Nos amies les beïtes

Chapitre 4 : Oldie et le scarabée terrassé

3987 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/08/2024 17:31

Oldie et le scarabée terrassé

 


 

L’information était tombée dans la plus totale indifférence.

 

C'était par un beau mercredi matin vers huit heures et demie. L’astre du jour dardait des rayons éblouissants déjà prometteurs d’une chaude journée. Les yeux dans le vague, Oldie moins rayonnante, échevelée, dormait à moitié assise à la table de la cuisine, mastiquant une tartine sans conviction. Et ce fut là qu’elle avait entendu sa mère pour sa part bien réveillée, s’écrier – et comme si l’affaire était d’importance :

— Oh, Shana a trouvé un scarabée ! Elle joue avec…

 

Un sourcil fataliste haussé pendant une seconde, un soupir, une autre bouchée mécanique… Oldie savait qu’elle vivait sous le même toit qu’un prédateur. A chaque fois, il était question d’un nouveau carnage, perpétré par le monstre furtif à la patte curieuse, aux griffes acérées et dont les crocs méritaient les deux mêmes qualificatifs. La récurrence de cette cruauté ordinaire avait fini par assommer sa sensibilité et son empathie. Elle ne soulevait plus guère qu’une fugace émotion, trahie par une micro grimace de quelques centièmes de secondes. Cal Lightman ne l’aurait pas ratée.[1]

 

Mais à la vérité, cette déclaration faisait hélas suite à une litanie de :

« Oh, la chatte a attrapé une jolie libellule, elle est en train de la bouffer sur la terrasse ».

« Oh, la chatte a attrapé un petit lézard pour jouer. Attends, je ne le vois plus sur la terrasse, j’espère qu’elle ne l’a pas fait rentrer dans la maison », suivi quelques heures plus tard par un « Maman, on a retrouvé le lézard, il grimpe sur le mur de la télé… ».

Ou encore « Oh, la chatte a attrapé un oiseau. Tu sais, un cou-rouge. Il se débat. Elle a des plumes plein la gueule », suivi quelques heures plus tard par un très appétissant « Bah, tu sais, elle n’a rien laissé… Elle a bouffé même les os. ».

Et là Oldie se souvient d’avoir marmotté alors un terrible et sarcastique :

— C’est ça. Bah, ça va lui faire du calcium ! ».

Car si elle avait une répugnance spontanée et viscérale pour les Beïtes, Oldie n’aimait pas trop que la terrasse soit systématiquement devenue le champ de Mars et le pré carré des massacres triomphants des félins sur les petits animaux.

 

Mais la fatigue était venue et avait vaincu. Je suis Courbature. Plus de place pour ni penser ni s’émouvoir.

Ses muscles qui ne servaient surtout jamais outre mesure lui criaient qu’elle avait été folle de laver la voiture (en espérant ne pas y retrouver un nid de guêpes)[2] et puis de s’attaquer à la moitié des baies vitrées et des stores – recto verso – sans aucune préparation physique préalable. Niveau échauffement, elle n’y entendait rien, vu qu’elle n’aime pas le sport. Elle pensait que vu la température ambiante, c’était suffisamment « échauffé » comme ça.

 

Si d’aventure, noble lecteur assidu, vous en veniez à penser que les étés d’Oldie se ressemblent et se déroulent selon un planning immuable, si vous pensiez même que cette routine du dernier barbant n’a certainement rien de pittoresque et ne mérite nullement d’être contée, sachez juste qu’elle est d’accord avec vous.

D’ailleurs, elle projette de récurer les joints du carrelage à la brosse à dents, l’an prochain. Ils sont dans un meilleur état qu’il y a deux ans mais l’entropie de la crasse existe. Et pourtant, elle ne figure dans aucun manuel de physique-chimie. Et on dit que la science progresse !

 

Bref. Vitres et stores. Oui.

