Ceux qui m’ont appris à sourire (The Dark Love - Cyk version)

Chapitre 13 : Cinquante nuances de craie

3175 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 01/12/2023 13:58

Chapitre 13

ooOoo Cinquante nuances de craie ooOoo


Le bourdonnement incessant des bavardages lycéens matinaux couvrait complètement la voix de Théo. Malgré son débit de paroles semblable à une tempête de mots et leur proximité, Cyk ne parvenait pas à l’entendre. Cela l’arrangeait, plutôt. Théo était encore en train de lui raconter en détails un film qu’il n’avait pas encore vu, il lui avait probablement déjà spoilé au moins cinq fois la fin. Faute de pouvoir discuter convenablement septième art, Cyril observait les lieux, une façon pour lui d’apprivoiser progressivement ce nouvel environnement.

Le bâtiment en briques rouges du début du XXe siècle aux faux airs néo-roman avait autrement plus d’allure que leur collège en béton grisâtre, reconstruit après un séisme dans les années 1960. L’accès était plus sélect également, Cyril s’était même demandé comment Théo avait réussi à s’inscrire en dépit de ses résultats moyens. Sans doute une influence de ses parents et de leur portefeuille bien garni. La bonne nouvelle, c’est que cette sélection avait réussi à éliminer Eden, seul restait Yuri, qui faisait désormais profil bas.

Cyril croisait de temps à autres des regards perturbés d’élèves qu’il ne connaissait pas et qui se figeaient en réalisant que deux garçons se tenaient par la main. Leurs expressions hébétées généraient régulièrement des petites pointes de stress, mais elles se dissipaient rapidement. Il n’aurait su expliquer pourquoi. Était-il plus insensible qu’autrefois ? Se sentait-il rassuré par la présence charnelle de Théo tout près de lui, ou par la rareté des réactions clairement hostiles ? Le poids du secret envolé avait-il emporté avec lui ses angoisses ? Ou bien, peut-être, était-ce un peu grâce à lui, aussi. Lui, Matthieu Paris.

 

Matthieu marchait sur le trottoir en goulot conduisant à l’entrée principale bordée de haies et d’un muret, où Théo et Cyk étaient installés. Il se repérait facilement, même au milieu d’une marée humaine, grâce à sa guitare accrochée dans le dos. Depuis leur entrée en seconde, il l’emmenait tous les jours avec lui. Il s’arrêtait à chaque mètre ou presque pour saluer une connaissance, avec son sourire enjôleur qui ne quittait jamais ses lèvres. Vint le tour de Cyril, Matt trotta jusqu’à lui.

J’adore son sourire. Comment il fait pour garder ce sourire flamboyant en continu ? Je ne supporte pas sourire aux gens, dès que je le fais, j’ai l’impression qu’ils me prennent pour un con.

— Salut Cyk ! Ça va ?

— Salut… On fait aller.

— Salut Théo !

Tu t’esquintes pour rien : Théo ne te répondra pas. J’en ai marre qu’il se comporte comme ça... Il n’arrête pas de se plaindre qu’il y a de l’homophobie au lycée, et lui il a décidé de snober l’un des gars le plus apprécié du bahut par pure jalousie. Quelle galère…

— On se retrouve tout à l’heure, Cyk ?

— Ouais.

— À plus Théo !

Matthieu reprit sa route, sans se formaliser du mutisme de Théo, et Cyk le regarda s’éloigner. Toujours dans des classes séparées, les deux copains s’étaient vite retrouvés au nouveau club de musique, dirigé par une femme cette fois.

— Tu pourrais au moins avoir la décence de ne pas le mâter devant moi !

— Arrête de crier. Tout le monde nous regarde…

Qu’est-ce qu’il est chiant quand il est comme ça. Je suis sûr que je rougis encore. Il le fait exprès pour que je réagisse. C’est toujours pareil avec lui. Il va encore me dire que je suis trop froid, trop distant, que je ne l’aime pas…

— Et quoi ? Tu as honte de moi ? Tu ne m’aimes pas vraiment c’est ça ?

Bingo.

— Tu ne peux pas à la fois te la jouer gros ténébreux, indifférent à tout, et reluquer le cul de Matt en me tenant la main !

— Je ne rel… Homf.

Théo se délectait de la vision de son visage empourpré et de la sensation des doigts de Cyk se crispant autour des siens.

