Le domaine de Leandr

Chapitre 4 : Une amitié inattendue

2375 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 20/09/2024 23:58

Aiyanna, éveillée bien avant le son de la corne, était assise sur son lit, ses doigts caressant distraitement le médaillon caché sous sa chemise. Les semaines d'entraînement intensif avaient laissé leur marque : son corps, autrefois maigre et nerveux, s'était musclé et endurci.


Un mouvement attira son attention. Eyota, sa rivale et compagne de chambre, s'étirait sur le lit d'en face. Leurs regards se croisèrent brièvement, chargés de la tension accumulée depuis leur première rencontre. Aiyanna détourna les yeux, se remémorant les innombrables confrontations qui avaient jalonné leur parcours.


Le son strident de la corne retentit, signalant le début d'une nouvelle journée d'entraînement. Les recrues s'alignèrent rapidement dans la cour principale, où le Sergent Instructeur les attendait, son visage balafré figé dans une expression sévère.


"Aujourd'hui," annonça-t-il d'une voix qui portait loin, "nous allons tester vos capacités de travail d'équipe. Vous serez répartis en binômes pour une série d'exercices. Votre succès dépendra de votre capacité à coopérer, à communiquer et à vous faire confiance mutuellement."


Un murmure parcourut les rangs. Aiyanna sentit son cœur s'accélérer. Le travail d'équipe n'avait jamais été son fort - des années de solitude dans les rues l'avaient habituée à ne compter que sur elle-même.


"Première équipe," continua le Sergent, "Aiyanna et Eyota."


Le silence qui suivit était presque palpable. Aiyanna sentit un froid glacial l'envahir. Elle tourna lentement la tête vers Eyota, dont le visage s'était durci en un masque d'indifférence forcée.


Nayati, qui se tenait non loin, leur lança un regard inquiet. Il connaissait, tout comme le reste de la promotion, la profondeur de l'animosité qui existait entre les deux jeunes femmes.


Le reste de la journée se déroula comme dans un brouillard pour Aiyanna. Chaque exercice semblait conçu pour mettre à l'épreuve sa patience et celle d'Eyota. Qu'il s'agisse de traverser un champ d'obstacles les yeux bandés en se fiant uniquement aux instructions de l'autre, ou de résoudre des énigmes tactiques complexes en un temps limité, la tension entre elles ne cessait de croître.


Leur incapacité à travailler ensemble était flagrante. Là où les autres binômes progressaient, elles stagnaient, empêtrées dans leur rivalité et leur méfiance mutuelle. Les remarques acerbes d'Eyota se heurtaient au silence obstiné d'Aiyanna, créant un fossé qui semblait impossible à combler.


Le point culminant arriva en fin d'après-midi. L'ultime épreuve consistait à escalader une haute paroi rocheuse, l'une assurant l'autre. Aiyanna, attachée à la corde, commença l'ascension tandis qu'Eyota gérait l'assurance au sol.


À mi-chemin, alors qu'Aiyanna cherchait une prise difficile, la voix moqueuse d'Eyota s'éleva d'en bas :


"Alors, l'orpheline des rues, on a du mal à grimper ? Je croyais que c'était ta spécialité."


Aiyanna serra les dents, refusant de répondre à la provocation. Mais les mots d'Eyota avaient touché une corde sensible. Son pied glissa, et pendant un instant terrifiant, elle se balança dans le vide, retenue uniquement par la corde.


"Eyota !" cria le Sergent Instructeur. "Concentre-toi sur ton rôle d'assureur !"


Mais le mal était fait. Quand Aiyanna atteignit enfin le sommet, ses mains tremblaient, autant de colère que d'épuisement. Elle redescendit rapidement, évitant le regard d'Eyota.


Le Sergent Instructeur les convoqua toutes les deux dès qu'elles eurent touché le sol. Son visage était un masque de déception et de colère contenue.


"Vous deux," gronda-t-il, "vous êtes une honte pour cette unité. Votre incapacité à mettre de côté vos différends met en danger non seulement vous-mêmes, mais aussi vos camarades. Ce soir, vous nettoierez les écuries. Ensemble. Et vous ne quitterez pas les lieux tant que vous n'aurez pas appris à travailler en équipe."


Aiyanna et Eyota échangèrent un regard horrifié. Passer la soirée ensemble était la dernière chose qu'elles souhaitaient. Mais les ordres étaient les ordres.


Le soleil se couchait lorsqu'elles arrivèrent aux écuries. L'odeur forte du foin et du crottin les assaillit dès qu'elles franchirent les portes. En silence, elles se mirent au travail, chacune à une extrémité de la longue rangée de boxes.


Les heures passèrent, ponctuées uniquement par le bruit des pelles et des brosses. La tension était palpable, comme un fil tendu prêt à se rompre. Finalement, ce fut Eyota qui brisa le silence.


"Pourquoi es-tu ici ?" demanda-t-elle brusquement, s'arrêtant pour fixer Aiyanna.


Aiyanna leva les yeux de la stalle qu'elle nettoyait, surprise par la question. "Que veux-tu dire ?"


