Ceux qui m’ont appris à sourire (The Dark Love - Cyk version)

Chapitre 14 : Échec et Matt

4610 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/12/2023 23:25

Chapitre 14

ooOoo Échec et Matt ooOoo



— Je suis rentré, annonça Cyril de sa voix grave en claquant la porte de l’appartement.

Il attendit une réponse. Un silence anxiogène lui répondit. Il aurait aimé que son père soit déjà rentré. Il vérifia l’heure sur son portable : 18h30. Rien d’anormal, a priori en terme d’horaire.

Il se rendit seul dans le bureau et brancha sa TRBX174. Il avait hésité à lui donner un surnom. Son père appelait sa propre basse Birthday, parce qu’il l’avait achetée l’année de la naissance de Cyk. Il aurait aimé faire de même avec la sienne, sauf qu’il n’avait pas d’idée. Un jour, Théo lui avait posé la question et, horripilé par la froideur de son petit-ami, avait déclaré qu’elle avait besoin d’un nom et qu’il allait la lui trouver, motif idéal pour passer une demi-heure à imaginer des conneries. Sa trouvaille préférée était « le faucon millénium », puisqu’elle était conduite par Chewbacca. Cyril avait râlé, par principe. Depuis, quand il était tout seul, il appelait sa basse « Falcon ». Personne n’était au courant.

D’habitude, il mettait le casque pour ne pas déranger le voisinage, mais cette fois, il voulait entendre la porte d’entrée s’ouvrir et l’informer que son père était de retour. Il avait mis en place toute une série de rituels dans ce style pour gérer son anxiété. Bonne ou mauvaise nouvelle, il devait supporter l’attente.

Il s’entraina sur la ligne de basse de « You're the one that i want ». Il avait besoin d’une chanson feel good pour s’apaiser. Il prévoyait de l’enregistrer avec plusieurs instruments et d’envoyer le montage musical à Théo lors de son anniversaire. Après ça, il ne pourrait pas lui reprocher de ne pas faire de trucs romantiques. Il reçut un nouveau texto, il ne contenait qu’un seul émoji chat kawaï lui adressant des bisous. Théo était au courant pour le rendez-vous de son père, il savait dans quel état se trouvait Cyril dans ces moments-là.

Cyk s’arrêta de jouer pour lire le message et y répondre.

[Toujours pas rentré.]

Il obtint en retour un smiley câlin.

Je t’aime, Théo…

Oserait-il l’écrire ? Son pouce tremblait au-dessus du clavier numérique. Soudain le cliquetis de la serrure occulta tout le reste. Monté sur ressort, Cyril bondit de sa chaise en laissant en plan basse et smartphone dans le bureau. Sa mère et son père venaient d’entrer ensemble. Poehina devait elle-aussi être préoccupée pour quitter son travail si tôt. Elle était passée faire quelques courses avant d’aller récupérer son mari en voiture à l’hôpital. Poe avait un regard dur au naturel, ses émotions étaient minimisées par cette dignité sèche. Elle était l’archétype de la femme forte. À moins d’une catastrophe, elle ne s’effondrerait pas, et même l’apocalypse n’aurait pas raison d’elle se persuadait Cyril. Tim, égal à lui-même, retirait sa veste en bougonnant qu’elle avait rétrécit chez le teinturier.

— Non, Tim, c’est toi qui as grossi, dit stoïquement sa femme en accrochant leurs deux vestes au porte-manteau.

Deuxième grognement.

— Fallait pas m’acheter des tempuras dans ce cas.

— Tu ne sais vraiment pas ce que tu veux.

S’ils se lancent des piques, c’est que ça va. Hein, papa ? C’est que ça va ?

— Comment s’est passé ton rendez-vous ? demanda Cyril.

Il avait l’impression d’avoir du plomb dans l’estomac. C’était systématique, à chaque fois qu’il parlait à son père de ses problèmes de santé. Cette sensation oppressante ne le quittait pas depuis le collège, mais il préférait savoir. Il voulait savoir. Il devait savoir.

— La routine. Mon état est stable, le doc avait l’air confiant… Tiens, j’ai croisé un de tes camarades dans la salle d’attente.

— Un de mes camarades ? répéta Cyk, l’information lui paraissait incongrue. Lequel ?

— Un de ceux qui étaient avec toi au club de musique du collège. Celui qu’on entendait jouer le plus souvent dans vos concerts, guitare et piano. Pas mauvais le gamin. Plutôt excellent même.

