Nos amies les beïtes

Chapitre 3 : L'intervention de la brigade du Raid

3011 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/08/2023 19:52

L’intervention de la brigade du Raid

 


Chaque année, la période estivale est l'occasion pour Oldie de quitter la ville plus longuement pour aller se retirer à la campagne. Et cette fois encore, petite valisette au côté, elle a affronté la marée de voyageurs à la gare pour prendre ses quartiers d’été.

Le voyage dure quelques heures jusqu’au logis où elle est gracieusement hébergée. Immuablement, elle y elle dépose sac et bagage avant de se reposer très brièvement et puis d’entendre la liste de tâches ménagères qu’elle devra réaliser.

Ce lundi-là, elle a envie d'attaquer le chantier « fenêtres » et de s'en débarrasser promptement (car elle aimerait faire autre chose de sa journée que des corvées). Elle croit qu'il suffit de laver les vitres. Première erreur ! Non. Déjà, il faut épousseter et brosser tout ce qui peut l’être tout autour. Et alors, direz-vous ? Et alors, c’est la campagne. Araignées, toiles et cocons s’en donnent à cœur joie dans les angles, les creux et sur les volets. Mais pas seulement ça, d’autres individus non identifiés, pleins d’ailes ou de pattes peuvent aussi se manifester de façon très inopportune. On les reconnait à ce qu’ils n’ont pour seule et unique motivation dans la vie que de se carapater près de vos doigts ou de vous tomber dessus et de gigoter dans vos cheveux. 

Après ces divers travaux annexes qui consistent à tout sauf nettoyer les vitres, Oldie s'occupe (enfin) de remplir une modeste bassine d'eau chaude savonneuse. Dans sa liste, figurent trois baies vitrées, cinq fenêtres de chambre, plus trois ultimes lucarnes à ferronnerie, bien prise de tête et d'un accès supérieurement mal pratique. Toutefois, grâce au concours d'un outil remarquable à manche télescopique bleu faisant éponge d'un côté et raclette de l'autre, les grandes vitres sont vite nettes et séchées au chiffon «propre-mais-toujours-dégueu découpé dans un vieux drap ».

Ne vous impatientez pas, ça vient.

A la fin, Oldie fourbue, se redresse en essayant de masser vaguement son dos et le constat tombe : elle en a marre et estime qu’elle en a assez fait pour cette matinée…

Et puis son regard glisse jusqu'à la bassine à ses pieds et elle se dit :

« Mais c'est con, il reste plein d'eau et elle est à peu près propre. Je vais pas la jeter quand même. Est-ce que je ne pourrais pas laver autre chose ? »

Elle plisse alors les yeux et lève le nez en périscope pour trouver alentour une quelconque surface qui pourrait en bénéficier. Son regard s'arrête le gros veau qui encombre le devant de la maison et un sourire naît sur ses lèvres. La voiture !

Elle a beau être quasi neuve, elle n’a jamais été nettoyée depuis un an et demi… Il y a eu d’autres choses à faire, bien sûr, mais à chaque fois qu'elle monte dedans, un mécontentement plisse sa lippe boudeuse et étreint son cœur de passagère. Tandis qu’elle grimpe dedans en essayant de ne pas se raboter le chignon ni de se faire une fracture du crâne, elle maugrée souvent (intérieurement) :

« Pfff, cette poussière sur le tableau de bord, ça coûterait quoi de passer un coup de chiffon ? Et ces tapis de sol bourrés de gravillons et de poils de chat ? Et puis l'extérieur, n'en parlons pas : pare-brise crado et chiures de piaf sur le capot ! Apparemment, ça ne dérange pas…»

Alors Oldie qui en avait pourtant marre, regarde son baquet, puis la voiture, puis re- son baquet, puis re- la voiture… Faut pas gaspiller l’eau, le département est en sécheresse… Sœurette arrivera le lendemain et elle sera sûrement heureuse de rouler faire les courses au volant d'une chariote à l'aspect moins négligé. Oldie se dit que ça lui ferait une surprise sympa. Go !

Elle empoigne sa bassine et une vieille éponge presque morte pour s’y mettre. Aimant procéder par ordre et méthode, elle entend faire le tour du véhicule peu à peu. Tout y passe : capot, blocs optiques, portières et même enjoliveurs qui, dans leur état, n'enjolivent certainement rien… Le bas de caisse lui fait de l'œil mais elle sait que son éponge ne s’en remettra pas, alors elle pose un joker. Elle n’est pas fâchée de quitter la position accroupie pour commencer l'arrière de la voiture en frottant le bloc du clignotant.