N'écoutant que sa témérité et malgré les alertes SMS de son cerveau – « Fais pas ça… Fais pas ça, il fait trop chaud… J’te dis que tu vas pas tenir cinq minutes, ce côté de la terrasse est en plein cagnard… Voilà, le store blanc te nique les yeux et t’as même pas pris tes lunettes de soleil » – Oldie avait ressorti son fidèle allié le Seau d’Eau Savonneuse, son Éponge à Demi-Flinguée au seuil de la déliquescence et sa Raclette en Pleine Forme.

.

« Mais… les fenêtres c’est déjà bien. Pourquoi laver les stores en plus ? » la couperez-vous.

 

Parce que dix années d'incurie (au bas mot), voilà pourquoi.

Exactement comme pour les joints du carrelage. Je puis vous assurer sans mentir que la poudre de bicarbonate et l’alcool ménager n’ont produit aucune espèce d’effet psychotrope, même à prise régulière. Peut-être un effet bad trip, à la limite.

 

Si vous me permettez cette parenthèse, les coins des stores sont une mission tout à fait pertinente. Ils s’inscrivent à la perfection dans la thématique de ce recueil d’entomologie car souvent habités de bestiarum cadavera dessecta ou beïtes mortes, en langue vernaculaire. Soit qu’elles fussent à finir leur vie de nymphe grasse au bord de la transmutation, soit qu’elles en fussent à finir leur vie tout court, emmaillotées dans les soies fatales d’une araignée. Une vision si bucolique…

 

Préalablement, Oldie « dépoussiéra » donc les candidats avec une brosse à manche long – histoire que rien d’affolé ou de grouillant ne lui tombe dessus pendant l’opération…

Au bout de cinq minutes, Oldie pensa :

« ‘tain, c’est vrai qu’y fait chaud, hein ? ».

 

Mais par pur orgueil, elle continua à s’activer le plus vite possible, avec force haussement sur la pointe des pieds et mouvement ridicule du bras droit, à la limite du déboîtement de l’épaule.

« Ouh, la vache. C’est officiel. Il fait vraiment chaud, là... Mais si je pouvais finir ça, ce serait cool car cet aprèm, ce sera pire. »

Et Oldie continua, aiguillonnée par l’espoir de pouvoir se reposer sous la clim après le déjeuner. Et pendant qu’elle frottait et frottait en utilisant énergiquement le côté vert de l’éponge qui s’émiettait inexorablement entre ses mains industrieuses, elle se sentit accompagnée par un bourdonnement intermittent spectateur.

Elle stoppa pour s'essuyer le front et la moustache en pestant :

Oh non, je dégouline maintenant. Dire que j’étais propre et fraîche il y a une heure.

A quoi elle s’entendit répondre par un fort malvenu Bzzzeu bzeu bzeu ueuuu.

 

Déjà largement échaudée par la perception de subreptices bourdonnements et cette fois pleinement échauffée, Oldie tourna la tête en tous sens pour découvrir une bzote[3] de couleur foncée lui tournant autour. Elle la chassa en maugréant et se remit à frotter comme si sa vie en dépendait – car c’était probablement le cas, comme l’avait signalé « Monsieur-je-sais-tout » aka le cerveau.

 

Comme les lunettes pour la courte vue d’Oldie n'arrêtaient pas de glisser sur la surface aquaplanante de son nez, elle avait jugé prudent de les retirer, pendant qu’elle s’activait sur une fiente de pigeon incrustée. La tache semblait avoir corrodé en profondeur le rideau pétrochimique appelé PVC (pour Putain de Volet à la Con, en langue vulgaire). En effet, point n’était besoin d’aller briser ses bésicles sur la funeste terrasse sans aucun praticien lunetier à moins de quinze lieues, sans ordonnance pour spécifier le niveau de bigleuserie, et seulement moultes carrosses dispendieux pour faire quatre courses pour y aller et en revenir. Mais je ne vous apprends rien, noble lecteur, vous savez déjà qu’il convient d’appeler cette enchanteresse thébaïde à la quiétude impitoyable… un trou paumé.

