À toute épreuve
Chapitre 13 : Au nom du père, du fils et du rock’n’roll
2155 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 17/04/2023 08:03
Musiques :
Guess Who Is Back - Kumi Koda (https://www.youtube.com/watch?v=M-ROgEvfkqE)
In The Air Tonight - Phil Collins (https://www.youtube.com/watch?v=YkADj0TPrJA)
~Alexis Johnson~
Samedi matin. La porte de ma chambre tremblait sous les hurlements des haut-parleurs du salon. Le son était tellement fort que j’avais l’impression de revivre la scène de la boîte de nuit, lorsque j’avais rejoint Lana il y avait plusieurs semaines déjà. Je me revoyais, comme si je venais de plonger dans les fonds marins : la vue troublée par l’obscurité, l’ouïe défoncée par la pression des basses, l’odorat submergé par l’humidité, le toucher noyé par ma propre sueur, et le goût salé sur mes lèvres. Plus jamais…
Enfin. La bonne nouvelle c’était que mon foutu cœur ne dysfonctionnait plus autant quand son image m’éclatait en pleine figure. D’ailleurs, elle hantait moins mes pensées, même si j’aurais voulu qu’elle s’éloigne de mon esprit aussi rapidement qu’une vague qui efface un nom écrit sur le sable. Au fond, mes sentiments pour Lana étaient toujours là, toujours vrais, mais quelque part dans cette bataille acharnée entre l’amour et l’amitié, ma raison semblait gentiment vouloir se positionner dans le deuxième camp. Je m’étais fait à l’idée que je ne serai pas celui qui deviendra un jour son petit ami. Ni aujourd’hui, ni demain. Ni jamais…
Les paroles totalement incompréhensibles et le rythme électrique qui s’échappaient de la sono commençaient sérieusement à me taper sur les nerfs. On aurait dit que, déjantée comme elle était, Lola avait organisé une fête tôt le matin – trop tôt pour un samedi, mais pas inconcevable pour elle – sauf qu’elle s’était expatriée chez son nouveau copain pour le week-end. Je m’extirpai alors de mon lit, attrapai un jogging et un sweat que je mis en vitesse, et descendis les escaliers après un rapide check à la salle de bain. Mes tympans semblaient prêts à exploser et mon cœur ne devait sans doute plus battre de lui-même, mais grâce aux vibrations. La playlist collait exactement à ce qu’Aria écoutait depuis quelque temps – un mix de J-Pop / J-R’n’B –, mais elle et ma mère avaient également déserté l’appartement pour profiter d’un séjour mère-fille.
Ne restait plus que…
Mon père. Dans la cuisine. En pleine session improvisée de chant, de danse et d’apprentissage de la langue japonaise, un bol entre les mains, dont le contenu se renversait plus qu’autre chose. En un mot : l’anarchie.
— Mais tu fous quoi ?!
Ma voix n’était pas assez puissante pour couvrir la musique. Aussi, j’agitai les mains pour attirer son attention et mimer ma question. Semblant remarquer ma soudaine présence, il baissa aussitôt le volume – et mon Dieu que je lui en étais reconnaissant ! – et me dévoila la poêle posée sur une plaque en vitrocéramique, avec un sourire beaucoup trop fier.
— Pancakes !
Je baissai les yeux : le plan de travail recouvert de farine, de coquilles d’œufs et de flaques de lait était en effet la preuve ultime. Je me pinçai l’arête du nez, puis expirai calmement.
— Bordel, sérieux… Et c’est quoi cette musique ?
— Aria a oublié sa clé USB dans la stéréo, alors je m’suis dit qu’ça pouvait être sympa d’écouter un ou deux morceaux pendant que j’te préparais le p’tit déj’.
— Depuis quand tu…
Mais il ne m’écouta plus, fit péter le son à nouveau. D’un mouvement fluide, il entama quelques pas en back-slide, pivota, et, d’un geste théâtral, ouvrit un des placards pour s’emparer de deux assiettes. Finalement, il glissa jusqu’à moi, me les tendit et fredonna au tempo de la chanson :
— La table, s’te plaît.
J’avais encore la possibilité de faire demi-tour, remonter dans ma chambre, m’y enfermer et rester sous la couverture, jusqu’à ce que ma mère ou Lola finisse par rentrer. Sauf que je risquais bêtement de mourir asphyxié d’ici là. Je soupirai lourdement, saisis la vaisselle nonchalamment, des couverts et regagnai la salle à manger. Je n’avais même pas l’énergie de commenter quoi que ce soit.
Et le week-end ne faisait que commencer…
***
Dire que mon père adorait la musique était un euphémisme, ça allait bien au-delà de ça. Il avait passé sa jeunesse à gratter les cordes de sa guitare, écrire des partitions et composer des chansons, jusqu’à se produire sur la scène de nombreux bars, ou même participer à des concours de musique avec son groupe de l’époque. Jamais il n’avait atteint la réputation dont il avait tant rêvé, mais ce qui lui avait réellement importé, c’était de pouvoir s’exprimer au travers de sa voix, d’une mélodie et d’accords. Pendant longtemps, il avait vécu de sa musique comme un musicien lambda. Elle faisait partie intégrante de sa vie, de lui, à tel point qu’il avait appris à ses enfants à lire le solfège avant l’alphabet, et à jouer d’un instrument plutôt qu’avec de banals jouets. Au final, il nous avait contaminés tous les trois : Lola s’était mise à souffler dans un saxo et Aria dans une flûte traversière, tandis que moi, j’avais préféré faire courir mes doigts sur les touches d’un piano.
