Le domaine de Leandr
L'aube baignait à peine la cour d'entraînement de ses premières lueurs lorsqu'Aiyanna franchit les portes de la caserne. La veille, son nom avait été appelé parmi les recrues sélectionnées, un moment qu'elle avait accueilli avec un mélange de fierté et d'appréhension. Maintenant, vêtue de l'uniforme standard des recrues – une tunique brune et un pantalon de toile robuste – elle tentait de se faire aussi discrète que possible parmi la vingtaine d'autres candidats retenus.
Son regard balaya la cour, s'arrêtant brièvement sur Nayati qui lui adressa un sourire encourageant. Depuis l'incident à la taverne, elle n'avait pas osé lui reparler, honteuse de sa fuite précipitée. Pourtant, sa présence rassurante lui procurait un étrange réconfort. Un peu plus loin, elle aperçut Eyota, entourée d'un petit groupe de recrues qui riaient à une de ses remarques. Leurs regards se croisèrent, et Eyota interrompit sa conversation pour la fixer avec une hostilité non dissimulée.
"Garde-à-vous, recrues !"
La voix puissante qui résonna dans la cour fit sursauter Aiyanna. Un homme d'une trentaine d'années s'avança, son uniforme impeccable orné des insignes de capitaine. Il se déplaçait avec une grâce féline qui contrastait avec sa stature imposante, son regard perçant évaluant chaque recrue.
"Je suis le Capitaine Darius," annonça-t-il, sa voix portant sans effort jusqu'aux confins de la cour. "À partir d'aujourd'hui, vous êtes sous mon commandement. Mon rôle est de faire de vous des soldats dignes de l'armée de Troëna. Certains d'entre vous ne tiendront pas jusqu'au bout. D'autres découvriront qu'ils sont capables de bien plus qu'ils ne l'imaginaient."
Son regard s'attarda un instant sur Aiyanna, qui sentit un frisson lui parcourir l'échine. Avait-il entendu parler de son combat contre Eyota ? Du mystérieux phénomène qui s'était produit ?
Les premières heures d'entraînement furent brutales. Le Capitaine Darius ne perdait pas de temps en douceur, poussant immédiatement les recrues dans leurs retranchements. Courses d'endurance, exercices de force, techniques de combat basiques – tout s'enchaînait sans répit.
Pendant la course d'endurance, Aiyanna entendit distinctement la voix d'Eyota derrière elle : "Alors, pas de petit tour de magie aujourd'hui ? C'est plus facile de tricher quand tout le monde regarde, n'est-ce pas ?" Quelques rires étouffés suivirent cette remarque. Aiyanna serra les dents et accéléra le pas, refusant de mordre à l'hameçon.
Alors que le soleil atteignait son zénith, le Capitaine les rassembla pour leur premier cours théorique. "Un soldat qui ne comprend pas le monde qu'il défend n'est qu'un mercenaire," déclara-t-il en déroulant une carte détaillée des deux continents.
Aiyanna observa avec fascination les contours de Leadreon et d'Easopane se dessiner sous ses yeux. Elle n'avait jamais vu de carte aussi précise, elle qui n'avait connu que les ruelles d'une seule ville. Le Capitaine entreprit de leur expliquer la complexité des relations entre les trois royaumes de Leadreon – Troëna, Azuria et Veldoria – ainsi que la structure plus éclatée d'Easopane avec ses villes-états indépendantes.
Pendant qu'il parlait, Aiyanna sentit une présence s'installer discrètement à côté d'elle. C'était Nayati.
"Tu m'as manqué hier soir," murmura-t-il si bas que seule elle put l'entendre. "J'étais inquiet."
Aiyanna garda les yeux fixés sur la carte, mais ses joues s'empourprèrent légèrement. "Je suis désolée," chuchota-t-elle en retour. "Je... je n'aime pas les conflits."
"Tu as pourtant choisi un drôle de métier," répondit-il avec un sourire dans la voix.
Cette remarque lui arracha un minuscule sourire, le premier de la journée. Mais leur échange fut interrompu par la voix d'Eyota, qui résonna dans la salle.
"Capitaine, certains d'entre nous essaient de se concentrer. Les chuchotements incessants sont... distrayants."
Le Capitaine Darius fronça les sourcils. "En effet. La recrue aux yeux violets et son voisin bavard, peut-être souhaitez-vous partager vos connaissances sur la géopolitique avec le reste du groupe ?"
Aiyanna se raidit, sentant tous les regards se tourner vers elle. Ses yeux, cette malédiction qui la suivait partout, attiraient encore une fois l'attention qu'elle cherchait tant à éviter.
Mais avant qu'elle ne puisse bredouiller une excuse, Nayati se leva. "Pardonnez-nous, Capitaine. J'expliquais justement à ma camarade l'importance stratégique du détroit de Kora entre Troëna et Azuria."
Le Capitaine Darius haussa un sourcil, visiblement surpris par cette réponse assurée. "Continuez donc, recrue. Éclairez-nous sur ce point."
Alors que Nayati se lançait dans une explication détaillée, Aiyanna entendit Eyota murmurer à ses voisins : "Comme c'est mignon, le rat des rues s'est trouvé un protecteur."
L'après-midi fut consacrée au maniement des armes. Le Capitaine les fit défiler devant un impressionnant arsenal, évaluant leurs aptitudes avec différentes armes. Aiyanna, qui n'avait jamais manié d’armes, se sentait particulièrement mal à l'aise avec les lourdes épées d'entraînement.
