Ceux qui m’ont appris à sourire (The Dark Love - Cyk version)

Chapitre 1 : Le gars avec un surnom bizarre

3053 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 31/10/2023 23:18

Chapitre 1


ooOoo Le gars avec un surnom bizarre ooOoo


Je suis mort de trouille…

La mine renfrognée, un gros garçon se tenait face à la grille du collège international où il irait s’instruire, désormais. Il serrait à deux mains comme un damné les lanières de son sac à dos qui lui semblait peser une tonne. Sa première rentrée dans le secondaire sonnait le clairon d’une nouvelle étape de sa jeune vie. Une étape stressante, comme toutes les autres, s’il devait être honnête avec lui-même.

Il tira sur son col d’uniforme, le port était obligatoire le jour de la rentrée. Il avait hâte de s’en débarrasser. Il avait l’impression d'étouffer, étranglé par la boutonnière. Son veston le boudinait. Ses bourrelets disgracieux l’incommodaient déjà, de base, mais sous ses tee-shirts amples, il pouvait au moins les dissimuler. Il évitait les miroirs, trop enclins à lui renvoyer l’allégorie d’un rôti de porc bien gras saucissonné dans sa crépine. Et pour que son supplice soit total, il crevait de chaud en-dessous.

Le flux des élèves se fendait autour de lui. Malgré la foule, personne ne l’effleurait, fort heureusement, sinon il aurait été capable de sursauter jusqu’à la cime des cerisiers encadrant le portail d’acier. Chose rassurante pour lui : il se sentait invisible, sans trop savoir le comment du pourquoi. Avec sa gueule écrasée et la pigmentation de sa peau, plus proche de la jaunisse hépatique que de l’ambre, il ressemblait à un bouledogue. C’est du moins ce que disaient ses grands-parents autrefois – « Cyk, le petit bouledogue » – pensant le sobriquet affectueux, au même titre qu’un Winnie l’ourson ou un Bob l’éponge. Il était traumatisant, surtout. Les gens s’arrêtent d’habitude devant les statues de chien kitch, surtout celles d’un mètre soixante plantées devant l’entrée d’un établissement scolaire un lundi matin.

Aller. Quand faut y aller, faut y aller…

Sur cette pensée aventureuse, il resta figé. Affligé par sa propre couardise, il se mit à soupirer dans un grognement digne d’un molosse. Un bouledogue, donc. Les derniers élèves passant près de lui pressaient le pas. Il allait finir par émarger comme retardataire s’il continuait à se laisser dominer par sa peur. L’idée de devoir courir pour atteindre le panneau d’affichage au rythme de la sonnerie lui provoqua une sueur froide et cette nouvelle angoisse eut raison de la précédente. Il se décida à pénétrer dans l’enceinte grouillante d’une humanité brassée prépubère.

Rasant les murs – quand il y avait des murs – s’imaginant tantôt armé d’une machette dans une jungle hostile, tantôt rampant au fond d’une tranchée, priant toutes les divinités du monde pour éviter les bombes ennemies, il traversa la cour jusqu’aux listes de répartition. Il y chercha son nom. Cyril Willem. C’était bien lui, a priori. Il reprit aussitôt son périple, à la recherche de la salle indiquée.

Il s’arrêta devant la porte grande ouverte, assailli par une nouvelle bouffée d’angoisse qu’il devait dompter avant de franchir le seuil. Une inspiration bruyante, couverte par son essoufflement de non-sportif de bas niveau, servit d’exutoire.

J’aurais dû choisir un instrument à vent pour travailler ma respiration, ça m’éviterait de suffoquer comme un vieux phoque à chaque escalier.

Cyk entra dans la classe. Les tables près des fenêtres étaient déjà toutes prises, celles du fond également, des options avaient été posées dans la rangée contre la cloison – supports idéals pour les épaules des esprits fatigués qui avaient laissés leur cartables sur les bureaux – ne restaient que des places clairsemées au milieu de la pièce. Il retrouva quelques visages connus parmi son voisinage, pas les meilleurs, hélas.

