Ceux qui m’ont appris à sourire (The Dark Love - Cyk version)

Chapitre 5 : Le bon, la brute et la pédale

4977 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 04/11/2023 12:41

Chapitre 5

ooOoo Le bon, la brute et la pédale ooOoo


En dehors des heures de sport, il était compliqué pour les petites racailles de la classe de malmener Théo. Il était toujours entouré d’un troupeau de filles. Des soutiens solides, prêtes à riposter avec leurs propres armes : critique et délation, alors le maléfique Eden et son sinistre sbire Yuri devaient changer de cible. Le choix le plus récurrent se portait sur Alexandre Greenwood.

Alexandre était une sorte d’antithèse de Cyril ; à la couenne bistre de Cyk, s’opposait le blanc maladif translucide de l’épiderme d’Alexandre. Ses diaphragmes d’un bleu délavé grisâtre étaient aussi clairs que ceux de Cyril étaient sombres. Ses incoifffables cheveux, certes noirs comme ceux de son camarade, étaient extrêmement fins et raides. Alors que Cyk était le plus grand et le plus gros de leur classe, Alexandre était le plus chétif. Maigrelet et court sur pattes, une vilaine bourrasque aurait pu le briser en mille morceaux. Cette fragilité physique apparente se couplait à une absence totale de charisme. Une personne mal attentionnée oserait affirmer qu’il avait une pancarte imaginaire sur le front, avec écrit en lettres capitales : VICTIME. Une cible toute désignée pour n’importe quel hater en quête d’une proie facile.

Il n’y avait que dans sa démarche qu’Alexandre ressemblait à Cyril. Tout comme lui, il rasait les murs. Il ne s’en détachait – littéralement – que pour traverser les allées de pupitres et rejoindre sa place attitrée. Son circuit quotidien prévoyait de ne pas approcher les bureaux des prédateurs, mais ce matin-là, Eden et Yuri squattaient la place de la pauvre Mei, condamnée à rester debout, pour bavarder avec un camarade de leur club de baseball. Ils semblaient tous les trois très absorbés par leur discussion. Rassuré, Alexandre accéléra le pas et n’eut pas l’occasion d’apercevoir le pied tendu par Eden dans un mouvement furtif. Un croche-pied parfaitement réussi, d’une rare efficacité. Alexandre s’étala à plat ventre dans l’allée et son sac entrouvert passa par-dessus sa nuque pour déverser son contenu sur le linoleum. Une hilarité narquoise accompagna sa chute.

— On ne tient plus debout, Greenwood ?

Alexandre serra les dents avant de s’agenouiller et de commencer à ramasser ses affaires, du moins celles qu’il pouvait attraper, car Eden avait posé sa chaussure sur l’un de ses cahiers.

Au bout de la rangée, Cyril se baissa pour ramasser les deux livres qui avaient glissés jusqu’à sa table. Alexandre tirait une gueule de six pieds de long, Cyk n’eut aucun mal à reconnaître les signes ; tout comme lui, Alexandre cachait sa peur derrière un visage renfrogné. En apercevant Chewbacca, ses livres à la main, il pensait que les mesquines taquineries allaient continuer, que Cyril allait aussi jouer la pression avant de lui rendre ses affaires. Cyk soupira intérieurement avant de se lever de sa chaise et d’aller lui redonner ses bouquins, en mains propres.

— Tiens.

Perturbé, Alexandre récupéra ses ouvrages sans réussir à dire merci, les yeux rivés sur le sol. Cyk posa ensuite un genou à terre. Il agrippa fermement un coin du cahier coincé par Eden et tira un bon coup dessus. La semelle en caoutchouc glissa avec la reliure plastifiée sur plusieurs centimètres jusqu’à ce que le livret se libère. Cyril se releva aussitôt, la main tenant le cahier tendue vers Alexandre, mais son regard ténébreux rivé sur Eden qui le toisait.

— Un problème Eden ? lança Cyk.

— Toi, tu n’perds rien pour attendre.

Cyk haussa un sourcil.

C’est quoi cette phrase bateau ? C’est une menace ? D’habitude j’ai facilement la trouille, mais là j’ai juste envie de me marrer. Pauvre con.