Pourquoi il fait toujours ça ? Et puis comment il fait pour supporter ça, l’autre ? Matt et Théo sont faits du même bois : il faut qu’on les remarque. Il faut qu’on les voie, qu’on les entende… Moi je ne veux pas. Je voudrais me planquer dans un trou de souris. Ou un trou de blaireau, ça m’irait sans doute mieux. Aller mon vieux Cyk, tu prends sur toi et tu fais semblant, d’accord ? Ça ne te touche pas, ça ne t’émeut pas…

— Eh ! Salut les amoureux !

Une fille aux cheveux courts et violets, vêtue d’un sweet noir ornée d’un ectoplasma deux fois trop grand pour elle, interrompit leur dispute de couple. Elle s’arrêta devant eux, les bras croisés, et aussitôt Théo retrouva le sourire.

— Salut Emma !

Faudra m’expliquer pourquoi quand ils sont ensemble elle prend sa voix de bonhomme et lui sa voix de castrat.

Lesbienne assumée, Cyril se sentait moins bête de cirque en compagnie d’Emma, hélas, la conversation avec Théo ne volait pas bien haut. La plupart du temps, les deux pipelettes passaient leur temps à échanger des ragots devant un Cyk apathique. Ce n’était pas la faute d’Emma, Cyril en était conscient. Le problème venait des deux garçons. Avec ses capacités sociales limitées, Cyk était totalement incapable de faire la conversation avec cette fille qu’il connaissait à peine, laissant le champ libre à Théo la commère. Emma, de son côté, se montrait trop complaisante et diplomate pour lui suggérer de changer de disque.

Cyril croyait leur querelle terminée, il s’avéra que son petit-ami n’avait pas dit son dernier mot.

— Tu sais qu’il y a plein de rumeurs qui courent sur ton chouchou ?

— Théo…

— Eeeettttt l’une d’elles c’est qu’il est gay.

— Évidemment : c’est toi qui la fait courir, pesta Cyril.

— De qui vous parlez ? les questionna Emma.

— De Matthieu Paris.

— L’homme guitare ?

— Lui-même ! Vous n’avez pas entendu la dernière ? Il a collé un râteau à Arumi. Vous vous rendez compte ? Arumi !

— Wouah, tu parles d’une preuve irréfutable…

— Arrête avec ton ironie, Chewie, bordel ! Arumi est canon ! Elle est plus que canon en fait : c’est une idole ! Même moi je la trouve sexy ! Elle pose dans les couvertures de magazines, elle est même connue à l’étranger ! Déjà pour Maddie, j’trouvais ça louche qu’il refuse, mais ils avaient treize ans, ça peut se comprendre. Mais Arumi ? Sans déconner ! Quel mec hétéro refuserait Arumi ? Il doit y avoir des centaines de ses shoots qui trainent sur des sites de vieux pédophiles. Il paraît que Yann s’est pogné sur sa photo dans les toilettes vendredi dernier. Le mec de Jade l’a surpris en plein…

— Théo, stop. Tu deviens immonde.

— Je dois admettre que moi aussi je trouve ça bizarre.

Putain, tu ne vas pas t’y mettre aussi Emma ?

— Cela dit, il traine avec Yann et ses acolytes, ils ne sont pas trop connus pour être gay-friendly.

— J’t’ai déjà raconté que Matt nous a surpris Cyk et moi en train de nous embrasser au collège ?

— Nan. Raconte !

— Théo, arrête, grogna Cyril.

— Personne savait qu’on était ensemble à l’époque. On a bien flippé, mais Cyk est allé lui parler et tout s’est miraculeusement arrangé.

Elle va me dévisager longtemps comme ça ? Elle me fout mal à l’aise.

— Y avait rien à arranger du tout, combien de fois je vais devoir te le répéter ?

— Autant de fois qu’il le faudra pour que tu me dises la vérité, rétorqua Théo avec aplomb.

— Ok. Là, tu me fais chier.

Cyril se leva et hissa son sac sur ses épaules. Son énervement irradiait de son corps massif, dissuadant quiconque d’autre que Théo de l’approcher ou de lui parler dans ces conditions.

— Eh ! Tu vas où ? brailla Théo de sa voix aigüe.

— En cours.

— Il reste quinze minutes avant le début des cours !

— Eh ben tu les passeras sans moi.

Ça t’apprendra à n’en faire qu’à t’as tête en permanence. Y en a marre.