Il est en train de parler de Matt ?

Matthieu n’était effectivement pas venu au club de musique. Fait rarissime.

— Il ressemble à quoi ? Son nom ? interrogea le fils.

— J’ai pas son nom, il passait après moi, mais il était avec sa mère, une grande blonde platine. Elle m’a tapé la discute. Elle doit être russe ou un truc comme ça, elle a un accent particulier…

Tim ralentit son débit de parole jusqu’à se taire complètement, assommé par le regard soupçonneux de son épouse. La façon dont il parlait de cette femme, ou plutôt ce qu’il omettait de préciser sur son physique, en disait long sur son ressenti. Même dans leur quartier international brassé, les vraies blondes étaient rares. Et dans l’imaginaire collectif, les immigrées d’Europe de l’Est étaient souvent des prostituées, ou des femmes choisies sur catalogue pour des mariages arrangés.

En entendant les mots de son père, les conversations de ses camarades revinrent immédiatement à la mémoire de Cyk. Peut-être qu’ils avaient raison et que Cray Paris avait véritablement trouvé sa femme dans une agence matrimoniale. Qu’importe, ce n’était pas la préoccupation immédiate de Cyril.

Pas de doute, c’était Matt. Qu’est-ce que Matt faisait chez le neurologue ? Il est malade ?

Le lingot de plomb, qui avait disparu après que Tim ait tranquillement annoncé à son fils que tout allait bien pour lui, se réinstalla à sa place encore chaude. Cyril s’inquiétait pour Matthieu. À leur âge, on allait normalement voir le dentiste, l’ophtalmologiste, l’allergologue, éventuellement l’orthophoniste, ou le psychologue pour les plus malchanceux, mais pas le neurologue.

— Bon à table, j’ai faim ! cria Tim.

— Ta veste t’a entendu, et elle est toujours vexée.


oOo


La révélation de son père avait préoccupé Cyril durant tout le week-end. Pourquoi Matt devait-il prendre rendez-vous chez un neurologue ? Tim avait déjà croisé des mineurs dans le service, certains avaient comme lui une sclérose en plaque, déclenchée à même pas douze ans. Il l’ignorait, mais à travers la porte, son fils l’avait aussi entendu parler à Poehina, dans l’intimité de la chambre parentale, d’enfants atteints de tumeurs, et en pleurer.

Cyk avait passé en revue tous les souvenirs de Matt de sa mémoire, cherchant un signe, un indice. Il n’y voyait rien d’autre que la perfection d’un éphèbe à qui l’avenir souriait. Cray Paris non plus ne semblait pas dans un état de préoccupation majeur. L’angoisse de Cyril demeurait malgré tout. Sans doute le spectre de la maladie de Tim rendait le mystère Matthieu plus effrayant que prévu.

Cyril attendait son petit-ami assis sur un banc sans dossier. Il espérait que l’exubérance de sa moitié le réconforterait un minimum. Théo lui avait envoyé ce message :

[J’ai une surprise pour toi ! ❤ 😚 ❤ ]

Bizarrement, ça l’avait plus froissé que rassuré. Les surprises selon Théo Rivoli pouvaient virer aux pires catastrophes.

Le jeune rital opta pour une approche furtive, Cyril ne le vit pas arriver. Il sentit juste son poids peser brutalement sur son dos et ses bras enserrer ses épaules. Il apprécia le câlin-ninja, beaucoup moins la vision qui y succéda.

Depuis la troisième, Théo laissait pousser ses cheveux. Il avait la ferme intention d’obtenir une longue chevelure ondulée soyeuse. Pour Théo, elle constituait un moyen d’affirmer sa féminité. Cyril adorait cette coupe qui avait enfin atteint ses épaules, semblable à une belle crinière de lion, blonde et dorée. Mais l’or de ses mèches avait disparu, englouti par un raz-de-marée de solvants et de colorants nightfall.

— Tada !

— C’est quoi cette couleur de cheveux ?

— Emma m’a fait une teinture ce week-end, ça te plait ?

— C’est très bleu.

— Mais encore ? s’écria Théo en levant les yeux et les mains vers le ciel dans un geste théâtral.

— Les profs vont te faire des réflexions.

— Et je m’en contrefous !

— Et tes parents ?

