheveux lui collaient au visage tant ils étaient englués par le sang des victimes. Chaque souffle se faisait douloureux, il écourtait au maximum ses inspirations et ses expirations sans raison valable. Ils étaient encore très nombreux, il ignorait comment s’en sortir.
_Tu es à moi ! Hurla un barbare à la longue barbe tressée.
Il arriva derrière Galro en brandissant un frêle cimeterre qui fut paré par la lame du paladin. Le chevalier blanc fit rouler son épée sur celle de l’ennemi qui perdit l’équilibre, et lui trancha la main. Elle était encore palpitante lorsqu’elle tomba dans la neige, serrant jusqu’au sang le pommeau de l’arme. Le brigand regarda son moignon en jurant toutes les pires grossièretés de la création. Un homme mal rasé et portant de longues estafilades sur ses joues chargea, avec un énorme maillet. Galro se baissa pour éviter la masse et planta l’épée de l’Ordre dans son ventre. La lame d’acier traversa des deux côtés la victime qui lâcha son arme pour se tenir sa blessure mortelle. Trois autres fous sanguinaires fondirent sur Galro, prêts à le découper en morceaux. Son épée était coincée dans le brigand mourant, le paladin n’avait d’autre choix que de prendre le maillet et d’éclater le crâne d’un bandit. Un nain bondit dans son dos, plantant maladroitement un couteau dans son épaule droite. Galro sentit sa chair se déchirer au passage du poignard, la violente douleur le força à se courber. Le petit être teigneux continua de marteler le crâne du paladin avec acharnement. Galro tombait de plus en plus bas, mais déterminé à ne pas mourir, il donna des coups de coude dans le ventre de son adversaire jusqu’à le repousser. Le paladin frappa dans le nez du nain avec son poing gauche, et le fit tomber.
_ Prend ça ! Hurla Galro enragé en faisant tomber le lourd maillet sur la tête du nain.
Trois autres bandits tombèrent sur Galro, le plaquant au sol, le nez écrasé dans la neige. Le chevalier entendit le craquement de la neige devant lui, puis ses yeux se levèrent sur deux grosses bottes de cuir et de fourrures. Une main puissante le tira par les cheveux et l’obligea à voir l’horrible visage à la barbe rousse. Le chef.
_Enfin on a réussi à t’attraper ! Tu m’as causé pas mal d'ennuis, paladin !
Le barbu regarda les corps de ses compagnons dispersés ici et là. Ensuite ses deux grands yeux bleus cruels tombèrent sur Galro tel la foudre et le paladin reçut un énorme crachat en pleine figure. Avec son autre main, il saisit la poignée du couteau et le remua dans la plaie. Le visage de Galro se tordit d’un rictus de douleur mais il refusa de supplier son tortionnaire. D’un air satisfait, le barbare roux lui demanda:
_ Tu as mal ? Sache que ce n’est rien comparé à ce que tu vas endurer !
_ Il n’endurera rien de plus ! Hurla une voix de stentor.
La brute se retourna et vit sur les petites falaises sur lesquels ils étaient postés juste avant une trentaine de croisés, tous armés d’arc et de flèches, prêts à tirer au moindre mouvement, prêts à lâcher leurs projectiles fatals à l’ordre du capitaine qui les commandait. Soudainement, les brigands semblaient moins rassurés. Le chef des bandits faisait voyager ses deux yeux entre ses hommes et les croisés venus à la rescousse de leur paladin. Lorsqu’il vit que la situation était désespérée, il cracha par terre et grogna:
_Le fils de catin ! Il nous a trahi !
Sur ces mots, il sortit un long et large couteau capable de découper un ours, et plaça sa lame sous la gorge du paladin.
_ Faites un seul mouv...
Une flèche si rapide fusa à travers les flocons et lui transperça de part en part la tête. Seule une expression de stupéfaction resta gravée sur le visage du chef des hors-la-loi qui eux cherchaient déjà un moyen de s’enfuir. Le corps lourd du brigand des montagnes tomba dans la neige lorsque d’autres flèches sifflèrent en tuant sur leur passage hommes et nains qui méritaient d’être châtiés. Le paladin se coucha face contre terre pour éviter qu’on le touche par accident, et entre autres parce qu’il était aussi terrifié que ses ravisseurs. Le cri d’agonie des uns et des autres résonnait dans sa tête tel un mauvais requiem aux morts. Les cadavres sur le sol ressemblaient plus à un porc-épic plutôt qu'à des hommes allongés dans la froide neige. Un sang virant du noir au rosé, passant par l’écarlate et le pourpre, recouvrait le blanc manteau de la terre. Lorsque toutes les cibles vivantes furent abattus, les soldats commencèrent à descendre à l’aide des cordes laissées par les brigands et deux d’entre eux vinrent soutenir Galro pour l’aider à se relever. Le capitaine s’approcha du chevalier blanc et regarda le couteau planté dans son épaule droite.