Cyril traina sa mauvaise humeur jusqu’à sa classe. Trop occupé à maugréer intérieurement contre son petit-ami, il ne remarqua pas les élèves qui s’écartaient de son passage, effarouchés par sa démarche de gorille enragé. Il décrocha son sac à dos pour le claquer sur sa table, juste devant la porte de la salle. Il était le premier arrivé, ou plus exactement il était le premier élève arrivé.

— Bonjour Monsieur Paris, dit-il à l’adresse du professeur de mathématiques en train de vérifier l’équation qu’il venait d’écrire au tableau.

L’enseignant secoua la tête avant de se retourner, surpris. Cray Paris était d’un naturel pondéré. Tout en retenue qu’il était, il avait un regard extrêmement expressif.

— Oh, bonjour Cyril, répondit-il distraitement avant de précipiter son attention sur l’horloge.

Soulagement sur son visage : il n’était pas en retard, c’était Cyk qui était en avance. L’adolescent avait déjà entraperçu Cray Paris au collège, lors des concerts publics du club de musique, mais il ne lui avait jamais accordé d’attention avant de se retrouver face à lui en cours.

Il y avait une vague ressemblance avec son fils, dans les traits de son visage, et surtout dans sa carrure, svelte, presque maigrelette, aux muscles saillants. Chose inattendue : il était métis. Ses yeux, composés de deux perles obsidiennes uniformes enveloppées dans leur épicanthus, trahissaient son ascendance asiatique. Son teint xanthoderme également. Matt faisait très caucasien en comparaison. Le garçon avait le même nez que son père, large et droit, plutôt imposant, et malgré tout harmonieux sur le visage de Matthieu par sa belle symétrie. Cette ressemblance cyranesque coupait l’herbe sous le pied des mauvaises langues soupçonnant une bâtardise. Car la popularité de Matt n’offrait pas que des avantages, Cyril avait fini par le capter. Certains auraient sans doute aimé abattre son égo de jeune premier, juste pour soigner le leur.

Une silhouette familière passa devant son pupitre, l’interrompant dans ses réflexions généalogiques.

— Salut Alex.

— Salut Cyk.

Alexandre avait pris quelques centimètres lors de sa dernière poussée de croissance, mais il demeurait malingre. Sa pilosité faciale commençait à se développer, révélant une implantation anarchique ridicule de poils rebelles, et l’été lui avait offert un antipathique début de myopie. Toujours attifé de chemises blanches auréolées et débraillées, il incarnait la parfaite caricature du nerd. Même les scénaristes de « The Big Bang Theory » n’auraient pas osé créer un Alexandre Greenwood. Le gringalet s’installa au fond de la salle, quasiment à la place la plus éloignée de Cyril.

C’est con qu’il n’y ait pas une rangée ou deux de plus, hein Alex ? Histoire de mettre encore un peu plus de distance.

Du jour où la plèbe estudiantine avait appris que Cyril sortait avec Théo, Alexandre avait cessé de lui parler. Ils n’étaient pas fâchés, ils n’étaient même pas en froid, simplement Alexandre ghostait Cyk. Ils ne faisaient plus rien ensemble, aucune activité scolaire ou périscolaire. Ils ne mangeaient plus ensemble à la cantine, quand ils se retrouvaient à la même table, c’était par pur hasard. Ils ne s’envoyaient plus de messages, même s’ils se suivaient encore mutuellement comme « amis » virtuels sur les réseaux sociaux, sous leurs identités secrètes respectives : Peppers_Bassyk et SmallDragonite2000. Alex préférait rester seul, quitte à être à nouveau la cible des quolibets à cause de sa condition pathétique, plutôt que de retrouver l’homosexuel qui, pendant trois ans, l’avait considéré comme son meilleur ami.

 

Rien n’arrivait à compenser l’amertume qui avait germé dans le cœur de Cyril à cause de cette amitié brisée. Il avait pourtant tout pour être heureux. Il n’était plus aussi isolé qu’au collège.

En affichant clairement sa relation avec Théo, les copines de ce dernier venaient plus volontiers lui parler, il n’y avait pas qu’Emma. En quelques sortes rassurées par son homosexualité, la plupart des filles s’étaient mises à le saluer avec une certaine amabilité craintive, son physique ombrageux les impressionnait toujours un peu. Elles faisaient de vrais efforts pour l’accueillir dans leur groupe, les deux seules à s’être engagées en filière scientifique faisaient d’ailleurs leurs travaux pratiques avec lui, les trinômes étant de rigueur pour ces séances. Histoire de décupler un peu plus l’ironie de la situation, Cyk déjeunait régulièrement avec Anju, puisqu’elle fréquentait toujours Théo. Alexandre aurait pu se rapprocher de son béguin de collège s’il avait été capable de surmonter son homophobie. L’aura de Matthieu déteignait également sur Cyril. Matt lui parlait, cela signifiait donc qu’il était fréquentable. Il était toléré par la très large majeure partie de ses camarades. Tous ces changements rendaient sa vie tranquille, il avait enfin ce qu’il désirait le plus au monde : la paix. Mais au lieu de gagner en optimisme, il s’était enténébré davantage.