Je vous dis que ça vient...

Oldie est toute contente parce qu’elle en est à presque la moitié et que ça avance bien. Elle va pouvoir passer au pare-brise arrière qui en a bien besoin lui aussi, quand son regard est accroché par quelque chose de petit qui attire son attention, plus bas, sur la droite de la carrosserie blanche…

Une guêpe.

Elle est posée sur la partie basse du hayon bombé. En casaque noire rayée de jaune, très classique et seyante pour la saison, elle prend tranquillement un bain de soleil.

« Merde, une guêpe !... Qu'est-ce que je fais ? » pense Oldie en plissant le nez. Je la laisse tranquille et je fais l’autre côté en attendant qu’elle parte ?

Elle trouve que l’idée est très bonne. Peut-être que l’indésirable était fatiguée et qu’elle voulait faire étape elle aussi entre Tours et Bordeaux ?

« Soyons magnanimes » se dit Oldie qui emploie la première personne du pluriel comme si elle était plusieurs dans sa tête.

Et c'est au moment même où elle prend cette décision qu'elle remarque un autre détail dérangeant qui renverse en deux secondes toute sa compréhension de la situation et tout son plan d'action pour les quinze minutes qui allaient suivre...

Plongée bien droite à mi-corps dans la rainure qui délimitait le hayon, se tenait une autre guêpe tournée vers la première. Aucune des deux ne bougeait mais elles n’avaient pas l’air mortes. Interdite, Oldie cligne, à la fois un peu choquée et craintive, alors elle assène vulgairement :

« Mais qu'est-ce qu'elle peut bien foutre là comme ça, celle-là ??? Elle est coincée ou quoi ? »

Le cerveau d’Oldie, qui vient de sortir du pilote automatique dans lequel le plonge toute activité manuelle sans intérêt, lui souffle illico que c'est pas bon du tout, les moitiés de guêpes tournées dans ce sens-là. Pas bon du tout car, dans cette position, la Numéro Deux a tout l’air de vouloir sortir...

Sous l’effet d’une rapide réalisation, Oldie affiche une grimace écarquillée et bien crispée. En effet, comme l’aurez conclu aisément, toute guêpe qui sort d'un espace fermé a dû y entrer préalablement. Et à dix contre un, c’était pour faire face à la crise du logement et à la chute de la natalité…

De la bouche de sœurette, Oldie a entendu ces histoires bonnes à effrayer les enfants – les soirs d’automne, au salon, quand les araignées effrayées galopent sur le carrelage à la lumière de la télé en projetant des ombres terriblement longues… – et elle reconnait qu’elle ne les a écoutées qu’avec distance, incapable de comprendre le traumatisme (car après tout, elle avait ses propres emmerdes domestiques avec diverses mites ou fourmis). Faite d’un métal non conducteur, Oldie se sentait donc à l’abri : pas de voiture, pas de bestioles à s’occuper dedans. Jusqu'à ce jour.

L’appréhension la gagne, et même si elle aurait bien aimé faire l’autruche, son cerveau continue à balancer des SMS en continu du genre « alerte, nid dans le coffre », « nid grouillant », « plein de guêpes agressives », « risque de piqûres multiples », « choc anaphylactique », « on a un kit ? », « non, on n’en a certainement pas », « hôpital à trente bornes » …

Horreur ! Malheur ! Que faire ?

Oldie se sent prête à engueuler son cerveau qui ne fait qu’annoncer des mauvaises nouvelles, mais sans transition, il décoche un « Le Raid de l’année dernière » !  Yeux écarquillés, Oldie se dit qu’il a peut-être raison ! L’espoir au cœur, elle se rappelle combien la puissante bombonne d'insecticide Mouches et Moustiques leur avait sauvé la vie, lors de la Terrible Invasion de Mouches Dans l'Arrière-Cuisine-en-Pleine-Canicule.

– Maman ? Il reste du Raid ?

Plantée droite comme un piquet flippé, Oldie fixe l'arrière de la voiture. Au cas où les vilaines bougeraient.

Pas de réponse.

