Ceux qui m’ont appris à sourire (The Dark Love - Cyk version)

Chapitre 3 : Théo et Saint-Exupéry

2464 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 02/11/2023 15:10

Chapitre 3

ooOoo Théo et Saint-Exupéry ooOoo


Cyril n’avait rien contre le sport, ce qu’il n’appréciait pas, c’était l’étape des vestiaires, elle lui demandait plus d’énergie que la séance d’éducation physique en elle-même. Ses camarades étaient toujours en effervescence à l’approche de ce cours. De manière générale, ils se comportaient comme des bêtes sauvages du matin au soir. Ils parlaient fort, voire ils beuglaient. Ils couraient dans tous les sens, ils ne tenaient jamais en place… Cette exaltation prébubère était décuplée pendant les heures de sport. Officiellement, personne ne souffrait d’hyperactivité dans la classe, mais Cyril n’aurait pas été aussi affirmatif, ou alors c’était lui qui était anormalement amorphe pour un adolescent.

Malgré tous ces petits mecs aux trop-pleins d’énergie qui s’alpaguaient régulièrement pour chahuter, l’agitation collective restait plutôt bon enfant, mais, à chaque fois, l’ambiance dans la pièce empestant la sueur et le renfermé changeait radicalement quand Théo Rivoli pénétrait dans les vestiaires de son pas léger. L’intensité des voix diminuait de quelques décibels sur son passage, le temps qu’il rejoigne le coin laissé vide, plus ou moins consciemment par les autres, pour qu’il s’y installe.

Théo était différent. Il aurait été difficile pour Cyril de décrire pourquoi et comment avec exactitude, il était juste évident pour tous qu’il détonnait dans le décor. C’était déjà le cas à l’école primaire, l’entrée au collège n’avait fait qu’empirer la chose. Déjà, Théo ne marchait pas : il sautillait. Il avait la dégaine joyeuse d’un héros de dessin-animé. À douze ans, tous les élèves mâles avaient encore leur voix de garçonnet, celle de Théo était encore plus aiguë que les autres, et il ne faisait aucun effort pour atténuer le phénomène, bien au contraire. Il jactait et chantonnait avec un dynamisme exubérant. À sa place, Cyril n’oserait même pas ouvrir la bouche, car lui, justement, avait le problème inverse : sa voix était plus grave que celles de ses camarades, alors il évitait de trop parler pour ne pas avoir l’air d’une brute.

 

Au début de l’année, tout se passait "correctement". Cyril aurait plutôt dit que tout se passait, point. Pas d’esclandre, pas de réelle tension, pas de moquerie. Un tel état de grâce ne pouvait durer indéfiniment. Il fallait simplement attendre que les jeunots prennent leurs marques. Le temps qu’ils forment des clans, que les plus hardis prennent confiance en eux, histoire de pouvoir écraser les plus faibles, et ainsi montrer à la plèbe préadolescence qui étaient les plus forts. Théo était une cible toute désignée. Sur un tableau de chasse de prédateur-harceleur standard, il faisait au moins partie du top cinq des proies faciles.

Les premiers ricanements apparurent au bout de quelques semaines. Ils s’intensifiaient à chaque nouvelle séance. Puis vinrent les réflexions déplaisantes, toujours prononcées entre potes, en cercle fermé, pas à l’adresse du principal concerné. Théo les prenaient tous de haut, il s’en fichait, ou du moins il faisait mine de s’en ficher. Il avait un caractère bien trempé, sa différence était sa force. Occasionnellement, Cyk captait des mots comme « pédale » ou « tapette » sans saisir le gros des conversations. Il s’efforçait de rester impassible, passif. Il ne voulait pas s’en mêler, n’avait pas envie qu’on se souvienne qu’il existait. Il sentait malgré tout la pression s’accroitre. L’atmosphère devenait étouffante, et cela n’avait rien à voir avec les effluves nauséabondes de leurs quatorze paires de baskets de sport.

Un jour, ça va mal finir…

C’était comme un instinct animal. Cyk était farouche, il stressait facilement, il était très réceptif aux auras. Quand la tension montait dans une pièce, la sienne aussi. Il avait aussi peur des autres et de leurs réactions. Si ses camarades décidaient de faire du mal à Théo, oserait-il s’interposer ? Leur dire que c’était mal ? Il fallait rester prudent, défendre un bouc émissaire risquait de le désigner comme leur future cible. Cyk avait compris à la fin de la primaire qu’avec sa mine patibulaire, il effrayait pas mal de monde et qu’on le laissait tranquille grâce à cette tête de méchant. Il ne faisait rien de particulier pour ça ; il ne parlait pas beaucoup, il était réservé, effacé même, mais il devait bien admettre que lorsqu’il ouvrait la bouche, il n’avait pas vraiment l’art et la manière de parler gentiment.