Il retourna s’asseoir sans se préoccuper davantage d’Alexandre. Ce n’est qu’à la pause déjeuner, tandis que Cyk s’était assis, seul, face à son bol de purée aux légumes et poissons grillés, que son camarade se rapprocha timidement avec son plateau.

— Euh… Je peux m’assoir avec toi ?

Un peu circonspect, Cyril mâchouilla quelques fibres de haricots récalcitrantes avant de répondre :

— Ouais, bien sûr.


oOo


À la rentrée suivante, Alexandre ne lâchait plus Cyk d’une semelle. Les deux garçons étaient devenus un binôme inséparable. Cyril était plutôt solitaire par nature, mais avoir un copain toujours collé à lui avait quelque chose de rassurant. Il se sentait plus fort, plus en sécurité, moins exposé aux menaces extérieures. Il n’avait pas eu besoin de poser la question à Alexandre pour comprendre que son ami partageait son ressenti.

 

Pendant l’heure d’étude, Cyril et Alexandre s’étaient installés l’un en face de l’autre sur l’une des tables de la dernière rangée. Cyril était tourné vers le mur, comme il le préférait – ainsi il ne voyait pas les autres – Alexandre, lui, avait une vue quasi-panoramique sur toute la bibliothèque.

Alexandre se hâtait toujours d’aller s’asseoir à la même place, à chaque fois. Cyril n’y prêtait pas attention au début, trop content de pouvoir se caler dans un coin isolé, tranquille, sans vis-à-vis. Puis, il avait fini par remarquer qu’Alexandre regardait toujours dans la même direction, à de rares exceptions près. Il lui avait fallu encore plusieurs séances de recherches individuelles au centre de documentation pour entendre un éclat de rire tonitruant qui l’incita à se retourner, pour la première fois. Il avait reconnu la voix de Théo. L’adolescent trônait à sa table comme un prince au milieu de ses courtisanes. C’était ce groupe qu’Alexandre fixait avec insistance. Par la suite, Cyril s’était occasionnellement tourné dans leur direction, pour observer la configuration de la meute de Théo. Il était plutôt bon en géométrie dans l’espace et, d’après lui, le regard d’Alexandre était orienté vers Anju.

Cyril ne s’intéressait pas beaucoup à ses camarades, il n’enregistrait que le strict minimum d’informations les concernant. Dans sa base de données interne, Anju était enregistrée comme la copine de Théo qu’on n’entend jamais. Contrairement à ses autres amies qui piaillaient en mode volaille, Anju parlait peu, d’une voix si fluette qu’on l’entendait à peine. Lorsque ses amies riaient, elle se contentait de sourire en rougissant légèrement derrière ses grandes lunettes rondes, dans une attitude très digne. Anju était frêle, son petit gabarit rappelait celui d’Alexandre. Sans doute trouvait-il qu’ils seraient bien assortis. Cyk l’avait également surpris à plusieurs reprises, dans d’autres cours ou dans les couloirs, en train de la suivre des yeux, de manière assez peu discrète.

Si moi, dégourdi comme je le suis, je l’ai remarqué, elle l’a forcément remarqué aussi.

— Arrête de la mâter comme ça. Elle va finir par te griller, marmonna Cyril entre deux exercices de maths.

Alexandre sursauta, si absorbé dans son adoration qu’il en avait oublié la présence de Cyril près de lui. Son visage s’empourpra légèrement, il fit mine de feuilleter son manuel d’arithmétique.

— Je… je ne mâtais pas.

À qui tu vas faire croire ça ?

— Ouais, bien sûr… finit par pouffer Cyril avec un rictus amusé.

Cyk ne souriait pas souvent, et Alexandre s’étonnait à chaque fois que cela manquait d’arriver, comme si cette vision improbable ne pouvait provenir que d’une illusion d’optique. La demi-portion ne se laissa pas distraire. Son orgueil, trop souvent malmené, exigeait plus d’audace. Il devait s’affirmer, après tout il ne risquait rien auprès de Cyk. Sous ses airs imposants, le wookiee ne mordait pas. Cyril devinait à sa mine tordue, qu’Alexandre cherchait une façon « cool » de s’exprimer.