C'est alors qu'elle remarqua quelque chose d'étrange. Chaque fois qu'elle touchait une nouvelle arme, son médaillon semblait réagir subtilement, émettant une chaleur à peine perceptible. Ce n'était pas aussi spectaculaire que lors de son combat avec Eyota, mais suffisamment notable pour l'intriguer.
"Essaie celui-ci," suggéra le Capitaine en lui tendant un sabre court à la lame légèrement courbe. Dès que ses doigts se refermèrent sur la poignée, Aiyanna sentit une connexion immédiate. Le poids de l'arme semblait parfaitement équilibré, comme si elle avait été forgée pour sa main.
"Impressionnant," commenta le Capitaine alors qu'elle exécutait quelques mouvements de base avec une aisance naturelle. "Les sabres demandent plus de finesse que de force brute. Ils correspondent bien à votre gabarit."
"Si vous voulez mon avis, Capitaine," intervint Eyota qui maniait une épée longue avec une expertise évidente, "certaines personnes devraient s'en tenir aux couteaux de cuisine. C'est plus adapté à leur... niveau social."
Plusieurs recrues ricanèrent, mais le Capitaine Darius la foudroya du regard. "Je ne me souviens pas avoir sollicité votre opinion, recrue Eyota. Dix tours de cour supplémentaires pour vous apprendre le respect de la hiérarchie."
Le visage d'Eyota s'assombrit, et elle jeta un regard meurtrier à Aiyanna, comme si c'était de sa faute. Le reste de la séance d'entraînement fut ponctué de commentaires acerbes et de bousculades "accidentelles" chaque fois qu'Eyota passait près d'Aiyanna.
Le soleil déclinait lorsque le Capitaine les libéra enfin. Aiyanna avait l'impression que chaque muscle de son corps était en feu. Alors qu'elle se dirigeait vers les baraquements assignés aux recrues, une main se posa doucement sur son épaule. Elle se retourna pour faire face à Nayati.
"Tu veux qu'on aille manger ensemble ?" proposa-t-il. "Je te promets qu'il n'y aura pas d'incident cette fois-ci."
Aiyanna hésita. Une partie d'elle voulait se réfugier dans la solitude qu'elle connaissait si bien. Mais une autre part, une part qui grandissait depuis qu'elle avait rejoint l'armée, désirait autre chose.
"D'accord," répondit-elle doucement. "Mais... pas de taverne."
Nayati sourit. "Je connais un endroit tranquille près des remparts. La vue y est magnifique au coucher du soleil."
Ils trouvèrent un coin paisible sur les remparts ouest, partageant en silence leur repas simple de pain, de fromage et de fruits. La ville s'étendait sous eux, ses toits dorés par les derniers rayons du jour. Au loin, les montagnes qui marquaient la frontière avec Azuria se découpaient sur le ciel rougeoyant.
"Comment as-tu autant de connaissances sur l'histoire et la géographie ?" demanda finalement Aiyanna, repensant à l'incident du cours.
Nayati grignota pensivement une pomme avant de répondre. "Mon père... il était un homme violent, surtout quand il buvait. Les livres étaient mon refuge. Je passais des heures à la bibliothèque du village, à lire tout ce que je pouvais trouver sur le monde extérieur. Je rêvais de m'échapper, de voir tous ces endroits dont je lisais les descriptions."
Aiyanna sentit son cœur se serrer. Elle n'était pas la seule à porter des cicatrices invisibles. "Je... je ne sais pas lire," avoua-t-elle dans un murmure à peine audible.
Au lieu du jugement qu'elle redoutait, elle ne vit que de la compassion dans les yeux de Nayati. "Je peux t'apprendre, si tu veux," offrit-il simplement.
Leur conversation fut interrompue par des éclats de voix venant d'en bas. Un groupe de recrues, mené par Eyota, sortait d'une taverne proche. Leurs rires montaient jusqu'aux remparts, et Aiyanna distingua clairement son nom mentionné à plusieurs reprises, suivi de moqueries.
"Ne les écoute pas," dit doucement Nayati. "Ils sont jaloux de tes capacités."
Mais Aiyanna secouait déjà la tête. "Ce n'est pas de la jalousie, Nayati. C'est de la haine. Et ça ne fera qu'empirer." Elle se leva, époussetant ses vêtements. "Je devrais y aller. Merci pour... tout."
Plus tard, allongée sur sa couchette dans le dortoir des recrues, Aiyanna effleura son médaillon du bout des doigts. Les événements des derniers jours tourbillonnaient dans son esprit : les épreuves de sélection, l'étrange énergie pendant son combat avec Eyota, la chaleur mystérieuse qu'elle avait ressentie en touchant les armes...
De l'autre côté du dortoir, elle entendait Eyota chuchoter avec ses nouvelles amies, leurs rires étouffés résonnant comme des menaces dans l'obscurité. Cette formation s'annonçait comme un nouveau type de combat, différent de tout ce qu'elle avait connu dans les rues. Là-bas, au moins, ses ennemis ne portaient pas le même uniforme qu'elle.
Son médaillon émit une faible lueur dans l'obscurité, comme pour la rassurer. Que signifiait tout cela ? Était-ce lié à ses origines, à ce passé dont elle ne savait rien ?
Une chose était certaine : si elle voulait survivre à cette formation, elle devrait être plus forte que jamais. Et cette fois, la rue ne lui avait pas appris comment gagner ce genre de bataille.