"Je veux dire," poursuivit Eyota, sa voix mêlant frustration et colère, "que par ta faute, on à raté l’ensemble des exercices aujourd’hui. Ton objectif est de me faire échouer ? Pour prouver que tu es meilleure que tout le monde ?"


Aiyanna sentit la colère monter en elle. "Par ma faute ? Contrairement à toi, j’ai essayé de me concentrer sur les épreuves, au lieu de rabaisser l’autre membre du groupe… Et puis, tu crois vraiment que tout tourne autour de toi, Eyota ? Tu n'as aucune idée de ce que j'ai vécu, de pourquoi je suis ici !"


"Oh, la pauvre petite orpheline," railla Eyota, s'approchant d'Aiyanna. "Tu crois que tu es la seule à avoir des problèmes ? À avoir quelque chose à prouver ?"


C'en était trop. Sans réfléchir, Aiyanna lança sa pelle de côté et se jeta sur Eyota. Les deux jeunes femmes tombèrent au sol dans un enchevêtrement de bras et de jambes, chacune cherchant à prendre le dessus.


Les coups pleuvaient, alimentés par des semaines de frustration et de ressentiment. Aiyanna sentit le goût du sang dans sa bouche après un coup particulièrement vif d'Eyota, mais elle riposta avec une force née de la survie dans les rues.


Elles roulèrent sur le sol de l'écurie, renversant des seaux et effrayant les chevaux qui hennissaient de panique. Leur combat était un mélange chaotique de techniques apprises à l'entraînement et de coups désespérés.


Finalement, épuisées et haletantes, elles se séparèrent, chacune adossée à un mur opposé de l'écurie. Aiyanna essuya du sang de sa lèvre fendue, tandis qu'Eyota touchait précautionneusement son œil qui commençait à enfler.


Un silence lourd s'installa, ponctué seulement par leur respiration laborieuse et les mouvements nerveux des chevaux. Puis, contre toute attente, Eyota laissa échapper un rire bref, presque hystérique.


"Regarde-nous," dit-elle, secouant la tête. "On est pathétiques."


Aiyanna ne put s'empêcher de sourire malgré la douleur. "Ouais, on doit avoir l'air malin."


"Pourquoi es-tu vraiment ici, Aiyanna ?" demanda à nouveau Eyota, mais cette fois sans animosité.


Aiyanna hésita, puis soupira. "Je cherche des réponses," admit-elle finalement. "Sur qui je suis, d'où je viens. J'ai pensé que l'armée pourrait me donner un but, une identité."


Eyota la dévisagea longuement, comme si elle la voyait vraiment pour la première fois. "Des réponses, hein ?" Elle eut un rire sans joie. "Et moi qui pensais que tu étais là juste pour me faire de l'ombre."


Aiyanna secoua la tête. "Je n'ai jamais voulu être ta rivale, Eyota. Je veux juste... trouver ma place."


Un silence s'installa, moins tendu que précédemment. Eyota se releva lentement, grimaçant de douleur, et tendit la main à Aiyanna pour l'aider à se lever.


"J'ai quatre frères, tu sais," dit-elle soudainement. Aiyanna leva les yeux, surprise par cette confidence inattendue. "Quatre frères aînés, et ma mère est décédé alors que je n'avais que quatre ans. Je me suis trouvée à être là seule fille d’un environnement exclusivement masculin. Toute ma vie, j'ai dû me battre pour me faire une place, pour prouver que je valais autant qu'eux."


Aiyanna hocha lentement la tête, commençant à comprendre. "C'est pour ça que tu es si... déterminée ?"


Eyota eut un sourire amer. "Déterminée, acharnée, obsédée... appelle ça comme tu veux. J'ai toujours dû être la meilleure pour qu'on me remarque."


Un hennissement doux les interrompit. Un magnifique étalon noir les observait, sa tête dépassant de son box. Instinctivement, les deux jeunes femmes s'approchèrent, leurs mains tendues pour caresser l'encolure soyeuse de l'animal.


"Il est magnifique," murmura Aiyanna.


Eyota acquiesça. "C'est Orage, le cheval du Capitaine Darius. Il a un sacré caractère, d'habitude il ne laisse personne l'approcher à part le Capitaine."


Leurs mains se frôlèrent alors qu'elles caressaient le cheval, et pour la première fois, aucune d'elles ne recula. Il y avait quelque chose d'apaisant dans le contact de l'animal, comme si sa présence calmait leurs esprits agités.


"Tu sais," dit doucement Eyota, "je t'ai toujours enviée."


Aiyanna la regarda avec étonnement. "Enviée ? Moi ?"


Eyota hocha la tête, ses yeux fixés sur Orage. "Tu as cette... cette force en toi. Cette détermination tranquille. Tu ne cherches pas à impressionner les autres, tu fais juste ce que tu as à faire. J'ai toujours eu l'impression de devoir crier au monde entier que j'existais, alors que toi... tu n'as qu'à être là."


Ces mots touchèrent Aiyanna plus qu'elle ne voulait l'admettre. Toute sa vie, elle s'était sentie invisible, insignifiante. Entendre Eyota, sa rivale acharnée, exprimer une telle admiration était déconcertant.