— J’aimerais bien ! Mais comme d’hab, ils se sont contentés de me dévisager de la tête aux pieds avec leurs gueules de constipés.

C’est vrai que s’ils réagissaient un peu plus ses darons, il ferait moins de conneries pour attirer leur attention.

— Hum… Toi tu serais bien avec des cheveux violets. Ouais, j’suis sûr que le violet ça t’irait super !

— Même pas en rêve.

— Et pourquoi pas ? Tu te plains toujours de ton physique, tu serais carrément classe avec des mèches mauves. Ça ferait bad boy.

— Depuis le temps que tu me connais, tu n’as toujours pas pigé que j’aime passer inaperçu ?

— Avec ton mec aux cheveux bleus, tu ne risques pas de passer inaperçu, jubila Théo.

— Je vois que tu as compris le problème, rétorqua Cyril.

— Décidément, t’es beaucoup trop vieux jeu pour un gay, Chewie ! soupira Théo sans pour autant pouvoir se départir de son amusement.

Cyril n’avait de toute façon pas l’esprit aux questions capillaires. Il repensait toujours à ce que lui avait raconté son père sur la visite de Mathieu chez le neurologue. Il guettait dans le dos de Théo l’arrivée de son camarade du club de musique. Pour l’instant, il ne voyait que les rires surpris et les regards ébahis de leurs condisciples découvrant comme lui le cobalt éclatant sur le crâne de Théo. Les élèves aux cheveux teints dans des couleurs non naturelles se comptaient sur les doigts des mains. Cyril ravalait un grognement de contrariété lorsqu’il aperçut enfin Matthieu et sa guitare passer la grille de l’établissement.

— Excuse-moi Théo, j’ai un truc à faire.

— Quel truc ?

— Une vérification. Question musicale. Je te retrouve au déjeuner.

Pour empêcher son petit-ami de parler, il lui déroba un baiser avant de prendre la même direction que Matt. Il le suivit discrètement, à distance, il préférait éviter de lui parler devant témoin.

Comment j’aborde la chose ? Là, comme ça, il a l’air d’aller bien, mais il faut plusieurs mois pour avoir un rendez-vous chez le neurologue, donc c’est pas un truc qui date d’hier. C’est une maladie chronique ? Il devait passer des tests ?

À force d’arpenter les couloirs, Cyk finit par comprendre où se dirigeait Matt. L’adonis pénétra dans la salle de musique, vide à cette heure. Seule madame Miyazono se trouvait dans l’arrière salle, en train d’inspecter les instruments du lycée pour vérifier leur état, ce qu’elle faisait tous les lundis.

Matthieu se retourna quand il comprit qu’un autre élève entrait dans l’auditorium.

— Tiens, salut Cyk !

— Salut.

— C’est rare de te voir ici le matin, fit Matthieu en posant son étui à guitare sur un bureau, il enchaina en ôtant la lanière de son sac en bandoulière.

— Je t’ai aperçu en passant, je voulais dire bonjour.

— Ah c’est sympa. Tu fais des progrès en sociabilité.

Cyril fronça les sourcils, il ne s’attendait pas à se prendre une boutade. Matthieu s’était toujours montré très courtois à son égard. Était-ce un signe qu’il prenait confiance ? Dans tous les cas, avec son sourire affable qui accompagnait chacun de ses mots, il ne pouvait que lui pardonner sa taquinerie. Cyk massa sa nuque pour calmer sa nervosité.

— Dis, euh… Ça va ?

— Hum ? Ouais, impeccable.

— Tu es sûr ? Vraiment ?

Je dois avoir l’air méga bizarre à insister comme ça.

La conversation resta en suspens une seconde de trop, celle qui trahissait la réflexion de Matthieu. Son sourire muta. Il s’élargit jusqu’à plisser ses yeux pour forcer sur l’amabilité, il paraissait un peu mécanique.

— Ouais. Et ton père ça va ? Ça s’est bien passé son rendez-vous ?

Il a compris où je voulais en venir…

— Ouais ouais. Il va bien.

— Cool. C’est pas trop dur ? Il travaille à distance si je me souviens bien.

— Il travaille à la maison, ouais. Euh… Et toi ?

— Maintenant ça va mieux, mais ma mère a bien galéré pour trouver du taf quand j’étais gosse. Je sais à quel point c’est dur d’être accepté quand on est différent. C’est bizarre de se dire qu’un fauteuil roulant c’est pareil qu’être une femme typée dans certains contextes, non ?