Malgré son statut d’établissement privé international, le collège de Cyril n’avait pas la meilleure des réputations. Cyril le savait déjà avant la rentrée : ses deux meilleurs amis du primaire étaient partis dans un autre collège, plus cher que le sien, avec des enseignements spécialisés rares. La future élite de la mondiale se formait jeune. Cyril aurait préféré rester avec eux, il n’avait toutefois pas osé pleurnicher auprès de ses parents. Avec les problèmes de santé de son père, ils ne pouvaient pas se payer le luxe de l’inscrire dans une école plus onéreuse et trop loin de sa résidence.

Pour la première fois depuis qu’il avait franchi la grille, des regards se posèrent sur lui et s’y attardèrent, des regards insistants pour certains, pleins de jugement. Ils l’oppressèrent aussitôt. Les messes basses succédèrent bien vite aux agressions visuelles.

— Oh non, il est là l’autre… chuchota une élève en tentant vainement d’être discrète.

— L’autre qui ? demanda sa voisine.

— Le gars chelou, avec un surnom bizarre, qui était avec nous en primaire.

— Ah lui. Cyk ?

— Oui, c’est ça. Il est trop flippant.

— C’est clair…

Cyk s’abstint de soupirer. Entrer au collège n’allait visiblement pas changer grand-chose à l’ordre du monde. Il faisait peur aux filles, et les filles lui faisaient peur. Pour Cyril, parler aux autres enfants était une épreuve en soi, indépendamment de leur genre. Toutefois, il avait appris, tant bien que mal – contraint et forcé, surtout – à communiquer avec les garçons, puisqu’il fallait toujours faire équipe avec eux à un moment ou un autre, notamment en sport. Alors que les filles restaient un insondable mystère, effrayant, et même, quelque part, repoussant.

Quand sa grand-mère maternelle le taquinait au sujet des filles, s’impatientant du jour où il aurait une compagne digne de partager sa vie, Cyk se mettait à déprimer. Il ne parvenait pas à s’imaginer avec une fille, l’idée lui semblait totalement absurde. Il n’aurait pas su quoi lui dire. Il ne voulait pas être un mari, il ne voulait pas grandir de toute façon. Devenir adulte, avoir des responsabilités, être livré à lui-même, sans ses parents et sans ses grands-parents, le terrifiait. Il aurait préféré se retrouver seul dans une pièce avec dix filles le toisant d’un air répugné, plutôt que de devoir s’imaginer dans le rôle d’un adulte se rendant au boulot en métro. Il savait pourtant qu’il n’aurait pas le choix, son corps grandissait, il grandissait même plus vite que ceux de ses camarades.

Cyril n’avait que sept ans, environ, quand il avait commencé à intégrer le fait qu’il était laid. Ses cheveux étaient ternes et épais, d’une texture mixte indéfinissable, ni raide, ni frisé, aussi noirs que son regard, que l’on pouvait qualifier d’assassin. Sa peau halée, héritée de ses ancêtres par la branche maternelle, éveillait régulièrement des soupçons de racisme, et donnait à sa bouille de gosse joufflu un aspect antipathique. Par honte, il tentait de se faire le plus discret possible. Or, c’était un exercice difficile, car depuis la maternelle, il était toujours le plus grand de sa classe. Cette année encore, il lui semblait être le géant Gulliver au milieu des Lilliput, l’exagération faisant partie des conséquences de son anxiété sociale.


oOo


La journée lui parut interminable. Prostré dans son coin, affichant une expression cerbère décourageant quiconque aurait des velléités de prise de contact, il lorgnait l’horloge tous les quarts d’heure. En temps normal, il se comportait en élève attentif, sans être studieux à l’excès, il « faisait le taf » imposé par les enseignants. Cette première journée consistait surtout pour eux à présenter le fonctionnement de l’établissement, détailler l’emploi du temps, lister les exigences du corps professoral et évoquer le programme de l’année. Un formidable avant-goût âcre du système administratif régissant la vie des adultes.

Soulagé de rentrer enfin chez lui, Cyk enfonça sa clef dans la serrure de la large porte et pénétra dans l’appartement. Il ne s’annonça pas, il n’en voyait pas l’utilité. Il posa son sac à dos par terre pour retirer, enfin, sa veste inconfortable et déboutonner sa chemise.

Bon débarras. Je ne reverrai pas cette horreur avant le mois prochain.