T’as raison Alex : ne pas avoir l’air d’un pauvre type, ne pas avoir l’air d’un gamin, ne pas avoir l’air d’un loser…

— Elle est… Elle est bonne, déclara-t-il en écartant ses bras pour avoir l’air d’un macho, un macho de trente-trois kilos tout mouillé.

Oh là-là… C’est pire que tout ce que j’aurais pu imaginer.

Face au visage toujours railleur de Cyk, Alexandre tenta d’engager une discussion hautement virile, dans la mesure du possible pour deux gamins de treize ans.

— T’es pas d’accord ?

— Je m’en fous des filles.

— Pourquoi, tu préfères les garçons ? ricana Alex, fier de sa plaisanterie.

Il s’attendait à recevoir une vanne en échange, il ne réceptionna qu’un silence buggué.

Cyril aurait voulu rétorquer un truc cinglant, mais les mots de son camarade venaient de semer le doute dans son esprit. Il n’était clairement pas attiré par les filles. Il avait vaguement le souvenir d’une petite blondinette de maternelle qu’il imaginait être son amoureuse, pour une raison mystérieuse, vu qu’elle le fuyait comme la peste. Depuis, il n’y avait plus rien eu de plaisant à ses yeux chez la gente féminine.

Cela dit, il n’était pas vraiment attiré par les garçons non plus. En y réfléchissant, il n’avait pas l’impression d’être attiré par quoi ou qui que ce soit, en dehors, peut-être, d’une personne. Une personne qui l’avait aidé à rédiger un exposé sur le Petit Prince. Une personne dont l’aura rayonnante, si divergente de ses propres personnalité et comportement, suscitait secrètement son admiration.

Merde. Je dois répondre quoi ? Trouve un truc Cyk ! Reste pas comme ça, ça va paraître chelou.

— N’importe quoi.

Ouais, ça c’est de la réplique mordante. Bravo Cyk, tu vas faire une grande carrière d’orateur.

— Si tu continues à faire ta sale tête, tu finiras par jouer le type qui conduit les camionnettes dans les films d’horreur.

Cyril haussa les épaules.

— Si ça paye bien, pourquoi pas.


oOo


Le lendemain, Cyk et Alex se séparèrent à l’heure des activités parascolaires.

Alexandre venait de rejoindre le club de cuisine, uniquement pour être avec Anju, ce que Cyril trouvait plutôt affligeant. Alexandre s’était défendu de ce choix. Étant asthmatique et handicapé par une scoliose, il était dispensé de sport par certificat médical, et devait compenser cette défaillance par une option supplémentaire. Ses parents et le corps enseignant avaient lourdement insisté pour qu’il intègre deux clubs au lieu d’un. Il délaissait donc régulièrement le club de cinéma pour aller fabriquer des cupcakes et des tartes aux fraises. Il était par ailleurs le seul garçon du club de cuisine. Cyril lui avait fait remarquer qu’il aurait pu rejoindre le club de musique en sa compagnie, Alex avait répondu qu’il ne voulait pas rendre les autres sourds avec ses fausses notes. Fin du débat.

Cyril avait l’étrange impression d’être suivi depuis la fin des cours. Une fois arrivé devant la grille, il comprit pourquoi. Il entendit des bruits de pas s’accélérer dans son dos, quelqu’un courait. Il fit un léger bond de surprise lorsque Théo surgit sur sa droite dans un demi-flip.

— Coucou ! s’écria-t-il guilleret.

— Tu m’as fait peur.

— Désolé ! Tu n’vas pas à ton club ?

— Non, le mardi je rentre jouer avec mon père…

Cyril reprit sa marche et Théo lui emboita le pas. Ils sortirent ensemble de l’établissement scolaire.

Alors toi, vu ta gueule, t’as un truc pas cool à me demander.

— Dis donc, Cyk… Ton copain Alexandre, il n’aurait pas des vues sur Anju par hasard ? lâcha Théo d’une voix suave en se penchant en avant.

Bingo !