Pendant des années, sa dégaine globale l’avait fait passer pour une espèce de pervers sociopathe dans l’imaginaire collectif. Les filles redoutaient de se retrouver seules avec lui, dans leur tête, il allait les égorger ou les violer. Vu qu’il était gay, elles se disaient, finalement, qu’elles ne risquaient rien et du jour au lendemain, la peur avait changé de camp. Il était persuadé que certains garçons, à l’instar d’Alexandre, le prenaient pour la réincarnation de Jeffrey Dahmer. Certes, il n’y avait ni rire, ni insulte, juste une sorte de malaise social bien palpable. Il avait l’impression de souffrir d’une maladie honteuse, qui se transmettrait par simple contact visuel. Il suffisait pourtant qu’un type populaire du genre Matthieu Paris lui adresse la parole avec son sourire de commercial pour que tous les autres suivent comme des moutons. Le dieu de la musique avait rendu son jugement, hallelujah ! Bêh bêh bêh !

Cyril était affligé. Affligé par tous ces préjugés, toutes ces idées reçues, toute cette bêtise, toutes ces valeurs qui n’en étaient pas. Affligé par la superficialité des gens. Affligé que ses actes ne comptent pas. Seules comptaient les opinions des autres, celle de Théo pour les filles, celle de Matt pour les garçons. Lui ? Non. Lui, il ne comptait pas. On s’en foutait de Cyk. Il faisait partie du décor, c’est tout. Un figurant sans importance. Le mec qui conduit les camionnettes dans les films d’horreur, disait Alex. En définitive, il n’avait aucun contrôle sur sa vie.

Ses voisins de table en cours de maths vinrent remettre une couche de noirceur par-dessus ce millefeuille de pensées âcres.

— Eh. J’ai vu la femme de Paris hier. Je confirme : c’est une milf de compet ! Y a pas une meuf aussi bandante au lycée, pourtant elle a genre plus de quarante balais.

— Tu y crois à cette histoire de pute de luxe qu’il aurait acheté sur internet ?

Acheté sur internet avant l’an 2000, ça m’étonnerait… Crétins.

— J’sais pas, mais ça sent le mariage arrangé à des kilomètres. Cinquante nuances de Cray n’a pas pu se lever une bombe pareille.

— Je rêve de me branler dans ses nichons…

Cyril se massa les tempes. Il se félicitait parfois d’être gay et de ne pas avoir à participer à ce genre de conversation.

Il reposa son attention sur son professeur. Sa manche de pull droite était régulièrement blanchie par la poussière de craie, ce qui lui avait valu son surnom de cinquante nuances de Cray. Cyril n’aimait pas les moqueries, surtout celles portées à l’encontre de personnes douces et bienveillantes, il ne pouvait néanmoins s’empêcher de trouver ce jeu de mots étonnamment intelligent et drôle.

 

Cyk et ses camarades entamaient le dernier exercice de probabilités de la matinée quand Cyril sentit son portable vibrer très brièvement dans sa poche. Il termina sa ligne de calcul et zieuta discrètement sous la table.

[Pardon pour tout à l’heure mon Chewie. Tu rentres avec moi après les cours ?]

[Je vais au club de musique. Je rentre à 18h.]

[Si t’es fâché contre moi, n’utilise pas la musique comme excuse.]

[Ce n’est pas une excuse. Je ne suis pas fâché, mais t’es lourd. Fous-lui la paix à Matt.]

[Je t’aime 💛]

Cyril figea sur le dernier message. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il voyait cette association de trois petits mots sur son écran de portable. Il peinait toujours à s’y habituer. À chaque fois, son cœur changeait de rythme. Généralement, la pompe organique optait pour une rumba bien endiablée. Toujours hésitant devant l’écran tactile, Cyk s’énervait contre lui-même d’aimer encore comme un collégien à la timidité névrosée. Il opta pour une réponse hautement synthétique : smiley cœur. Jaune bien sûr, sa couleur préférée, ainsi que celle de Théo.

[💛]

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