Les Johnson avaient une âme d’artiste, propre à chacun, mais la musique était ce qui nous faisait le plus vibrer. Le rock, le jazz, la pop, l’électro… tout y passait, selon les goûts et les humeurs. Les quatre murs du duplex avaient entendu de tout, y compris des concerts privés familiaux – même si ceux de piano n’étaient plus au programme depuis que tout était parti en live avec Sacha, et que Lola avait également dû décrocher lorsque ses cours à l’uni étaient devenus trop accablants.
— Le registre musical te convient mieux ?
Mon père réapparut de la cuisine, agitant la télécommande de la chaîne Hi-Fi dans sa main, comme s’il venait de faire un tour de passe-passe. La cadence dévia et devint plus douce, plus lente, suivie d’une série d’accords prête à générer une explosion d’émotions. La chanson In The Air Tonight de Phil Collins bruissait dans les enceintes dans une symphonie de notes légères. Une nuée de frisson dégringola le long de mon échine : je devais avoir à peine quatre ans lorsque j’étais tombé amoureux de ce morceau, plus particulièrement après avoir été percuté par l’intensité crescendo lors de la séquence de batterie. C’était comme si à cet instant précis, ma fréquence cardiaque s’était calquée à la puissance de cette rythmique. Dadam dadam dadam dadam da dam.
Je ne pus m’empêcher d’afficher un sourire entendu à mon père. Finalement, s’il l’avait minutieusement choisie, c’était parce qu’il l’adorait tout autant que moi.
— Ouais, ça m’va.
— Parfait. À table alors !
***
Une pile de pancakes se dressait devant moi, penchée à la façon de la tour de Pise et dégoulinante de sirop d’agave. Je déglutis. Non pas que je salivais à la vue de ce plat alléchant, mais il était de notoriété familiale que mon père ne savait absolument pas cuisiner, du fait qu’il avait tendance à surdoser les ingrédients, ou en inverser certains – un peu comme Lola, alors qu’elle n’avait jamais les bon aliments… D’autant plus que l’état de la cuisine m’inspirait encore moins confiance : on aurait dit que c’était plutôt Aria qui s’était attelée à préparer le petit déjeuner, ou qu’un ouragan était carrément passé par là. En fin de compte, peut-être que mon week-end allait s’achever d’ici quelques instants. Et ma vie aussi, par la même occasion…
Manque de chance, mon ventre lâcha un énorme gargouillement qui n’échappa pas à mon père. Il ancra ses yeux bleus dans les miens, joignant ses deux mains devant lui.
— Promis, je m’suis donné d’la peine cette fois-ci. J’ai suivi la r’cette à la lettre, t’as rien à craindre.
— Et la prière c’est pour quoi ? Que j’aille au paradis au cas où j’meurs ?
Il haussa les épaules, puis ébouriffa ses cheveux châtains tout en se raclant la gorge.
— On sait jamais… Ta mère me tuerait si elle apprenait qu’t’aies fini en enfer parce que j’t’ai empoisonné.
— Sérieux, papa ?! Et c’est censé m’rassurer ?
— Oh ça va, j’rigole ! Tiens, j’vais goûter en premier, comme ça tu s’ras fixé.
Sûr de lui, il s’empara de sa fourchette qu’il enfonça dans le moelleux d’un pancake, puis en découpa un morceau qu’il expédia direct dans sa bouche.
Silence. Suspens. Même Phil Collins s’était tu. On n’entendait plus que le son de la mastication qui n’avait rien d’harmonieux à mes oreilles.
— Mmm, délicieux !
C’était… comique. J’avais l’impression de retourner des années en arrière, quand j’étais gamin et qu’il essayait de me faire croire que les poireaux que j’avais dans mon assiette étaient excellents, alors que j’avais horreur de ces trucs.
— Tss, t’es ridicule…
— Et toujours en vie, comme tu peux le constater ! Bon vas-y, à ton tour maintenant.
Un regard.
Une goulée d’air.
Ma fourchette.
Le pancake.
Ma bouche.
Et puis…
— Mais c’est dégueulasse ton truc !!!
— Ouais, j’avoue…
— Quoi ? Tu t’fous de moi ?! Tu viens de m’dire que ça s’bouffait !
— J’avais juste envie d’voir ta p’tite tête de mec constipé. T’y as vraiment cru ? Genre, comme quand t’étais gosse ?
— Non mais t’abuses, sérieux ! Et pourquoi moi j’l’ai pas vu ta tête de constipé ?!
— Ça Alexis, c’est c’qu’on appelle simuler. T’apprendras quand tu… enfin bref. Je crois qu’il doit rester des p’tites crottes de lapin dans le placard.
J’aurais pu me gifler. Il me désespérait.
— Des Nesquik tu veux dire ?
— Oh ? C’est pas des Chocapic ?
Je désespérais. Assurément. Définitivement. Incontestablement.
— Oublie... Tu sais quoi ? Vaut mieux que j’m’occupe du repas de ce soir, ça nous évitera de nous retrouver à l’hosto pour une intoxication alimentaire.
— J’ai encore mieux : on propose à ton oncle Owen de v’nir, on commande au Comet et on se fait une soirée poker comme au bon vieux temps, t’en penses quoi ?
Il avait pris appui sur ses avant-bras en avançant le haut de son corps, comme s’il venait justement de relancer lors d’une partie de cartes, sûr de son coup. Si on additionnait papa + Owen + poker et qu’on soustrayait la présence de ma mère et de mes sœurs à l’équation, on obtenait une soirée des plus épiques – de celles bourrées d’anecdotes et autres conneries inavouées qui m’en apprenaient plus sur les périples de mon père et de mon oncle. Et autant dire que j’en avais franchement besoin.
Je claquai ma langue contre mon palais, avec un air satisfait.
— OK, j’en suis !