— C’est clair, mais… Je parlais vraiment de toi. T’as pas…

T’as pas quoi en fait ? T’es pas malade ? T’es pas mourant ? Sans dec, dis quelque chose au lieu de sourire tout le temps ! Il est craquant et trop bizarre en même temps.

— Moi je vais bien. J’suis plutôt chanceux dans la vie. Enfin j’trouve.

— Chanceux ?

— Ouais, chanceux. Je suis né dans un pays riche, j’ai mes deux parents, on est tous en bonne santé, je m’éclate en cours de musique et j’suis carrément beau gosse. J’suis chanceux.

— Et modeste avec ça, ne put s’empêcher d’ajouter Cyril.

— Eh eh, ouais ! J’vois qu’tu m’as bien cerné.

Il m’a dit qu’il était en bonne santé. J’imagine que je dois le croire sur parole. J’imagine.

Pour être certain de l’avoir rassuré, Matt tapota fraternellement dans l’épaule de Cyril.

— J’ai une idée : et si tu venais répéter chez moi le week-end prochain ? Si t’es pas trop pris par tes révisions et ton mec bien sûr.

Cyril répondit simplement un « pourquoi pas », précédé d’un instant de flottement.


oOo


L’adresse que Matt avait indiquée à Cyril se situait dans un quartier résidentiel réputé pour être un quartier de vieux. De vieux pauvres, pour être plus exact. Les rues y étaient vieillottes, peu fréquentées, de jour comme de nuit. Dans ce petit arrondissement, des centenaires s’accrochaient à la vie et s’obstinaient à refuser de vendre leurs biens aux promoteurs immobiliers, si bien que les constructions anciennes aux allures pittoresques étaient bien plus nombreuses que les bâtiments modernes. Cela tranchait avec le quartier de Cyril et ses alignements d’immeubles flambants neufs, aux normes de sécurité proches du despotisme, équipés de panneaux solaires, verrières, jardins suspendus, citernes à eau recyclée, et autres loufoqueries supposées améliorer le sort de la planète, tout en y entassant des centaines d’êtres humains à la manière d’une bétaillère. Le quartier de Matt semblait anachronique. Il ne manquait plus qu’un rémouleur ou un étameur, sur une terrasse en bois ornée d’un carillon, et le décor était parfait pour un film historique.

Cyril observait les alentours tout en marchant lorsque le GPS du smartphone lui indiqua qu’il était arrivé à destination. Devant lui, se dressait une minuscule maison à l’enduit beige effrité étranglée entre un magasin de jouets en bois et un restaurant de sushi.

Note pour moi-même : ne pas devenir prof au lycée, visiblement ça ne gagne pas bien.

La seule porte d’entrée possible était celle du garage, une sonnette fichée dans l’angle du mur le confirmait. Cyril appuya dessus, sans être pleinement convaincu qu’elle fonctionnait. Au bout de cinq secondes, le store du garage commença à se rembobiner dans un grincement abominable. Matt contorsionné par un manque de patience apparut par l’ouverture qui grandissait lentement.

— Salut ! Viens, entre !

Cyk obéit et se pencha pour entrer avant que la mécanique ne termine son œuvre. Il manqua de se cogner contre le capot d’une petite Suzuki grise. Il la contourna pour retrouver son camarade qui lui fit signe de le suivre. Au fond du garage, Cyril aperçut une étagère en bois branlante couverte de coupes, de celles que l’on remet au vainqueur d’une compétition sportive. Amené à passer à proximité pour prendre la porte à gauche du meuble, il remarqua les mentions « Chess Game » sur les plaques dorées et quelques motifs de rois d’échiquier gravés sur des médailles. Il n’eut pas le temps de s’attarder, Matt pressait le pas. Derrière la cloison séparant le garage du rez-de-chaussée, il découvrit une batterie installée sous la cage d’escalier. L’emplacement lui paraissait incongru, mais Cyk n’était pas au bout de ses surprises.