 

La pulpe des doigts toute fripée, Oldie continua sa besogne de souillon en admirant l’eau se faire marécage à vitesse exponentielle à peine l'éponge trempée dedans. Et, lors d’un essorage dégouttant, elle se demanda fort philosophiquement si l’eau sale – même savonneuse – conservait empiriquement un quelconque pouvoir lavant.

Un docte et goguenard bzeu bzzzzeu bzeuu lui répondit.

Poings sur ses reins endoloris, elle leva finalement le nez pour chercher du regard qui s’était permis d’émettre un tel commentaire et aperçut une bzote, trop couarde pour assumer ses propos, la contourner rapidement, allant chercher refuge sous une tuile.

 

Oldie plissa les paupières en vain, tandis que le vil Monsieur-je-sais-tout lui susurrait un très sournois « Tu reconnais ce vol, hein ? Ces petits mouvements circulaires sinueux, nonchalants et ivres… ». Elle se contenta d’afficher une macro expression bien pincée.

Avec une mauvaise foi remarquable, elle exécuta souplement la posture dite de la tête dans le sable, et refusa l'évidence car « la charpente venait d’être traitée ». Il insista.

« Et tu ne trouves pas que c’est une fournaise, maintenant ? Une petite pause à l'ombre peut-être, un verre d’eau fraiche ? »

En toute honnêteté, elle trouvait que le cerveau avait déjà raison lorsqu’il l’avait dit dix minutes plus tôt, soit au moment où elle avait commencé.

Mais par principe, elle s’obstina. C’était presque fini, et elle n’était pas une mauviette.[4]

 

Elle s’attaqua derechef au store à demi-lessivé qui séchait en dix secondes et entendit bien vite des bzz souligner tous ses gestes. Elle se sentait épiée par une présence invisible. Elle serra les dents et pressa l’éponge. Encore une latte. Une autre latte. Encore une autre...

— Bon. Petite pause, ouais ?

 

Même sans lunettes, elle dut se résoudre à concéder le point à Cerveau, quand en contemplant son œuvre, elle distingua une belle brune corsetée à la peau de velours, entrer dans un tube perpendiculaire tout en haut du store. La pauvre Oldie en ignorait la fonction mais elle lui en voulait déjà amèrement d’exister.

« Et ça, là, sur cette tigette bizarre, on dirait bien un embryon de nid, non ? » Elle détestait quand Cerveau avait raison.

Et comme pour abonder dans son sens, une seconde congénère ailée vint tournoyer bruyamment autour de la consternation d’Oldie.

— Oh merde de merde de merde, non ! Pas encore ! Re- des guêpes ?

 

Pourtant, contre toute attente, Oldie hésitait inexplicablement face à une situation qui n’aurait pas dû faire débat, puis elle serra les mâchoires et l'éponge, pour finir par s’arc-bouter sur un étonnant :

— Et si je finissais vite le bas en travaillant accroupie ?

Elle était Ténacité.

(Khof, Entêtement, toussa le cerveau).

 

En réalité, elle connaissait fort bien ses limites et savait que si elle s’arrêtait maintenant, rien ne saurait l'inciter à terminer plus tard.

Avec méfiance, recuite, essoufflée, mourant de chaleur, elle acheva son lessivage malpropre en surveillant le coin haut gauche…

… ce qui lui donna la possibilité de voir inopinément une créature toute pareille à la première entrer dans le tube… de droite.

— Rhhhhaaaagh ! fit Oldie.

Elle lâcha l’éponge et recula prestement. Ces beïtes maudites !

 

Après trente secondes de réflexion, en constatant les coulures qui re-salissaient le store, séché trop vite par les 42° qu’il devait faire, face à deux surfaces réfléchissantes, Oldie s’élança soudain à pas déterminés vers le tuyau d’arrosage.