— C’est quoi cette question ?

— Fais pas l’innocent. Je commence à te cerner : tu fais genre que ça ne t’intéresse pas, mais tu vois tout-tout-tout avec tes petits yeux de fouine Cyk-Cyk !

— T’as raison : ça ne m’intéresse pas.

— Moi ça m’intéresse !

— Toi et tes copines je parie ? Vous ne pouvez pas lui foutre la paix à Alex ? grogna Cyril, en se forçant délibérément à être plus agressif.

— Roh lolo, t’es vraiment grincheux !

— Au cas où tu le saurais pas, quand ce gros con d’Eden ne s’en prend pas à toi, il s’en prend à Alex. Alors un peu de compassion, ok ?            

— T’es trop chou quand tu joues aux héros, tu sais ?

Cyril piqua un fard. Jamais personne ne lui avait dit qu’il était « chou », pas même ses grands-mères. Théo gloussait comme une pintade, mais il s’efforça de se calmer pour parler sérieusement à Cyk, d’une façon toujours très douce et très féminine.

— Je te promets qu’on ne l’ébruitera pas. Il n’arrête pas de la regarder, ça la met mal à l’aise, mais on aimerait au moins être sûres du truc, tu vois ? Savoir s’il est juste amoureux ou si c’est un gros psychopathe.

— Je ne suis pas aussi con que j’en ai l’air, répliqua Cyril en reprenant sa couleur ordinaire. La moindre rumeur fait le tour de la classe en une demi-journée. Alors encore une fois : laisse le tranquille.

Coincés devant passage piéton au feu rouge, les deux garçons se jaugèrent un long moment sans rien dire, se provoquant du regard.

À quoi tu peux bien penser ? Tu vas encore essayer de m’embobiner ? Ton problème, c’est que tu ne sais pas lâcher l’affaire, comme avec Eden. Tu te mêles de ce qui ne te regarde pas, tu joues les commères, et en plus…

— Aller ! Dis-le moi !

Cyk sursauta. Théo avait brutalement changé d’approche et il avait opté pour la stratégie « gamin pénible ». Il semblait avoir régressé de six ans en quelques secondes. Il posa ses deux mains sur l’avant-bras gauche de Cyril, et vissant ses yeux écarquillés sur les siens, il se mit à crier en boucle :

— Steu plaît, steu plaît, steu plaît ! J’veux savoir ! Steu plaît, steu plaît steu plaît !

— Mais… mais arrête ! couina Cyril, pris au dépourvu.

Théo continuait de gueuler comme un sale gosse en pleine rue. Cyk baissa les yeux pour regarder les dix doigts très fins de Théo cramponnés à son bras. Il était en t-shirt. Il sentait tout directement sur sa peau : la chaleur, la pression de ses phalanges, l’espèce de signal électrique qui se diffusait dans tout son membre quand une personne non familière vous touche de manière trop familière, justement.

— Steu plaît ! À charge de revanche ! Je t’aide pour tes devoirs et je te paye un paquet de mikado !

— Tu penses m’acheter avec de la bouffe ? s’exclama Cyril.

— J’ai pas beaucoup d’argent de poche.

— T’es aussi plus nul que moi dans toutes les matières !

— Aller steu plaît Cyk ! J’suis sérieux : on lui veut pas de mal à ton copain !

— J’ai dit non ! Lâche-moi !

— Non, pas tant que tu ne m’auras pas répondu !

— Mais arrête, putain ! Tu m’fous mal à l’aise à me tripoter comme ça !

Cyril retira violemment son bras et s’éloigna de quelques pas sur le trottoir. La conversation sur les sentiments d’Alex en amont l’avait déjà bien énervé, mais la sensation des mains de Théo sur son corps l’avait placé au bord de la panique. Le blondinet cligna lentement des yeux, avant de les baisser vers ses mains. Il n’avait pas réalisé qu’il s’était montré tactile. Son expression changea radicalement. Il retrouva un visage plus mature, presque stoïque. Un sourire blasé finit par s’étaler sur sa face résignée. Cyk fut au moins soulagé de comprendre qu’il n’allait plus lui parler d’Alex.

