Nos amies les beïtes

Chapitre 2 : Opération myrmidon

1288 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/06/2023 13:13

Opération myrmidon


MARDI

En début de soirée, j’ai repéré sur les scans une minuscule fourmi à côté de mon bureau. Événement de piètre importance, vous direz-vous. Que nenni…

N’écoutant que mon courage, j’essaie de la tuer « au doigt » mais, argh, elle s’enfonce dans la mince hauteur des poils de la moquette.

Qu’à cela ne tienne, je vais chercher le chausson avec le sentiment diffus de prendre une enclume pour tuer un moucheron.

Après plusieurs frappes aériennes, voilà que Fourminette trépasse enfin. Mais, en levant les yeux, je vois qu’elle avait une sœur à proximité. Pan ! Et puis une autre, et encore une ! Pan, pan ! Je fronce les sourcils car elles ont la chitine dure et que mon carnage ne va pas si promptement.

Non non non, il n’est pas question que la gent fourmilière prenne ses quartiers chez moi.

J’avais déjà connu de ces débordements dans ma cuisine en ma prime jeunesse, et puis chez mes parents, avec d’immenses fourmis volantes – ce qui fut une rude campagne mais ceci est une autre histoire).

Le terrain semblant dégagé, je m’en retourne vaquer. J’ai évité le pire.


Un peu plus tard, alors que je regagne mon dortoir, que vois-je près du tapis, cheminant en une ordonnée petite colonne clairsemée ?

Damnation ! Fourminette avait ramené sa famille ! Elle trottait à petits pas le long du bord du tapis ! A l’aise !

Re-chausson frappeur en main, je fulmine et réitère aussitôt. Pourtant, je comprends vite que je dois arrêter cette stratégie chronophage et inefficace et sortir la grosse Bertha. L’aspirateur ! Fidèle compagnon d’armes qui ne m’a jamais fait défaut contre l’ennemi…


Le transformant en canon courte portée par délestage du tuyau, j’attaque au corps la petite escouade qui part en débandade. Slurpe, slurpe, slurpe ! Le rotor implacable dévore les égarées, même celles qui tentaient de prendre le maquis sous le tapis.

Consciencieuse, j’observe bien à la lunette et j’en distingue qui s’étaient planquées contre le mur de la fenêtre à la frontière de la moquette et de la plinthe !

Ah les maudites !

Je finis le nettoyage et me redresse, avec la sensation du génocide accompli. Et farouchement, je vais ranger l’aspirateur.


L’heure très tardive du coucher advenue, je m’en retourne vers ma chambre, tournant des yeux énamourés vers ma couche accueillante… Mais, par acquit de conscience, je décide d’inspecter la zone de guerre à la torche et que vois-je ?

Depuis leur quartier général occulté, d’autres sœurs de Fourminette semblent avoir dépêché des secours pour retrouver leurs camarades perdues !

Je pousse un cri de rage et retourne chercher Bertha…

Jusqu’à ce que je réalise que j’avais beau aspirer, il ressortait d’autres petites entêtées intrépides. Mais d’où venaient-elles donc, ces satanées ? Des trous du parquet, sis sous la moquette, elle-même usée et trouée par les pieds de la planche à repasser ?

Une sueur froide me glace. Je ne peux rien contre les trous du plancher, pauvre locataire que je suis ! Alors, il faut leur barrer le passage, un point c’est tout.


Une idée germe et je fonce chercher le scotch de masquage, désœuvré depuis ma dernière opération coup de peinture.

Scratch, scratch, fait mon sauveur que je déploie pour bloquer hermétiquement l’angle mur-moquette. Satisfaite, j’étends le regard pour vérifi…

MAIS…???

Plus loin à destre, une colonne double garnie remontait au plus vite le mur sous la fenêtre pour gagner un minuscule interstice frontalier. Noires sur le mur blanc, les micro-béïtes sont l’indéniable confirmation de ma sottise et de mon aveuglement. Ce n’était pas qu’une escarmouche. L’invasion des fourminettes avait bel et bien commencé !

Deux par deux, elles se repliaient, tandis que d’autres sœurs pas encore notifiées par les transmissions phéromonales que la retraite avait sonné, créaient un petit embouteillage autour de la brèche où elles tournaient indécises…

A moi Bertha et le Colonel Scratch !

La solution est là.

J’aspire et j’occulte aussitôt le trou d’un fin film blanc qui sera leur linceul. Ha ha ha ! Victoire !

J’en vois d’autres, une demi-douzaine au plus, qui cavalent dare-dare en direction d’une autre issue discrète sub-fenêtre, plus à l’Est.

Scratch !

Un dernier coup de Bertha au sol et je m’arrête, prenant pitié de mes voisins à qui j’impose ces grandes manœuvres militaires nocturnes…

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MERCREDI

Cette nuit-là, je le confesse, j’ai mal dormi, d’un sommeil léger entrecoupé de cauchemars. Mais je devais me lever tôt le lendemain et résister à l’envie fréquente de savoir si mon barrage tenait.

Au son du strident clairon matinal, je me lève d’un bond et chausse mes lunettes…

Vision d’horreur. Le scotch est noir de cent fourmis obstinées qui se sont agglutinées et enfoncées tête la première dans son dos collant. Sur la droite, l’autre issue secondaire n’a que quelques mortes.

Terrible destin qui est le leur.

Avant de partir, je rappuie bien pour encourager le Colonel à tenir sa position jusqu’à mon retour. Je m’en vais travailler tout le jour, guère tranquille.


Lorsque je reviens sous la tente de commandement, je constate que l’incommensurable ténacité de la sororité myrmidone a encore frappé. A son tour, le second orifice est noir d’une centurie de fourmis bloquées par le voile blanchâtre de la mort.

Scratch faiblissant me demande des renforts et je les lui accorde sans hésiter, avec une seconde ligne de défense pour soutenir la sienne.

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JEUDI

Au matin, la brèche de droite est encore plus noire mais Scratch a tenu bon.

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VENDREDI

Le front semble calme, mais me dois d’inspecter les tranchées désormais vides. La peinture laisse apparaitre de fines fissures toutes proches des passages empruntés par les cohortes et à l’Ouest, un canyon bée en éventrant la peinture pourtant épaisse du mur extérieur. Quoique éloignée de soixante bons centimètres, cette crevasse est préoccupante. Si l’ennemi la découvre, c’en est fait de moi !

Hardi !

Sac en plastique bâcheur, pinceau resté souple et porte-pinceau vieilli mais encore bon pour le service, accompagnent le pot de peinture blanche réserviste caserné dans la cuisine. Sur mes ordres, il est aussitôt héliporté jusqu’à la zone sinistrée par un gros porteur modèle Oldie 52. Là, c’est l’opération colmatage et barbouillage qui débute promptement.

Je n’ai pas osé peindre sur la défense du Colonel Scratch pour masquer l’hécatombe toujours visible en transparence.

En mon for intérieur, je me questionne déjà. Quand pourrais-je considérer que la voie est sûre pour démobiliser et rapatrier Scratch, avant de lancer une nouvelle intervention finale du génie civil sous la direction du major Colmatt et assisté du sergent Blanc ?

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SAMEDI

Depuis, je retourne au front, avec une pensée pour Fourminette l’éclaireuse ayant entraîné la mort de ses congénères…

Mais notre stratégie nationale est claire : nous ne tolérerons aucune incursion à visée expansionniste ou même alimentaire, sur notre territoire.

Dès lors qu’elle franchit nos frontières, toute bonne béïte est une béïte morte.

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