_ Vous aviez souffert le martyre messire, nous aurions dû empêcher ça.
_ Vous aviez fait de votre mieux capitaine, répondit Galro. Je suis en vie, et grâce à vous.
Le capitaine approcha sa main du couteau et regarda le paladin d’un air interrogateur « Me permettez-vous messire ? ». Galro observa le couteau encore plantée dans sa chaire, la lame d’acier semblait être figée dans ses os. Il redoutait l’idée de sentir de nouveau le métal couper un peu plus sa chair, mais il n’y avait rien d’autre à faire. Il fixa le capitaine de ses yeux et dit:
_ Allez-y.
Le capitaine attrapa le poignard et l’arracha brusquement de son loyer. Galro sentit une immense brûlure lui avaler le bras, son sang se mit à couler comme le vin coulerait d’un tonnelet. Le capitaine donna des ordres que Galro n’entendait pas, il était trop concentré sur la douleur. On lui ôta l’armure au niveau du bras droit jusqu’à l’épaule et on s’empressa d’enrouler son épaule dans un morceau de tissu très serré. Le sang cessa de sortir de son corps, mais la douleur était la même. Un croisé ramassa de la neige et l’appliqua sur l’épaule meurtrie.
_Le froid devrait vous soulager messire, dit le capitaine. Nous vous ramenons au campement.
Un croisé couvrit Galro d’une épaisse fourrure et les soldats montèrent à l’aide des cordes. Pendant que les Croisés grimpaient la paroi rocheuse, un petit cri étouffé se fit entendre parmi les morts. Le capitaine se retourna et vit un des corps recouvert de fourrure et de flèches remuer encore. Il s’avança vers le mourant, le retourna et vit un visage encore imberbe couvert de larmes, dont le sang rouge coulait de sa bouche. Il devait bien avoir à peine seize ans. Ses deux petits yeux bleus semblaient supplier le capitaine. Il était jeune, mais son crime était impardonnable. Il avait osé toucher un paladin, la sentence devait être impitoyable. Le capitaine dégaina son épée et récita la phrase qu’il avait apprit dès qu’il fut admis chez les croisés.
_Au nom de l’ordre et de la justice, au nom de l’Église et de Dieu...
_Non ! Supplia le jeune garçon. Je vous en supplie, ne me tuez pas !
_ Pour tous nos frères tombés glorieusement au combat, parce que votre seul rédemption se trouve au sein du Seigneur Tout-Puissant, je vous condamne à la mort.
Le capitaine n’entendit pas les dernières supplications de l’adolescent, il planta sa lame dans le cœur. Le jeune homme cracha une gerbe de sang puis suivit de nombreux spasmes et des étouffements. Ensuite vint la mort qui couvrit ses yeux avec un voile noir. Son corps cessa de bouger, la vie si jeune dans ce cadavre venait de disparaître. Le capitaine sortit sa lame du corps du malheureux et essuya le sang à l’aide d’un morceau de tissu avant de rengainer son arme. Galro fut hissé en se faisant attacher au niveau de la taille, et quatre hommes en amont le tirèrent jusqu’à ce qu’il atteigne leur niveau. Lorsque le reste des croisés monta, ils prirent un chemin étroit qui les conduisit jusqu’à l’expédition de Galro qui l’attendait devant la fissure. L’officier chargé de seconder Galro avait surveillé le groupe en son absence. Il se mit au garde à vous et décréta:
_ Heureux de vous revoir Paladin Galro.
_ Merci bien officier de vous soucier de moi. Qu’est-il arrivé aux hommes derrière moi ?
L’officier détourna son regard des yeux du paladin et semblait contempler la grotte comme une tombe. Le paladin regarda à son tour l’orifice et conclut qu’ils devaient être morts à l’heure actuelle. L’officier montra un des soldats assis dans la neige en tailleur.
_ L’un d’eux était son petit frère. S' il avait fait un pas de plus, il l’aurait rejoint.