— Ah oui, pardon. J’oubliais... Les garçons n’aiment pas que je les touche.

— Ce n’est pas que je n’aime pas ça, c’est qu’on ne se connait pas. Tu n’as pas à toucher des inconnus de cette façon.

Théo cligna à nouveau des yeux, Cyril vit clairement sa perplexité, même s’il n’en comprenait pas la raison. Son camarade fut obligé d’éclairer sa lanterne.

— Inconnus ? Tu exagères un peu non ? On est dans la même école depuis le CE1.

— Je voulais dire que tu ne peux pas venir me voir comme une fleur, m’interroger sur mon meilleur pote et m’agripper le bras, alors que tu ne m’as quasiment jamais parlé en dehors de l’exposé sur Saint Exupéry. On n’est pas amis.

— Tu es quelqu’un d’étrange, tu sais ?

Cyril fronça les sourcils, durcissant ses traits. Ce n’était pourtant que d’expression de sa propre perplexité.

— Pourquoi étrange ?

— T’es un peu sauvage, mais aussi accessible. Tu ne dis presque rien, mais quand tu parles, t’es franc. Tu as l’air méchant, alors qu’en fait tu ne dis que des trucs ordinaires, mais sur un ton vraiment pas sympa.

Théo marqua une pause, il semblait hésiter à terminer son discours.

— Tu dis qu’on n’est pas amis, moi je croyais que tu étais mon seul copain parmi les garçons…

Je l’ai vexé ? Je l’ai vraiment vexé ? Il me considère vraiment comme son pote ?

Cyril sentit le malaise se répandre en lui. Il s’en voulait d’avoir été sec, pour une fois que quelqu’un éprouvait de la sympathie pour lui, il l’avait maltraité. Il déglutit avec difficulté, cherchant ses mots et sentant ses joues s’enflammer de honte. Il se décida enfin à répondre, avec son ton terriblement bourru, et sans oser regarder à nouveau son camarade dans les yeux.

— Pardon. Je t’apprécie aussi. Si… si tu veux, tu peux trainer avec Alex et moi de temps en temps. Comme ça tu pourras lui demander toi-même pour Anju, il te répondra s’il a envie. Mais promets-moi d’y aller mollo avec lui.

— Tu te rends compte que si on fait ça, on va passer pour une grosse bande de losers et se faire tabasser ?

Timidement, Cyril jeta un coup d’œil à Théo. Il avait l’air heureux de sa proposition, malgré les réticences qu’il venait de formuler.

— On s’en prend à vous quand vous êtes seuls. Je suppose qu’en groupe on ne risque rien.

C’est bien pour ça qu’Alex traine avec moi.

— T’es vraiment gentil, tu sais ? susurra Théo.

Il s’approcha, doucement, et le prit dans ses bras pour le remercier. Cyril se crispa. C’était normal pour Théo de faire ça. Avec les filles, ils s’enlaçaient de temps en temps, pour exprimer leur bonheur de se retrouver entre amies après les vacances, ou les veilles de départ en week-end. Mais les garçons, eux, ne faisaient pas ça. Les accolades de ce type étaient vues comme embarrassantes, ridicules, voire humiliantes. Cyril n’osait pourtant pas le repousser une deuxième fois, surtout qu’il adorait ça, dans le fond, sentir cette étreinte chaleureuse et reconnaissante. Quelqu’un d’autre que sa famille lui témoignait de l’affection.

Paralysé, Cyril n’arrivait plus à verbaliser sa pensée. Il était tiraillé entre son instinct, ses émotions et ce que la norme sociale lui imposait. Il continuait de penser qu’il connaissait mal Théo, mais il avait déjà capté qu’il s’agissait d’une tête brûlée. Or, Cyril avait assimilé que les têtes brûlées étaient dangereuses. Qu’entretenir des relations avec elles était hasardeux.

Perdu dans ses réflexions stressantes, il ne remarqua pas la durée anormalement longue de ce câlin. Comme Cyk ne disait rien, Théo resserra ses bras, encore un peu. Il découvrait quelque chose de nouveau et de plaisant : le contact physique avec un autre garçon. Par la même occasion, il testait Cyril et ses limites, car il avait encore du mal à le cerner.