 

L’audace violente monta encore d’un cran à l’approche de l’hiver. Comme Cyril l’avait prédit, un jour, quelqu’un franchit la limite invisible et bouscula volontairement Théo à la sortie des vestiaires. D’un coup d’épaule exagéré, il poussa le jeune rital pour qu’il perde son équilibre et heurte la chambranle. Deux solutions s’offraient au garçon : ignorer cette agression et feindre de croire qu’il s’agissait d’un accident, ou rentrer dans le lard de son camarade. Dans les deux cas, la situation pouvait dégénérer ou stopper là les mesquineries pour un moment, c’était du quitte ou double. Derrière son apparente légèreté, Théo était une grande gueule : il choisit sans hésitation aucune la deuxième option.

— Eh ! Tu n’peux pas faire un peu gaffe ?

— T’as un problème la tarlouze ? répliqua vivement l’autre gars en revenant deux pas en arrière.

— Pfff… Crétin.

— Répète un peu ?

Visiblement, l’autre n’attendait que ça. Il se rua sur Théo et le coinça contre le mur en le bloquant avec son avant-bras. Théo grimaça, il avait dû se cogner les jambes sur le banc, ou peut-être le dos sur l’armature en métal qui servait à soutenir les petites étagères au-dessus de leurs têtes. Cyk sentit ses jambes se fléchir, devait-il intervenir ?

Putain, je fais quoi ? Je fais quoi ?

Il jeta un rapide coup d’œil aux autres. Un bon tiers du groupe regardait ailleurs, ils avaient l’air plus flippés que lui. La moitié attendait avec une impatience morbide que leurs deux camarades se battent sérieusement. Les autres étaient comme Cyk, perplexes, perdus comme des lièvres sur une route de campagne, éblouis par des phares de voiture. Ils attendaient que l’inéluctable se produise sans comprendre réellement la situation.

Théo remuait un peu sous la prise de son agresseur, il n’osait pas se débattre franchement et ne semblait pas véritablement apeuré, plutôt sidéré. Dans son esprit, sans doute qu’il se posait des tonnes de questions, plus ou moins liées entre elles, visant à répondre à la seule importante : comment je me sors de ce merdier ?

L’autre aussi hésitait, il restait immobile, fixant sa cible avec une véritable hostilité dans le regard. Lui non plus n’avait pas l’air de savoir quoi faire. Cyk le vit serrer son poing libre, ça le démangeait de frapper, c’était évident. Ignorant au mieux le tambour qu’il avait dans la poitrine, Cyril déglutit avant de prendre sa grosse voix.

— Eh ! Arrêtez vos conneries. J’ai pas envie de me prendre une punition collective pour ça. Allez jouer ailleurs !

La plupart des élèves se tournèrent vers lui, horrifiés : quelqu’un était intervenu. Action déjà impensable en soi, mais en plus c’était Cyril – Cyk – Willem qui avait parlé, le mec glauque que tout le monde évite. Le plus horrifié de tous restait Cyril, même si son visage n’exprimait rien d’autre que sa rudesse naturelle.

Me regardez pas comme ça, c’est flippant !

Le grognement de Cyk fit son effet sur son camarade au sang chaud. Il gardait ses yeux remplis de haine braqués sur Théo, il mourrait d’envie de molester la caricature de fillette qu’il avait devant lui. En revanche, se battre avec Cyril, un garçon de presque deux fois son volume et une tête de plus, c’était hors de question.

— Suce ma bite, pédé, lâcha-t-il, avant de lâcher sa victime.

— Et poète avec ça… répliqua Théo.

— Mais ta gueule ! C’est à croire que t’aimes ça ! Taré… gueula un autre élève après le jeune efféminé.

Les vestiaires se vidèrent à toute vitesse dans un silence opprimé. Théo, demeuré immobile à l’endroit de son agression, jaugeait désormais Cyril de la tête aux pieds. Son regard affuté le mettait très mal à l’aise, et il allait bientôt se retrouver seuls dans la pièce.

