Le domaine de Leandr
Les semaines s'écoulaient à un rythme effréné dans les casernes de Troëna. L'aube d'hiver se levait à peine, baignant les bâtiments de pierre d'une lueur blafarde, tandis qu'Aiyanna terminait de lacer ses bottes. Ses muscles endoloris protestaient après des semaines d'entraînement intensif, mais elle ne leur prêtait guère attention. Son regard violet se porta sur le lit voisin où Eyota, déjà prête, ajustait sa tenue avec une précision militaire.
Leurs regards se croisèrent brièvement, chargés d'une hostilité à peine voilée. La tension entre elles n'avait fait que croître depuis leur premier affrontement, leurs interactions se limitant désormais à des remarques acerbes et des bousculades à peine dissimulées lors des entraînements. Aiyanna détourna les yeux, son médaillon pulsant doucement contre sa poitrine comme pour lui rappeler de garder son calme.
Dans la cour principale, le Capitaine Darius les attendait, son visage plus sévère que d'habitude. À ses côtés se tenait Nayati, dont le sourire chaleureux contrastait singulièrement avec l'atmosphère glaciale du matin. Les leçons de lecture de ces dernières semaines offraient à Aiyanna un rare moment de paix dans ses journées autrement tendues. Chaque soir, ils se retrouvaient sur les remparts, là où ils avaient partagés leur premier repas. Entre exercice d’écriture et conversation à voix basse, une complicité s'était développée, le jeune homme devenant une présence rassurante pour Aiyanna dans la tempête quotidienne qu'était devenue sa vie à la caserne.
"Aujourd'hui," annonça le capitaine d'une voix qui ne tolérait aucune contestation, "nous allons tester vos capacités de travail en équipe. Une qualité essentielle pour tout soldat de Troëna." Son regard s'attarda délibérément sur Aiyanna et Eyota. "J'ai constitué les binômes. Aiyanna et Eyota, vous ferez équipe."
Un murmure parcourut les rangs des recrues. Aiyanna sentit son cœur se serrer, tandis qu'Eyota laissait échapper un soupir exaspéré à peine dissimulé. Non loin, Nayati lança un regard inquiet, conscient de l'animosité qui régnait entre les deux femmes.
"Capitaine," commença Eyota, "je ne pense pas que-"
"Ce n'était pas une suggestion, recrue," coupa sèchement Darius. "Sur le champ de bataille, vous ne choisirez pas toujours vos alliés. Vous devrez faire confiance à ceux qui combattent à vos côtés, que vous les appréciiez ou non."
L'exercice consistait en une course d'obstacles complexe que les binômes devaient traverser ensemble, liés par une corde au poignet. Chaque obstacle nécessitait une coordination parfaite entre les partenaires. Aiyanna observa la corde qui la reliait maintenant à Eyota avec un mélange d'appréhension et de résignation.
"Prêtes ?" lança le capitaine. "Commencez !"
Les premiers obstacles furent un désastre. Alors qu'Aiyanna tentait de grimper sur un mur incliné, Eyota tirait dans la direction opposée, manquant de la faire chuter.
"Si tu avais passé moins de temps à flirter avec ton professeur particulier et plus à t'entraîner, on n'en serait pas là," siffla Eyota après un énième échec.
La remarque fit mouche. Les leçons avec Nayati étaient devenues précieuses pour Aiyanna, un rare moment où elle se sentait acceptée plutôt que jugée. "Au moins, lui ne passe pas son temps à rabaisser les autres pour se sentir supérieur," répliqua-t-elle.
Leur progression était laborieuse, chaque mouvement transformé en bataille de volontés. Les autres binômes les dépassaient les uns après les autres, certains leur jetant des regards mi-amusés, mi-consternés.
Le point de rupture survint au niveau d'une poutre d'équilibre. Eyota voulait la traverser rapidement, tandis qu'Aiyanna préférait une approche plus prudente. Leur désaccord se transforma en lutte, et bientôt, elles basculèrent toutes les deux dans la boue en contrebas.
Le capitaine Darius les observait, son visage trahissant une profonde déception. "Je n'ai jamais vu une telle incompétence," déclara-t-il froidement. "Vous déshonorez l'uniforme que vous portez. Ce soir, vous nettoierez les écuries. Ensemble. Et je vous conseille de régler vos différends avant demain, ou vous pourrez dire adieu à votre place dans cette armée."
La journée s'étira interminablement jusqu'au soir. Quand elles se retrouvèrent dans les écuries, armées de pelles et de brosses, la tension était à son comble.