Sur le papier, ça semblait une bonne idée. Je vous passe la façon dont elle batailla pour brancher le tuyau et faire fonctionner le robinet qui ne faisait rien ni dans un sens ni dans l’autre ; se battit avec les plis agaçants du facétieux aqueduc ; et se planta devant le store, la mine farouche, avec l’intention de faire d’une pierre deux coups.

Rincer… et noyer.

Je vous passe aussi pudiquement le tragicomique d’une situation où le serpentin vert rétif ne pissa au final qu’un jet fort peu glorieux qui lui arrosa surtout les pieds et à peine le milieu du store, et encore.

Et je m’en vais vous épargner la fin de cette introduction aux digressions frustrantes et dont la conclusion fort prévisible fut :

— Maman, est-ce qu’il reste du Raid ?

.

.

A ce stade, ô mon indulgent et patient lecteur, vous devez vous demander pourquoi je narre par le menu cette épopée qui semble être tout bonnement le second et piètre volet de “La brigade du Raid” de l’an dernier. Car de toute évidence, le gros du texte n'a rien à voir avec son titre.

Parce que c’est important pour la chute.

Au fil des chapitres de ce recueil, notamment lors du premier d’entre eux, vous aurez compris qu’Oldie, à l'instar de nombreux autres mammifères, était essentiellement territoriale. « Ceci est ton espace, ceci est mon espace » avait expliqué Patrick Swayze dans Dirty Dancing. Elle estimait que leur espace, tout ce qui s’étendait à perte de vue hors les murs, était suffisamment vaste.

Certes, vous l’avez déjà lue lancer des slogans pas toujours spirituels comme. « Toute bonne beïte est une beïte morte » ou « La biodiversité oui, mais pas sur ma moquette ! ».

Mais elle n’avait pas pour but ni mission de les exterminer, elle ne se vautrait pas par principe dans une pointilleuse vendetta insecticide.

Elle reconnaissait que certaines espèces étaient gentilles (comprendre “non piquantes et / ou venimeuses”) mais qu’elles pouvaient causer, même sans cela, une grande frayeur viscérale.

Pour peu qu’elle ne fût pas en infériorité numérique, il advenait que chaque rencontre létale instillait également chez elle une forme de culpabilité latente. Car parfois Oldie se souvenait qu’il fallait avoir bon cœur et être bienveillant envers les plus petits et les plus faibles que soi.

Elle ne pouvait s’empêcher d’y penser après avoir gazé deux ou trois pauvres guêpes avec le sentiment que c’était disproportionné. Et qu’en plus, techniquement, elles étaient bien dehors…

Et c’est donc dans cet état d’esprit que l’épisode suivant survint.

 

Pour se remettre de ses émotions, à l’heure où certains n’ont d’autre objectif qu’une sieste postprandiale, Oldie se posa sur une chaise fort inconfortable de la table du séjour. Malgré les apparences, elle n’était pas suicidaire et désirait attendre que la chaleur baisse pour finir les fenêtres et d’autres sympathiques corvées qui ruineraient pour soixante-douze heures tout bénéfice de ce qu’on ose appeler au travail « un jour de repos ».

Sa précieuse tablette en main, elle entreprit de relire et d’avancer un chapitre en tapant d’un seul doigt, en hâte, car elle savait que ce plaisir n’allait pas durer. Juste le temps que son cerveau soit chaud et tous les voyants au vert, en fait. C’était en général à ce moment-là qu'elle était interrompue.

 

Aussi écrivit-elle, encore et encore, peut-être une ou deux pages quand elle s’arrêta net à la fin d’un paragraphe. Pour la suite, elle avait besoin de réfléchir.

 

En levant les yeux qui vaguèrent spontanément vers l’omniprésente terrasse, elle distingua une petite chose noire et un peu brillante d’environ deux centimètres, qui contrastait violemment avec le blanc des dalles de pierre claire toujours éclaboussées par un soleil massivement azimutal.

 

Elle chaussa ses lunettes. Le nez au carreau, elle se dit que la chose noire semblait être un insecte à l’envers qui pédalait frénétiquement sur le dos les pattes en l’air.