Il va me dire merci ou il va me provoquer ? Il ne sait pas s’arrêter celui-là…

Finalement, Théo ne dit rien, et finit par s’en aller, à son tour. Il devait douter, ne pas savoir cerner Cyk, ce qui l’arrangeait bien.


oOo


En dehors des heures de sport, Théo était entouré d’une escorte de filles, et tout se passait merveilleusement bien pour lui. Elles étaient folâtres à ses côtés. Théo était LE garçon ami des filles. Il était efféminé, certes, mais il était surtout mignon, avec ses beaux cheveux bouclés, blonds comme les blés, ses petits yeux verts vifs, son accent sybarite venu d’un pays où il n’avait jamais vécu, ses épaules courbes adoucissant son buste, ses longues jambes menues précédant une future poussée de croissance, son rire facile et tonitruant... Ses copines l’adoraient, parce que c’était un joli garçon, agréable à regarder, qui se comportait comme elles. Il était la pépite de leur bande, leur égérie teenager au drapeau arc-en-ciel.

À l’inverse, Cyril était souvent tout seul, si bien que lorsque les enseignants commencèrent à leur imposer des travails de groupe, la situation se complexifia pour lui.

— Je vais inscrire une liste d’exposés au tableau. Mettez-vous en binôme et choisissez en un. Et essayez de faire cela dans le calme ! annonça la professeure de littérature.

Sans surprise, les élèves les plus studieux se levèrent en premier, majoritairement des filles. Les autres se fichaient bien des sujets d’exposés, ils étaient simplement préoccupés par le fait d’être bien en duo avec leurs amis. Une fois la horde des intellos écartée, les paires se levèrent à tour de rôle en direction de l’estrade. Il y avait une circulation d’autoroute entre les tables, pour s’assurer de la collaboration d’untel ou unetelle.

Cyril n’osait pas se lever. Il regardait autour de lui, cherchant qui pourrait bien faire office de partenaire. La classe possédait son lot de garçons timides, certains aussi marginaux que lui. Habituellement, ils restaient tous dans leurs coins respectifs, sans s’adresser la parole. Il y avait bien le petit Alexandre, coincé dans un angle de la salle, comme une souris se taire dans son trou. Toutefois, son voisin, Amos, le seul garçon juif de la classe, issu d’une famille traditionnelle très pratiquante, était déjà parti lui parler. Cyk envisagea brièvement de s’adresser à Mei, souvent moquée pour ses kilos en trop – elle était encore plus rondouillarde que lui – mais elle aussi avait peur en sa présence. Finalement, une âme charitable se détacha d’un trio de fillettes pour rejoindre Mei et lui proposer un partenariat.

Bon gré, mal gré, Cyril finit par se lever, voyant le flot estudiantin se tarir. Il lorgna le tableau. Il n’y avait plus qu’une seule case vide. À moitié vide, en vérité. Il grimaça de résignation. Il était coincé avec Théo Rivoli et « Le Petit Prince » de Saint Exupéry.

Leur professeure s’avança et demanda sur un ton plus affirmatif qu’interrogatif :

— C’est bon Cyril ? Tu iras avec Théo.

Un concert de chuchotements railleurs accompagna cette phrase, résonnant étrangement en sentence. Cyril chercha son camarade du regard et le trouva aisément, au milieu de son groupe de soutiens féminins, en nombre pair. Les sept élèves le toisaient avec aversion.

Je ne sais pas pourquoi, mais je ne le sens pas ce coup-là…

 

À la fin du cours, Théo fut bien obligé d’adresser la parole à Cyril. Ils devaient s’organiser pour leur futur exposé.

— On s’y met quand ? rouscailla Théo.

Cyk lui répondit dans la même humeur.

— On n’a qu’à dire samedi.

— Samedi ? Ça va pourrir mon week-end !

— Ouais, ben le mien aussi, mais on n’a pas trop le choix.

— C’est vraiment trop la lose. Un samedi au collège, c’est comme être collé ! J’ai pas mérité ça !

— La bibliothèque ferme à midi et demi, on n’aura pas le temps de finir. Il vaut mieux que tu viennes chez moi pour bosser.

La solution lui paraissait évidente, même si elle ne l’enchantait pas du tout. Visiblement, elle déplaisait encore plus à Théo.

— En fait tu veux m’enfermer dans ta cave, c’est ça ? T’es un psychopathe et lundi prochain y aura ma photo sur des briques de lait.

— Tu te crois dans un film ? Je vis en appartement, je n’ai pas de cave. Et si tu ne veux pas venir chez moi, j’irai chez toi. Moi, je m’en fous.

— Pfff… Il va être cool le week-end. C’est bon, je viendrai chez toi. Mes parents sont trop chiants.

Cyril regarda son camarade de classe s’éloigner en rongeant son frein, le museau renfrogné sur son air patibulaire. Il détestait travailler en groupe. Les autres le stressaient trop, il n’arrivait pas à exprimer correctement ses idées. Dès qu’il ouvrait la bouche, il avait l’impression de parler dans une langue étrangère. Un seul partenaire, c’était déjà un de trop.

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