Un bruit étrange, robotique, à mi-chemin entre une fraiseuse et un aspirateur, attira son attention. Son père apparut sous l’arche ouverte du salon. Cyril cligna des paupières en examinant le fauteuil roulant. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait son père installé dans ce genre d’engin, mais cette vision le prit de court.

— Eh ! T’as vu mon nouveau char d’assaut ? ironisa son père.

— C’était aujourd’hui que tu le récupérais ? J’avais oublié.

— C’est ta rentrée, t’es pardonné.

— Je suppose que maman rentre tard ?

— Pas tant qu’ça. Elle va sans doute te passer à l’interrogatoire pour savoir comment s’est passée ta première journée. Prépare bien ton discours, elle ne se contentera pas d’un simple "ça va".

— Tu veux que je prépare à manger ?

— Je sais encore faire cuire du riz ! ronchonna son paternel.

— C’est bon, t’énerve pas. Je ne savais pas si tu avais fini ta journée ou pas... répondit le fils sur la même intonation grincheuse.

— J’me suis déconnecté il y a un quart d’heure. T’as des devoirs à faire ?

— Pas encore.

— Bon ben amène toi, la cuisine attendra.

Le père de Cyril ne prononça pas un mot de plus. Inutile. Son fils savait très bien ce qu’il comptait faire.

Il y avait trois chambres dans l’appartement, la plus grande était occupée par ses parents. Les deux autres se situaient en vis-à-vis, Cyril dormait dans celle côté sud, et celle au nord servait, en théorie, de bureau. Un petit bureau d’angle accueillait l’ordinateur professionnel de son père et un espace suffisant pour positionner le large fauteuil roulant. En dehors de ce coin dédié au télétravail, le reste de la pièce s’agençait sur le thème de la musique. L’étagère près de la porte ressemblait plus à une discothèque qu’à une bibliothèque, elle débordait de vinyles bien mieux classés qu’ils n’y paraissaient de prime abord. Un tourne-disque et une chaine hifi encadraient la fenêtre aux stores vénitiens métallisés. Enfin, le long du dernier mur, s’alignaient des enceintes, deux guitares électriques – dont une basse – une guitare acoustique, un synthétiseur sur trépied et tout le matériel annexe nécessaire, avec câbles et pédales.

Le père de Cyril pénétra en premier dans la pièce et gara son fauteuil devant son bureau. Après une grimace de concentration, il se leva. Un tremblement débuta dans sa jambe droite, tout son équilibre reposait sur la gauche. Cyril se hâta d’intervenir avant que son père ne commence à s’agenouiller ou se baisser en méprisant son handicap, par pur orgueil.

— Laisse, je m’en occupe. Je branche quoi ?

— Quelle question, la basse bien sûr ! Montre-moi que t’as pas oublié ce que je t’ai appris pendant les vacances.

— Juste la basse ?

— J’vais t’accompagner au synthé, répondit l’ainé en se réinstallant dans son fauteuil.

Cyk tenta de capter un signe de soulagement ou de fatigue dans ses traits, mais son père ne laissait rien transparaître. Relativement rassuré, il procéda à tous les réglages et baissa le son de l’enceinte au minimum, sinon les voisins allaient encore venir se plaindre. Cela faisait partie du rituel : son père protestait que le son était trop faible, il l’augmentait, les voisins râlaient à leur tour, et Cyril rebaissait le son. Le plus raisonnable aurait été de brancher les casques, mais ce n’était pas pratique de jouer en duo de cette manière.

Après un léger frisson de concentration, Cyk débuta ses croches en ré et la pour initier « Under Pressure », de Queen. Son père lui avait proposé – ou plutôt imposé – celle-ci pour qu’il travaille ses rythmiques. Cyk était un excellent élève quand il s’agissait d’apprendre la musique, il ne rechignait jamais devant un exercice musical. Taquiner les cordes et se concentrer sur ses doigts l’aidaient à se vider la tête. Pendant qu’il pensait aux notes, il ne pensait pas à autre chose, autrement dit : il ne ruminait pas.

Le quatrième art lui permettait en outre de passer beaucoup de temps avec son père. Il n’avait jamais pris un seul cours de musique de sa vie, en dehors des séances scolaires imposées. Tout ce qu’il savait, il le tenait de son père, musicien passionné, fou amoureux de sa basse et fan acharné des Red Hot Chili Pepper.