"Tout ça, c'est de ta faute," lança Eyota en attaquant rageusement le sol souillé d'une stalle. "Si tu n'étais pas aussi... aussi..."
"Aussi quoi ?" la défia Aiyanna, ses yeux violets étincelant de colère. "Aussi peu noble ? Aussi peu digne de ton précieux temps ?"
"Aussi têtue et arrogante !" explosa Eyota. "Tu te crois meilleure que tout le monde avec tes yeux étranges et ton air mystérieux !"
"Moi, arrogante ?" Aiyanna laissa tomber sa pelle. "C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Tu passes ton temps à te pavaner comme si tu étais déjà capitaine !"
Les mots se firent plus acérés, plus personnels, jusqu'à ce qu'Eyota franchisse une ligne invisible : "Au moins, moi, je sais d'où je viens ! Je n'ai pas été abandonnée comme un chiot indésirable !"
Le coup partit avant même qu'Aiyanna ne réalise ce qu'elle faisait. Son poing s'écrasa sur la figure d'Eyota, qui répliqua immédiatement. Bientôt, elles roulaient dans la paille, échangeant des coups avec une rage longtemps contenue.
La lutte dura jusqu'à ce que l'épuisement les gagne. Elles se retrouvèrent allongées côte à côte, haletantes, couvertes de paille et de bleus.
Un silence pesant s'installa, rompu uniquement par le bruit de leur respiration laborieuse et les hennissements occasionnels des chevaux.
"Je... je suis désolée," murmura finalement Eyota, fixant le plafond. "Pour ce que j'ai dit sur tes origines. C'était cruel."
Aiyanna tourna légèrement la tête, surprise par ces mots inattendus. "Pourquoi me détestes-tu autant ?"
Eyota resta silencieuse un moment avant de répondre : "Je ne te déteste pas. Je... je t'envie, en fait."
"Tu m'envies ?" Aiyanna laissa échapper un rire incrédule. "Toi, qui as une famille, une maison, tout ce dont j'ai toujours rêvé ?"
"Tu es libre," répondit doucement Eyota. "Vraiment libre. Pas d'attentes familiales à satisfaire, pas de frères surprotecteurs qui dictent ta vie..." Elle soupira. "Quand je te vois, je vois quelqu'un qui n'a de comptes à rendre à personne. Qui peut devenir qui elle veut."
Aiyanna médita ces paroles. "Ce n'est pas aussi simple," dit-elle enfin. "Cette liberté dont tu parles... elle a un prix. La solitude, l'incertitude constante... Il y a des nuits où je donnerais n'importe quoi pour avoir une famille qui m'attend quelque part."
Un nouveau silence s'installa, mais différent cette fois. Plus léger, presque confortable.
"Tu sais," reprit Eyota en se redressant sur un coude, "on forme une sacrée paire d'idiotes."
Un sourire se dessina lentement sur les lèvres d'Aiyanna. "Je suppose que oui."
"Ce matin, pendant l'exercice..." Eyota hésita. "J'aurais dû t'écouter sur la poutre. Ta méthode était plus sûre."
"Et j'aurais dû te faire confiance pour l'escalade," admit Aiyanna. "Tu as clairement plus d'expérience que moi dans ce domaine."
Elles se regardèrent, et pour la première fois, il n'y avait plus d'hostilité dans leurs yeux. Juste une reconnaissance mutuelle, et peut-être le début de quelque chose de nouveau.
"On devrait probablement finir de nettoyer," suggéra Aiyanna en se levant avec précaution, ses muscles protestant contre le mouvement.
"Probablement," acquiesça Eyota. Puis, avec un sourire malicieux : "Mais cette fois, on travaille ensemble ?"
"Ensemble," confirma Aiyanna.
Les heures suivantes passèrent étonnamment vite. Elles découvrirent qu'en conjuguant leurs efforts, le travail avançait bien plus rapidement. Eyota partagea des histoires sur ses frères, faisant rire Aiyanna avec des anecdotes sur leurs frasques d'enfance. En retour, Aiyanna raconta quelques-unes de ses aventures dans les rues d'Agdachi, révélant un talent insoupçonné pour l'humour noir.
Le lendemain matin, quand elles se présentèrent à l'entraînement, le capitaine Darius haussa un sourcil devant leurs visages contusionnés mais souriants. Il les fit repasser l'exercice de la veille.