Finalement, Cyk se décida à avancer ses mains, tremblantes et mal assurées, dans le dos de Théo. Il les croisa pour lui rendre son câlin. Théo agrandit son sourire, il adorait enlacer ce patapouf attachant.

— Tu ressembles à un ours en peluche, tu sais ? minauda Théo.

— Et toi tu as un tic de langage. Tu termines souvent tes phrases par "tu sais".

— Tu m’apprendras à mieux parler, et moi je t’apprendrai à sourire, monsieur grognon.

Quelle drôle d’idée…

Les mâchoires de Cyril se resserraient, il se sentait bien. Quelque chose voulait jaillir derrière ses traits tirés, en vain. Pour ce qu’il s’agissait d’apprendre à sourire, ce n’était pas gagné.


oOo


Après cet épisode, Cyril prit l’habitude de faire équipe avec Théo durant les cours d’éducation physique et sportive. Pour la plupart des exercices, leur enseignant évitait les binômes mixtes, les aptitudes des garçons et des filles devenaient beaucoup trop éloignées à la puberté, Théo se retrouvait donc souvent tout seul. Cyk préférait sa compagnie à celle de ses autres camarades masculins.

La situation présentait néanmoins plusieurs inconvénients. D’abord, les compétences de Théo étaient extrêmement variables d’un sport à l’autre. Il était léger et rapide, son endurance moyenne restait meilleure que celle de Cyk, mais il avait une fâcheuse tendance à se plaindre sans arrêt, et à rechigner au moindre effort, quand son camarade, complexé, s’efforçait toujours de s’améliorer. Enfin, il était d’une nullité absolue pour ce qui était d’évaluer les distances. Leurs prouesses en duo relevaient du spectacle burlesque. Mais du point de vue de Cyril, le plus gros défaut de Théo restait son flux de paroles. Il jactait, jactait et jactait encore, de tout et de rien. Il ne pouvait tolérer le silence comme paysage sonore, et s’efforçait de combler le moindre vide auditif.

— Les filles adorent faire des classements, genre des top cinq, des top dix, sur tout plein de sujets ! Tu sais : comme sur Topito, déblatérait-t-il en ramassant le ballon de handball qu’il avait une énième fois laissé tomber.

— C’est passionnant... répliqua Cyril.

Son cynisme clairement affiché ne découragea pas pour autant Théo la pipelette.

— Elles ont fait un classement des plus beaux garçons des classes de cinquième. Devine qui est premier ?

— C’est pas moi, déjà.

— Ah ah ! C’est clair, ça risque pas !

Merci de confirmer sur ce ton là, ça fait toujours plaisir...

— Aller, devine !

— Je m’en fous, Théo... soupira Cyril.

— T’es pas fun gros nounours ! C’est Matthieu Paris ! C’était pourtant facile à deviner !

— C’est qui ça, Matthieu Paris ?

Théo le regarda avec de grands yeux ronds comme des billes, avant d’éclater de rire. Un vrai fou rire, totalement hors de contrôle.

Bah quoi ? Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Bah quoi ? fit Cyril, les mots avaient jailli tout seuls.

— Mais enfin Cyk, il est dans ton club de musique ! Je t’ai déjà vu en train de jouer avec lui ! Tu fumes de la drogue ou quoi ?

— Dans mon... Tu parles de Matt ?

— Bah oui ! T’es vraiment à l’ouest par moment ! s’exclama Théo, toujours en rigolant.

— Je ne connais pas son vrai nom. Tout le monde l’appelle tout le temps Matt, même le prof. Et on ne se parle pas trop lui et moi.

— Alors que toi, il t’appelle toujours Cyril ? C’est vraiment le p’tit chouchou de tout le monde celui-là. Faut reconnaître qu’il est super cool et grave mignon.

— Depuis les vacances, Koffler m’appelle Cyk, lui aussi, reprit Cyril pour faire la conversation, et tenter d’occulter le fait que Théo disait que Matthieu était mignon sur un ton trop charnel pour être anodin.