— « By the way », fils, réclama le quadragénaire impatient, il avait assez soupé de Freddie Mercury pour la soirée.

Deux légères fossettes pointèrent sous les grosses joues de Cyril lorsqu’il serra les dents et pinça les lèvres en guise de risette. Rien d’autre au monde ne lui apportait autant de joie et de réconfort que ces moments magiques entre son père, leurs instruments et le son qu’ils produisaient ensemble.

Le binôme père-fils fut interrompu par l’arrivée de la mère de Cyril dans le bureau, ils n’avaient pas entendu la porte d’entrée s’ouvrir et se claquer. Elle ne s’embarrassa pas d’un bonsoir et entra directement dans le vif du sujet.

— Alors Cyk, comment s’est passée ta première journée au collège ?

— Ça va, répondit sobrement le garçon.

Son père leva les yeux au ciel.

— Je vais faire à manger... soupira-t-il.


oOo


À table, la conversation tournait exclusivement autour de la rentrée des classes. Cyril aurait préféré parler d’autre chose, du nouveau fauteuil de son père par exemple. L’argument officiel était qu’il lui permettait de gagner en mobilité. Dans la tête du garçon, cela signifiait surtout que son père avait besoin de passer plus de temps assis, donc que la maladie était en train d’évoluer, en mal.

Le couple évitait le plus possible d’en parler devant leur fils, pour ne pas l’inquiéter. Ça ne marchait pas. Cela avait même l’effet inverse. Cyril se disait que si les choses s’aggravaient un jour, il ne serait pas mis au courant. Cette sombre idée générait des angoisses. Il se réveillait la nuit en se demandant combien de temps encore son père serait auprès de lui.

Cyk commençait déjà à ruminer devant son katsudon. Ses parents, habitués à ses humeurs maussades, mirent à tort sa ténébreuse attitude sur le dos de la rentrée. Sa mère continua de l’inonder de questions pour lui tirer les vers du nez.

— J’ai lu dans le courrier du collège qu’il y avait des clubs périscolaires. Tu vas en rejoindre un ?

— Non.

— Même pas celui de musique ? s’étonna-t-elle.

— Papa est à la maison. J’aime autant rentrer jouer avec lui.

Ses parents s’interrogèrent du regard.

Oh là. Qu’est-ce qu’ils vont me sortir encore ?

— C’est important d’avoir des activités extra-scolaires, reprit doucement sa mère.

— Bah j’en ai déjà.

— C’est important pour les relations sociales, Cyk ! Enfermé entre les quatre murs de notre appartement, ça ne compte pas. À l’école, au moins, tu te feras des amis et tu apprendras mieux qu’avec ton père.

Cyk jeta un coup d’œil à son paternel. À sa place, il aurait mal pris cette réflexion sous-entendant qu’il n’était pas un bon pédagogue, mais contre toute attente, l’homme partageait visiblement l’avis de sa compagne.

— J’vois pas pourquoi, marmonna Cyk qui commençait à se sentir aux abois.

— Cyril...

Ça pue s’il commence sa phrase par Cyril.

— Je ne suis pas un musicien professionnel. Et même si je contrôle mieux mes doigts que mes jambes, ce n’est plus aussi facile qu’autrefois. Je préfère que t’apprennes d’autres trucs, avec d’autres gens.

T’es sérieux ? Tu dis ça parce que t’es malade, parce que tu ne veux pas contredire maman, parce que ça t’embête que je rentre tôt, ou tu crois vraiment que ça va me faire du bien de rester avec les autres élèves ? Si c’est ça, ce serait très con. Tu ne peux pas être aussi bête, pa’...

— Ne tire pas la gueule comme ça.

— Tim ! objecta la mère de Cyril face au langage ordurier de son époux.

— Je voulais dire : ne fais pas la tête. Pour fêter ton entrée au collège et t’encourager, on ira t’acheter une nouvelle basse. Poehina est d’accord. Tu ne seras plus obligé de jouer sur la mienne.

— C’est décidé alors, reprit Poehina avec un sourire satisfait. Tu iras t’inscrire au club de musique jeudi, lors de la journée de présentation des clubs.

Cyk réprima un grognement.

Bien mon général…


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