Cette fois, leur coordination était presque parfaite. Là où Eyota apportait sa force et son expérience, Aiyanna compensait par son agilité et son intuition. Elles franchirent les obstacles avec une grâce qui leur valut les applaudissements de leurs camarades.
"Eh bien," commenta Daruis avec ce qui ressemblait presque à un sourire, "il semble que vous ayez enfin compris la leçon."
Plus tard dans la journée, alors qu'elles se reposaient après l'entraînement, Nayati vint les rejoindre, un air mi-amusé, mi-soulagé sur le visage.
"Je dois avouer," dit-il en s'asseyant près d'elles, "que je ne m'attendais pas à vous voir un jour assises ensemble sans essayer de vous entre-tuer."
"Les miracles existent," répondit Eyota avec un clin d'œil, faisant rire Aiyanna.
Nayati les observa un moment, puis sourit. "Vous savez ce qui serait vraiment miraculeux ? Que vous acceptiez toutes les deux de m'accompagner en ville ce soir. Il paraît qu'il y a un nouveau spectacle de rue qui vaut le détour."
Aiyanna et Eyota échangèrent un regard. "Pourquoi pas ?" dit Aiyanna. "Tant que tu promets de nous empêcher de nous battre à nouveau."
"Oh, je pense que vous vous êtes assez battues pour un moment," rit Nayati. "Regardez-vous, on dirait que vous avez affronté un ours !"
"Tu devrais voir l'ours," répliqua Eyota, déclenchant un nouvel éclat de rire général.
Cette soirée marqua le début d'une amitié inattendue entre les trois recrues. Dans les semaines qui suivirent, ils devinrent inséparables, leurs différences se transformant en forces complémentaires. Eyota apportait sa confiance et son expertise militaire, Nayati sa compassion et sa sagesse, et Aiyanna son intuition et sa créativité.
Le médaillon d'Aiyanna semblait plus chaud contre sa peau ces jours-là, comme s'il approuvait cette nouvelle direction que prenait sa vie. Pour la première fois depuis qu'elle se souvenait, elle ne se sentait plus seule. Elle avait trouvé une famille, différente de celle qu'elle avait imaginée, mais non moins précieuse.
Un soir, alors qu'ils étaient assis sur les remparts de la caserne, regardant le soleil se coucher sur Agdachi, Eyota brisa un moment de silence confortable :
"Tu sais, Aiyanna, je me demande parfois si le destin n'a pas un sens de l'humour particulier."
"Comment ça ?"
"Eh bien, regarde-nous. Il y a quelques semaines, je pensais que tu étais la personne la plus insupportable que j'aie jamais rencontrée. Et maintenant..."
"Et maintenant, tu sais que je le suis vraiment," la taquina Aiyanna.
"Non," répondit sérieusement Eyota. "Maintenant, je sais que tu es probablement la meilleure amie que j'aie jamais eue."
Ces mots touchèrent Aiyanna plus profondément qu'elle ne voulait l'admettre. Elle sentit son médaillon pulser doucement, comme en écho à l'émotion qui l'envahissait.
"Même si je suis toujours aussi têtue ?" demanda-t-elle, masquant son émotion sous une légère plaisanterie.
"Surtout parce que tu es têtue," intervint Nayati avec un sourire. "Ça équilibre parfaitement l'obstination d'Eyota."
"Hé !" protestèrent les deux jeunes femmes en même temps, avant d'éclater de rire.
Le soleil disparaissait lentement derrière l'horizon, peignant le ciel de teintes pourpres et dorées. Aiyanna observa ses deux amis, réalisant que pour la première fois de sa vie, elle se sentait véritablement chez elle. Son passé mystérieux, ses origines inconnues, tout cela semblait moins important maintenant qu'elle avait trouvé sa place.
Pourtant, alors que la nuit tombait sur Troëna, elle ne pouvait s'empêcher de sentir que ce n'était que le début. Quelque chose de plus grand les attendait, une destinée qu'ils affronteraient ensemble. Son médaillon pulsait doucement contre sa poitrine, comme pour confirmer ses pensées, porteur d'un secret qui, elle le savait, se révélerait en temps voulu.
Pour l'instant, cependant, elle était simplement reconnaissante d'être là, entourée d'amis qu'elle n'aurait jamais cru avoir, vivant une vie qu'elle n'aurait jamais osé imaginer quelques mois plus tôt. L'avenir pouvait bien apporter ses défis ; elle savait maintenant qu'elle ne les affronterait plus seule.