A deux mètres de là, Maman continue à fourrager une jardinière de plastique cerclée, coincée devant une lucarne en hauteur, et qui refuse de céder un pouce de terrain.

Plus fort et un ton plus pressant, Oldie réitère son appel en priant que la réponse fût « Oui, dans l'arrière-cuisine ».

– MAMAN ? IL RESTE DU RAID QUELQUE PART ?

Maman se retourne, surprise, car effectivement elle n’avait rien entendu, toute absorbée qu’elle était à essayer de déloger / déglinguer le bac à fleurs vide depuis quinze ans.

– Oui, près de la bibliothèque du salon... Pourquoi ?

– Y a des guêpes !

Pour dire la vérité, Oldie s'en fiche carrément qu'une bombonne d'insecticide se trouve sur une étagère pleine de livres où elle n’a rien à faire là, et elle fonce à l'intérieur. La foulée urgente, et tendue vers la ligne d'arrivée, elle attrape la chose métallique au vol et repart en sens inverse, portant la triomphalement devant elle comme une flamme olympique. Une fois rendue aux bonnes coordonnées GPS qu'elle vient de quitter, elle ôte le capuchon blanc et fait une passe à Maman qui lui demande la bombonne d'autorité.

Il faut savoir que Maman n'a aucune peur des beïtes genre araignées, mais particulièrement des bzotes*. Mais en cas de frelon, elle réfléchirait quand même. Sinon, elle les écrase de ses doigts téméraires, d’un coup de tapette vengeur, ou du pied. Fidèle à sa réputation, Mother the Bestiole Slayer secoue l'objet oblong et pschitte vigoureusement et longuement la zone « de la guêpe à mi-corps ».

Elle est si près que le produit s'est transformé en épaisse mousse. Normalement, ça ne devrait pas faire ça, sachez-le, car il faut le vaporiser de plus loin. Après quelques dix secondes de pschittage intensif, elle suspend son mouvement et l'incertitude s'installe. Le produit sera-t-il aussi efficace sur les envahisseuses à rayures ?

La réponse ne se fait pas attendre : le rainure se met à vomir un flot de guêpes agglutinées qui se pressent pour essayer d’échapper à la soudaine asphyxie toxique venue les assaillir. Elles glissent et dérapent sur la mousse puis tombent du haut du coffre sur le sol bitumeux, comme des traders ruinés durant la crise de 29. Il en sort, il en sort, et toutes connaissent le même destin funeste... Dès qu’elles touchent le sol, estourbies ou mourantes, Maman très motivée, les aplatit aussitôt une semelle impitoyable pendant qu’elles se contorsionnent.

Effrayée par sa témérité, Oldie tente de l'exhorter d'un ton craintif :

– Recule ! Je ne veux pas que tu te fasses piquer !

C’est surtout parce qu’elle ne saurait pas trop quoi faire, le cas échéant…

Maman n'écoute rien et piétine dur. Oldie rassemble son maigre courage et s’approche pour « finir celles qui bougent encore ». Flanquez quatre-vingt kilos sur une bestiole, vous verrez si elle remue encore longtemps...

De son côté, le hayon dégobille encore deux trois guêpes et puis se tarit. Oldie contemple suspicieusement deux guêpes immobiles, figées dans la mousse létale comme un Han Solo dans la carbonite...

On surveille. Il ne se passe plus rien.

Maman part alors pour allumer le four (qui est long à la détente) et Oldie continue d'écraser les guêpes immobiles pour plus de sûreté. Quand elle est rassurée, elle essaye de les compter car elle sait déjà qu'avec ça, elle tient le sujet haletant du chapitre trois de son recueil. Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept... Merde, celle-là, est-ce qu'elle l'a comptée ou pas ? Elle recommence du début. Après plusieurs essais, elle évalue à peu près le nombre de bzotes rayées (de la circulation) un bon 45, peut-être un peu plus. Impossible de le dire pour l'instant.

Maman appelle parce que le repas ne va pas se faire tout seul et qu'il faut le préparer. Oldie abandonne la scène de crime, sans illusion ni soulagement : elle sait que ça n'est pas encore fini.

Il va falloir ouvrir le coffre.

.

D'un commun accord, Oldie et Maman décident d'attendre deux bonnes heures avant d'essayer. Le produit est efficace, tout le monde est sans doute déjà mort là-dedans, mais elles ont eu assez d'émotions pour l'instant.