Malgré sa petite taille, la maison s’élevait sur trois niveaux exigus. Cette habitation était l’antithèse de son appartement destiné aux personnes à mobilité réduite. Au premier étage, un bureau avait été installé sur le palier. La planche sur laquelle reposait l’ordinateur était encastrée dans une bibliothèque blindée de livres de sciences. L’ensemble avait l’allure d’une cage, une cage de papier. L’intérieur de la pièce à vivre était beaucoup plus cosy, avec sa cuisine couloir minimaliste aux couleurs vives, un petit buffet portant des matriochkas face à la table à manger et, enfin, un échiquier. Encadré par deux plantes vertes, installé près la fenêtre et baignant dans la chaude lumière extérieure, comme on aurait créé un espace sacré, il ne manquait plus que les vitraux colorés pour imiter l’autel d’une église. Dans un coin de la pièce, trônaient sur leurs socles un ukulélé et un shamisen. Les ados ne s’attardèrent pas ici non plus, Matt amena son invité au deuxième étage. Le pallier comportait un placard séparant visiblement deux chambres. Matt ouvrit celle donnant sur la rue.

Le seul carré libre de la pièce se situait entre l’ordinateur posé sur un petit bureau et la fenêtre. Un futon enroulé contre le mur fit comprendre à Cyk que c’était le lieu de couchage de Matt. Le reste de la pièce était rempli d’instruments de musique. Une étagère courrait le long du mur, elle dégueulait de disques compacts et de partitions, les vêtements propres de Matthieu ne se concentraient que sur quelques centimètres. Cyril prit alors conscience que Matt portait quasiment toujours le même jean au lycée, il ne changeait que son t-shirt, tous les trois jours environ. Sa garde-robe se limitait essentiellement à des sous-vêtements, à en juger par le panier de linge sale près de l’entrée ne contenant que des boxers et des chaussettes bariolées.

— J’suis désolé, c’est le bordel, je n’ai pas eu le temps de ranger cette semaine.

— Pas grave…

Comment il a pu accumuler autant d’instruments de musique à seulement quinze ans ? Ses parents ne sont même pas musiciens, et ils n’ont pas l’air de rouler sur l’or non plus.

La curiosité de Cyril n’eut pas le dessus sur sa politesse, il ne s’attarda pas dans son observation des lieux. Un seul instrument l’intrigua plus que les autres : un petit piano-synthétiseur, un vieux modèle, au moins dix ans à vue de nez. Pour une obscure raison, les touches avaient été coloriées de différentes manières. Certaines à la gouache, d’autres au feutre ou au pastel, les tentatives les plus fructueuses avaient été menées avec des gommettes autocollantes et des post-it. Il y avait sur ces multicouches une certaine coordination des couleurs, le coloriage n’avait vraisemblablement pas été mené au hasard. Cyril dressa l’index, il hésitait à poser la question.

— C’est quoi ça ?

Matt attrapa soudainement l’instrument pour aller le ranger sur l’étagère derrière deux autres claviers, plus récents.

— Oh ça ? C’est le synthé que j’utilisais quand j’étais gosse.

— Pourquoi t’as peint les touches ?

— C’est juste un truc de gosse, répondit distraitement Matt avant de vite embrayer sur autre chose. Je voulais absolument te montrer un truc !

Malgré le bazar apparent, Matt avait pris la peine d’installer une basse noire et blanche flambant neuve. Elle était branchée, reliée à l’enceinte et prête à l’emploi.

— Fender American Deluxe Precision ! scanda fièrement le guitariste.

— Woh. Jolie bécane.

Comment il a pu se payer ça ?

— Je me doutais que ça te plairait. Tu vas pouvoir l’essayer.

— Tu l’as eu comment ? demanda Cyk, ses yeux noirs brillant d’envie d’effectivement la tester.

— Cadeau de ma mère pour mon entrée au lycée. Le prix de son dernier championnat de jeu de Go y est passé.

— Je croyais que tes parents ne jouaient qu’aux échecs classiques.

— Mon père, oui. Ma mère fait les deux.

Drôle de famille, songea Cyk avant de se rappeler que la sienne donnait aussi dans l’atypique. En frôlant les cordes tendues de la basse, il pensa aussi à Madame Otawa.

— Ça ne gêne pas tes voisins que tu joues de la musique ?

— Monsieur Ming adore ma mère, elle travaille pour lui de temps en temps. Quant au couple qui tient le resto d’à côté, mon père donne des cours du soir à leurs gosses. Gratuitement. Alors ils ne disent rien. Je suis déjà allé jouer de la guitare en salle pendant les repas, y a des clients qui aiment bien. Si tu veux acheter des makizushi, on a une ristourne spéciale Paris.