 — Mékestèk struc, encore ?

Aussitôt, le cerveau qui avait arrêté sa bouderie répondit « Un scarabée ! ». Oldie arrondit les yeux.

— Euh… LE scarabée ? Celui que la chatte avait tué ce matin ?

Le cerveau se tint coi, mais d’un silence qui aurait signifié en réalité « Peut-être bien ».

Abandonnant la rédaction de son chapitre pour cause de fesses endolories, Oldie alla ouvrir la baie et se faufila en refermant vite. Car l'engeance de Belzébuth, les mouches, n’avaient de cesse de vouloir rentrer, pendant que le commun des mortels voulait sortir et que celui des monstres moustachus et griffus, hésitait systématiquement sur le seuil.

 

Elle s’aventura et découvrit effectivement la pauvre beïte sur le dos. Grande comme une phalange, la chitine plus noire que l’ébène, elle était à moitié alanguie sur une haie de mauvaises herbes interstitielles et tricotait des pattes comme si sa vie en dépendait.

— Bah, petit père ! l’interpela Oldie en manière de sympathie. Qu’est-ce que tu fais là comme ça, au beau milieu de rien ?

L’insecte pédala plus fort et plus inutilement.

Manifestement, il n’arrivait pas à se retourner, gourdasse.

 

En son for d’exterminatrice réticente et occasionnelle, Oldie voulut aussitôt croire qu’il s’agissait du même individu rescapé du duel matinal avec la chatte.

 

D’abord parce que cela faisait une belle histoire. Et quelle scribouillarde aurait-elle été si elle n’avait pas su reconnaître une belle histoire quand elle en croisait une au détour d’une terrasse ?

 

Ensuite parce que, prise dans un flashback trop récent pour être montré en tons sépia, elle avait remembrance d’un autre épisode estival antérieur où elle avait eu peur d’un beau scarabée. Un ingénu qui crapahuta nuitamment dans sa chambre, au pire moment de grande vulnérabilité où elle se déshabillait pour aller dormir.

Erreur fatale.

Oldie avait appelé sa mère qui avait sentencieusement dit : 

« Je crois que c’est un scarabée, c’est pas méchant ».

La fan d’égyptologie en fut grandement soulagée. Et au moment où elle voyait passer devant les yeux de son imagination maintes statuettes polies évoquant le Sisyphe local, poussant quotidiennement la sphère solaire au coucher du jour pour la faire réapparaitre au matin ; au moment où elle méditait déjà sur la symbolique spirituelle à décrypter derrière cette rencontre fortuite… Shpaf !

Motherator la Sans-peur qui attrapait les beïtes à mains nues pour les lancer dehors… avait aplati le pauvre hère d’une vigoureuse semelle !

Oldie en était restée choquée, bouche ouverte et bras ballants, tandis que Maman ramassait soigneusement la crêpe de scarabée avec une feuille de Lotus rose… double épaisseur.

« Mais… avait bredouillé Oldie interloquée. Tu venais de dire que ce n’était pas méchant ?!?! »

 

Voilà le film qui tournait sur l’écran de sa triste mémoire pendant qu’elle contemplait ce petit frère infortuné qui semblait perdre des forces à vue d’œil.

— Oh non ! s’affligea-t-elle. Avoir survécu à la chatte pour mourir ainsi d’un coup de chaud, cuit dans son jus dans un four solaire à la pierrade ? C’est beaucoup trop triste ! Allez Scarabée ! Meurs pas ! »

Oldie se plaça entre le soleil et lui pour lui faire de l’ombre. La patte faiblissante, Scarabée ne bougeait presque plus – que ce soit parce que la vie quittait son petit corps à la carapace somptueuse ou parce que la sentant approcher toujours plus près, il faisait pragmatiquement le mort. Tactique qui lui avait peut-être sauvé la vie avec la chatte.