Sur ces entrefaites, Frérot arrive tout pile pour le déjeuner et nous nous empressons de livrer ce croustillant événement en pâture à la causette. Lorsqu'il entend le compte-rendu de cette épopée, il n'y tient plus. Il faut ouvrir ! (Noooon, pas maintenant...).

Heureusement, il ne sait pas trop ouvrir le coffre de la nouvelle voiture avec la clé spéciale parce qu'on ne doit surtout pas essayer de le faire à la main sinon ça casse un truc mais on ne sait plus lequel.

Oldie a déjà ouvert une fois, il y a longtemps, alors prend la clé en se disant que c’est peut-être comme le vélo.

Deux minutes d'essais se passent, à se demander pourquoi ça n'ouvre rien quand on appuie sur le bouton du milieu... Pourtant, elle a déjà fait « tourner la voiture » (i.e. le moteur), alors ça devrait marcher... Normalement, il suffit de s’approcher, et la voiture reconnait miraculeusement le porteur de la clé…

Le suspense est pourtant à son comble car dès l'instant où on aura trouvé pourquoi ça ne s'ouvre pas alors que ça devrait, il n'y aura plus d'autre choix que de faire face à l'étendue des dégâts... Le pschitt létal est prêt à intervenir mais déjà le cerveau est déjà parti loin devant. Il est en train de se demander si on trouvera un spécialiste et quand on pourrait le faire intervenir pour « enfumer » l'intérieur (plutôt que les bécasses qui n'ont pas l'habitude)...

Finalement, en désespoir de cause, Oldie appuie sur le déverrouillage centralisé, puis encore le bouton du milieu de cette foutue clé et, alléluia, la gueule du coffre s'ouvre lentement comme celle d'un fauve paresseux...

Sur la droite, on découvre deux autres cadavres de guêpes gisant près d'un truc grisâtre de dix centimètres, reposé sur une petite plateforme étroite. C’est un patatoïde alvéolé où sont nichées des larves grasses blanchâtres heureusement inanimées. Oldie fait une tête, mi-dégoutée mi-circonspecte. A l'intérieur du coffre, tout semble normal. Le nid était en fait logé dans un petit espace sous le hayon contre la carrosserie, mais la zone du coffre proprement dite était restée étanche.

Tant mieux. Spécialiste extorqueur, on barre.

Passée une minute de silence pour la paix des âmes des bzotes qui ont cherché à nidifier au mauvais endroit, Oldie et Maman regardent Frérot revenir du garage avec un long gant de caoutchouc. Avec des gestes précautionneux, il attrape le nid statufié dans la mort, sprinte jusqu'à la grille d'entrée et le jette en tir lobé pile au pied du compteur extérieur... Oldie a une pensée émue pour l'employé d'Edf qui aurait pu tomber dessus avant l’avènement du Linky... Maman proteste aussitôt. Il fallait l'envoyer hors les murs du jardin ! Peut-être pas dans celui du voisin (tout de même) mais sur l'accotement de la route (au moins).  Intérieurement, Oldie approuve l’idée générale, mais doute d’une résurrection prochaine, vu la dose que le nid a reçue. Elle a confiance, ce produit marche super bien.

.

Finalement, tout le monde rentre à la maison car « c'est cuit », terme de rappel invitant impérativement chacun à arrêter illico tout ce qu'il fait pour se grouiller de venir à table.

L’appétit pas du tout coupé, Oldie mastique, songeant rêveusement à la tête de Sœurette si elle s'était approchée innocemment, avec son lourd caddie plein de vivres, sur le parking du Super U ; avait ouvert le coffre au bouton de la clé ; et découvert... un nid plus gros et bourdonnant de vie.

Finalement, à part pour les guêpes, tout est bien qui finit bien. Personne n'a été piqué.

.


Épilogue

Le lendemain, Maman toujours préoccupée, est sortie dans le jardin pour se frayer un chemin jusque dans le coin du compteur. Il faut le vouloir parce que les rosiers griffent les malheureux aventuriers qui ont besoin d'aller par là. Elle cherche et cherche, mais revient complètement bredouille.

Le nid a totalement disparu.

 




*D'après le Dictionnaire de la citadine qui n'a pas son brevet d'entomologie : Une bzote (n. fém.) est une beïte de type bourdonnant : mouche, abeille ou guêpe. Ou tout truc non identifié qui ressemble.



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