Galro compatit avec le croisé qui a perdu son frère, et pria pour tous les autres croisés morts. Il regarda la vallée gelée en contrebas. Sur les cartes qu’il avait étudiées, elle menait directement à la mine fortifiée du nord. Mais sur ce chemin, il ne croiserait aucune mine. Certes, le paladin phénix sera furieux de les revoir si vite, mais ils avaient déjà perdu trop de temps, et trop d’hommes. Galro allait avoir besoin de toutes ses forces pour soutenir le paladin phénix. Avant la tombée de la nuit, ils rentrèrent au camp. Tilbar marchait au milieu des tentes montées puis vit Galro. Il accouru vers le chevalier blanc et le serra dans ses bras.
_ Tu es encore vivant !
_ Tilbar, je vous prie de serrer moins fort.
L'œil bleu du général tomba sur l’épaule, il souleva la couverture en fourrure et vit le bandage. Le tissu blanc avait prit la teinte rouge sanguine.
_ Comment...?
_ Un poignard. Répondit Galro. On m’a tendu une embuscade. Plusieurs des hommes qui m’accompagnaient sont morts là-bas.
_J’ai bien fait d’envoyer des hommes à ton secours ! J’aurais l’air d’un incompétent si je retrouve le paladin phénix, toi entre quatre planches !
_ Je suis sincèrement navré.
Les deux hommes restèrent silencieux un moment. Tilbar regarda le soleil se coucher entre les pics rocheux et soupira.
_Je crois que nous devrons annuler l’attaque.
_Le passage qui pouvait nous mener à la mine est bouché, et je ne suis pas tenté de retourner là-bas. Le mieux sera peut-être de couper par la vallée, remonter par le col et rejoindre le paladin phénix Datral au plus vite.
_ Bien, mais d’abord tu as besoin de repos. Tu t’es certainement battu et tu sais à quel point cette montagne est impitoyable envers les faibles.
_ Oui, je sais. Allons sous ma tente.
Galro fut accompagné jusqu’à sa tente par une escorte, puis il resta seul avec Tilbar à l’intérieur. Le général sortit une carafe de verre au liquide doré à la lumière des torches. Il la contempla et dit:
_De la bière d’or, voilà ce qu’il te faut.
Il l’envoya à Galro qui l’attrapa avec son bras valide, s’assit et prit une chope de fer. Il se servit jusqu’à ce que la mousse lèche les rebords. Il huma le doux parfum palpitant de la bière qui émanait de la mousse, trempa ses lèvres dans l’alcool puis avala la moitié de sa chope. Le goût sucré et amer se combinait à merveille, avec l’acidité qui lui picotait légèrement la gorge. Il sentit une légère bouffée de chaleur s’emparer de toutes ses veines et poussa un soupir de soulagement. Mais tout de fois il était insatisfait. Ce n’était pas assez coriace. En tout cas ce n’était pas assez pour ce qu’il a vécu.
_ N’aurais-tu pas un remède plus efficace cher ami ? Demanda le paladin.
_Si ce n’est que ça messire, lança Tilbar en tirant du coffret une bouteille où il restait un fond de Graïnbar. Ce n’est pas très malin de votre part, mais puisque vous le souhaitiez.
Il enleva le bouchon de la bouteille et versa le reste du contenu dans la coupe de Galro. Lorsqu’il but, l’alcool ardent à l’acidité extrême si familière brûla instantanément la gorge. À côté, la bière d’or était aussi douce que de l’eau. Galro sentit son sang entrer en état d’ébullition. Sa tête tournait légèrement à l’instant d’avant, mais lorsque le redoutable Graïnbar entra dans son gosier, sa vision devint floue et il était obligé de se retenir pour ne pas tomber. Finalement, la gravité eut raison, et Galro tomba sur le sol froid. Le général l’aida à se relever et ne put se retenir de se moquer de son supérieur.
_Te voilà bien beau ! Tu devrais arrêter de boire autant, ça ne te réussi pas.
_ Merci du conseil général Tilbar. Maintenant disposez, j’ai besoin de repos.
Tilbar fit asseoir Galro sur un siège improvisé avec des tas de fourrures sur une vieille chaise, ce qui donnait une illusion de confort. Puis l’homme borgne s’apprêta à sortir de la tente, se retourna et dit:
_ J’en connais un qui aura la gueule de bois demain.
En se tenant toujours la tête, Galro regarda le général disparaître dans la pluie incessante de flocons. Sa vision s’obscurcit, puis il se mit à ronfler.