 

Mais pour sa part, Oldie était sûre qu’il allait mourir s’il restait comme ça. Vite, elle alla chercher une brindille avec laquelle elle entreprit de le tapoter sur le côté dans l’espoir qu’il donne signe de vie et de le retourner face au sol.

Après plusieurs infructueuses tentatives, elle parvint enfin à le remettre d’aplomb mais, hélas, Scarabée ne bougeait plus. Une de ses antennes pendit mollement comme pour un dernier adieu.

« Noooon ! » pensa-t-elle.

Comme d’autres veulent pratiquer un massage cardiaque dans l’espoir qu’un mort se remette à vivre, Oldie continua à lui faire de l’ombre au mépris d’un risque d’insolation et à lui chatouiller le côté en l’encourageant de la voix.

Au bout de trop longues secondes, Scarabée esquissa un petit plié d’antenne.

— Oh et si la chatte lui avait cassé quelque chose? s'inquiéta-t-elle.

Comment allait-il s’en sortir dans la nature avec d’éventuels membres en moins ?

Ignorant ces considérations qui vendaient peut-être la peau de l’ours, l’insecte aux brillantes élytres d’obsidienne déplaça très lentement une patte, puis une autre. Il n’était donc pas tout à fait mort et semblait groggy, hésitant, entrecoupant ses autotests de fonctionnement général par des pauses au suspense insoutenable.

 

Un sourire fleurit sur les lèvres d’Oldie quand elle le vit commencer à progresser prudemment. Au cas où sa présence ombrageuse lui aurait fait peur – ce qu’elle pouvait on ne peut mieux comprendre – elle recula.

Scarabée avança à meilleure allure vers une ligne de mauvaises herbes qui lui auraient fourni une bien maigre protection solaire de toutes façons et, en petit téméraire, il tenta un passage en force.

Les yeux ronds et le cœur anxieux, Oldie sentit venir le désastre quand elle le vit chevaucher maladroitement d’épaisses ramures ; en équilibre précaire, il manquait de verser à chaque mouvement... D’un instant à l’autre, elle s’attendait à le voir lâcher la mauvaise herbe et se re-retrouver sur le dos…

La brindille levée, Oldie soupira.

— Ah bah si ça se trouve, Darwin avait raison. The survival of the fute-futest…[5]

Mais contre toute attente, Scarabée au prix d’un effort sur-scarabéen, franchit la ligne de crête de la mauvaise herbe et s’élança au galop dans le désert de Gobi de la terrasse.

— Eh bien mon conneau, murmura Oldie attendrie en jetant sa brindille, tu pouvais pas faire le tour, non ?

 

Puis, elle fit une prompte retraite à l’intérieur de la maison, surveillant encore quelque instants son avancée, gravant dans son esprit l’épopée du fier Scarabée, blouseur de chat désœuvré, survivant de la cuisson sur pierre, triomphateur de la malezerbe, marathonien de la terrasse brûlante en solitaire.

Il s’en allait, cherchant sans doute à gagner le pâturage du jardin, loin au-delà de son horizon.

Cinq minutes après, il avait parcouru presque la moitié. Il était en bonne voie de finir son périple.

Oldie sourit d’un air satisfait et rêveur.

Ce jour-là et même si une fois n’était pas coutume, elle avait sauvé une beïte.

 

 

.°.



Notes


[1] Cal Lightman est le personnage principal de la série "Lie to me", mettant en scène un spécialiste des micro expressions faciales. C’est utile pendant l’enquête menant éventuellement à une inculpation, ou pendant la tenue d’un procès où cette connaissance lui permet normalement de détecter quand un juré ou un accusé ment.

[2] Cf. le chapitre « L’intervention de la brigade du Raid »

[3] Pour mémo : barbarisme pseudo enfantin désignant divers insectes bourdonnants.

[4] En de très rares cas toujours exceptionnellement mal à propos, Oldie fait sienne la devise du sieur Marty McFly « personne ne me traite de mauviette ».

[5] Darwin a surtout dit « The survival of the fittest ».

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