— Roh, tu vas bientôt pouvoir faire changer ton nom à la mairie ! Cyk Nounours Chewie Willem, ça claque ! On dirait presque un nom de drag queen !

— Sérieux, tu m’agaces.

— C’est pas vrai, tu m’adores !

Cyril sentit la commissure de ses lèvres s’étirer vers arrière, il n’avait pas envie de sourire, c’était pire que cela : il avait envie de rigoler. Il lança la balle beaucoup plus fort pour surprendre Théo et le punir de ses moqueries. L’ado maigrelet encaissa la passe brutale avant de regarder son camarade. Il avait senti la contrariété de Cyk dans la puissance du lancer, il s’attendait à le voir moribond comme souvent, mais à la place, il y avait ce rictus amusé.

— Je l’savais : tu m’adores ! se réjouit Théo.


À la sortie des vestiaires, le moulin à paroles continuait de tourner. Cyk ne se sentait pas l’âme d’un Don Quichotte, tenter de faire taire Théo aurait été vain. De plus, il ne l’admettait pas, mais il aimait le son de sa voix claironnante, si distrayante.

— Tu vois, moi, un truc qui me gave, c’est de ne pas pouvoir me doucher après le sport. Je pue ! En fait, vous puez tous ! C’est l’horreur !

J’imagine qu’on aurait des douches collectives, bonjour l’angoisse…

— Retiens ta respiration. Tu dois être bon en apnée, vu ton débit de parole.

— Han ! T’es méchant !

La bouche de Cyk se tordit pour retenir son ricanement. Il n’était pas moqueur par nature, au pire lançait-il occasionnellement des petites boutades à Alex en réponse aux siennes. Théo lui faisait un effet inhabituel sur le plan humoristique. Il aimait lui faire de faux reproches pour le taquiner et le regarder ensuite faire semblant de geindre en mode Calimero.

Pour le punir de sa vacherie, Théo lui donna une claque sur le bras. Le « pof » étouffé sur sa veste fit office de clôture à leur conversation. Ils tombèrent nez à nez avec Alex, poireautant devant l’entrée du gymnase, raide comme un poteau. Théo sentit le froid aride qui se dégageait de son chétif camarade, pas très à l’aise en sa compagnie. Il préféra ne pas s’attarder, ses propres amies devaient l’attendre.

— Et puis tu m’feras le plaisir de travailler tes passes pour la prochaine séance, Cyk ! T’es vraiment mauvais ! se railla-t-il en guise d’au revoir.

— C’est l’hôpital qui se fout de la charité.

Roucoulant sur sa blague, la tornade blonde fila vers d’autres aventures et disparue à l’angle du bâtiment.

— T’es avec Théo en sport ? fit Alexandre.

Le son étonné de sa voix n’échappa guère à Cyril. Il y avait autre chose aussi, une sorte de compassion, comme si Cyril faisait preuve d’une immense bonté et d’une grande charité en acceptant de côtoyer Théo. Ce qu’il faisait déjà avec Alexandre, dans l’esprit de certains.

— Ouais, il est sympa. Bavard, mais sympa. D’ailleurs à ce propos…

Cyril eut à peine le temps de proposer son idée à Alexandre, avant que ce dernier ne se mette à crier de consternation.

— Trainer avec Théo ? Mais t’es devenu fou ? C’est une pédale !

— Euh… Quoi ?

— Tu ne vas pas me faire croire que tu ne l’as pas capté ? Tout le monde sait qu’il est homo. Si on traine avec lui, on va se faire lyncher. C’est hors de question, je ne veux pas d’emmerde.

— T’es homophobe ? souffla un Cyril consterné.

— Meuh non, enfin ! s’offusqua Alex. Ça n’a rien à voir. Il peut aimer qui il veut, mais moi il ne m’approche pas : je n’ai pas envie que toutes les filles du collège croient que je suis homo.

— Si ça peut te rassurer, Anju a bien pigé que tu n’étais pas gay… marmonna Cyk.

La réflexion fit sourire Alex. Il n’y avait pas de quoi. Ce jour-là, Cyril perdit un peu de sa foi en l’être humain.

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