"Je t'envie aussi, tu sais," admit Aiyanna après un moment. "Tu as cette confiance, cette assurance que je n'ai jamais eue. Tu sais qui tu es, d'où tu viens. Tu as une famille."


Eyota la regarda, surprise. "Une famille qui attend de moi que je sois parfaite en tout. Ce n'est pas toujours un cadeau."


Elles restèrent ainsi un moment, caressant Orage en silence, chacune absorbée dans ses pensées. C'était étrange de se tenir côte à côte sans hostilité, de partager un moment de calme après tant de confrontations.


"Peut-être," dit lentement Aiyanna, "que nous nous sommes mal jugées mutuellement."


Eyota acquiesça, un petit sourire aux lèvres. "Peut-être bien."


Elles retournèrent à leur tâche, mais quelque chose avait changé. La tension qui les avait habitées pendant des semaines s'était dissipée, remplacée par une compréhension mutuelle naissante.


Alors qu'elles terminaient de nettoyer la dernière stalle, Eyota brisa à nouveau le silence.


"Tu sais, ton médaillon... Il y a quelque chose de spécial à son sujet, n'est-ce pas ?"


Aiyanna se figea, sa main allant instinctivement à son cou où le médaillon reposait caché. "Je... je ne sais pas vraiment," admit-elle. "C'est la seule chose que j'ai de mes parents. Parfois, il semble... réagir. Mais je ne comprends pas pourquoi ni comment."


Eyota la regarda pensivement. "Lors de notre premier combat, j'ai vu quelque chose. Une lueur. Et ta façon de bouger a changé, comme si tu pouvais anticiper chacun de mes mouvements."


Aiyanna hocha lentement la tête. "Je l'ai senti aussi. C'était comme si le temps ralentissait, comme si je pouvais voir chaque possibilité avant qu'elle ne se produise."


"C'est fascinant," murmura Eyota. Puis, avec un sourire malicieux, elle ajouta : "Et terriblement injuste pour le reste d'entre nous qui devons nous contenter de nos propres réflexes."


Aiyanna ne put s'empêcher de rire, surprise par cette pointe d'humour inattendue. "Crois-moi, j'échangerais volontiers ce mystère contre la certitude de savoir qui je suis et d'où je viens."


Le sourire d'Eyota s'adoucit. "Qui sait, peut-être que ce médaillon est la clé pour découvrir tes origines."


Aiyanna caressa pensivement le contour du médaillon à travers sa chemise. "Peut-être," dit-elle doucement.


Elles terminèrent leur tâche en silence, mais c'était un silence confortable, presque amical. Lorsqu'elles sortirent enfin des écuries, la nuit était bien avancée. Les étoiles brillaient intensément dans le ciel clair, et une brise fraîche les fit frissonner.


"Eh bien," dit Eyota en s'étirant, grimaçant légèrement à cause de ses bleus, "je suppose que nous avons réussi le test du Sergent. Nous avons travaillé ensemble sans nous entre-tuer... enfin, pas complètement."


Aiyanna sourit, touchant sa lèvre enflée. "Je suppose que oui. Qui l'aurait cru ?"


Elles commencèrent à marcher vers les dortoirs, leurs pas résonnant dans la cour silencieuse.


"Écoute, Aiyanna," dit soudainement Eyota, s'arrêtant. "Je... je suis désolée pour la façon dont je t'ai traitée. J'étais tellement concentrée sur l'idée d'être la meilleure que je n'ai pas vu que nous aurions pu être des alliées plutôt que des rivales."


Aiyanna fut touchée par cette sincérité inattendue. "Je suis désolée aussi," répondit-elle. "J'aurais dû essayer de te comprendre plutôt que de me renfermer."


Eyota tendit la main. "Que dirais-tu de repartir à zéro ? Amies ?"


Aiyanna regarda la main tendue, puis le visage d'Eyota. Elle y vit une ouverture, une possibilité qu'elle n'aurait jamais crue possible quelques heures auparavant. Avec un sourire, elle serra la main d'Eyota.


"Amies," confirma-t-elle.


Alors qu'elles reprenaient leur marche vers les dortoirs, Aiyanna sentit une chaleur familière émaner de son médaillon. Mais cette fois, ce n'était pas l'énergie frénétique du combat qu'elle ressentait. C'était quelque chose de plus doux, de plus profond. Comme si le médaillon approuvait cette nouvelle amitié, cette alliance inattendue.


Elles atteignirent leur chambre commune et se préparèrent pour la nuit en silence, chacune perdue dans ses pensées. Alors qu'Aiyanna se glissait sous ses couvertures, elle réalisa que pour la première fois depuis son arrivée à la caserne, elle se sentait véritablement à sa place. Elle avait trouvé plus qu'une rivale transformée en amie - elle avait trouvé un début de réponse à sa quête d'appartenance.


Le sommeil la gagna rapidement, un léger sourire aux lèvres. Demain serait un nouveau jour, le début d'un nouveau chapitre dans son histoire. Et pour une fois, elle avait hâte de voir ce que l'avenir lui réservait. 

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