— Merci, mais je ne mange pas de poisson cru à trois heures de l’après-midi.

— Eh eh, c’était juste pour te dire de pas t’en faire pour le bruit. Vas-y.

Cyril réfléchit un instant au morceau test et se lança sur la ligne de basse de « One Of These Days ».

Le son est bien meilleur qu’avec Falcon, c’est dingue. Papa se roulerait par terre s’il entendait ça.

Pendant que Cyk s’amusait avec la basse de luxe de Matthieu, ce dernier branchait une autre guitare. Cyril ne le remarqua pas immédiatement, hypnotisé par le bijou entre ses mains, mais son camarade avait aussi branché son micro, allumé son ordinateur et sorti des partitions. Cyril s’interrompit un instant pour regarder son ami. Dans sa façon d’organiser son fatras, Cyril reconnut les manières de son père lorsqu’il voulait faire un duo.

— Tu veux qu’on joue un truc en particulier ? fit timidement Cyk.

— En fait, j’ai un service à te demander.

Je ne sais pas pourquoi, mais ça me semblait bizarre une invitation totalement désintéressée.

Cyril n’était pas surpris, certes, mais il restait déçu. Une part de son inconscient espérait que cette invitation serait dans la continuité de celle du parc de l’orchestre départemental.

— Ça m’arrangerait que tu joues la ligne de basse pendant que j’enregistre ma cover. D’habitude je fais ça tout seul, mais pour être franc c’est galère. Un p’tit coup de pouce me dépannerait bien.

— Si je peux t’aider… Tu veux quoi, concrètement ?

— Seven Nation Army.

— Ok. Facile.

— Pour toi, je sais, sourit Matthieu de toutes ses dents.

J’adore son sourire…

— Je me suis créé une chaine YouTube. Je n’ai encore rien posté, j’enregistre des trucs d’avance depuis quelques mois. Je pense que je serai prêt à poster mes premières vidéos plus ou moins à la fin de l’année. Au plus tard à la rentrée prochaine.

— Sacré business plan.

— T’as vu ?

— Tu ne vas pas me filmer, hein ?

— Non, t’inquiète. Y’aura que moi. Ou alors juste tes doigts, si t’es d’accord.

Cyril se contenta d’hocher la tête. Il trouvait ses mains laides, très boudinées, mais ce n’étaient que des mains.

J’ai envie de lui demander de m’aider pour le cadeau de Théo en échange, mais si je le fais, Théo va me maudire pour mille ans.

Cyril cessa d’hésiter lorsqu’il cessa d’y penser, emporté par le flow de son camarade. Il n’aurait pas pu imposer quoi que ce soit à cette incarnation masculine et contemporaine d’Euterpe, il n’en avait de toute façon plus l’idée. Matt était d’un naturel enjoué, ou plutôt il jouait les enjoués. Et puis lorsqu’il était question musique, plus rien ne l’arrêtait. Son visage changeait, ses mouvements aussi. Il devenait une autre version de lui-même, la vraie version, commençait à penser Cyril. Qu’importe la nature de l’instrument, il n’était que le prolongement naturel de son bras. Matthieu se transformait en mélodie, un être entièrement composé de notes. Cyk savait ce qu’était un amoureux de la musique, il avait été élevé par l’un d’entre eux. À ses yeux, et malgré son jeune âge, ou peut-être parce qu’il était encore jeune, Matt dépassait le stade de Tim. Si le club de musique était devenu un cocon pour Cyk, il n’avait toutefois pas encore atteint la béatitude du bureau de son père. En duo, avec Matt, passant d’une stricte interprétation à un arrangement improvisé sur un morceau qu’ils connaissaient parfaitement tous les deux, il retrouvait pour la toute première fois de sa vie, avec un tiers, cette merveilleuse communion qui l’unissait à son père. Trop concentré pour sourire, il était pourtant heureux.

Matthieu s’interrompit afin de couper leur enregistrement. Il vérifia l’horloge de l’ordinateur, déjà presque trois heures d’écoulées. Il secoua la tête pour chasser sa surprise. Cyril n’avait visiblement pas envie d’arrêter, tombé sous le charme de la Fender. Matt l’admira silencieusement reprendre, encore, The White Stripes, débordant de sa partition pour faire un finger style, il devait avoir oublié où il était. Son charmant sourire s’élargit, et dans ses iris noisette pétillait une lueur joyeuse.

Laisser un commentaire ?