The Dark Love (& Matt le jukebox)

Chapitre 33 : Souvenirs cachés ooOoo Anniversaire ooOoo

2876 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 26/11/2023 16:07

ooOoo Anniversaire ooOoo

 

 

— Joyeux anniversaire Matt !

 

Des applaudissements enthousiastes se joignirent aux voix à l’unisson des amis réunis autour de Matthieu et de son énorme gâteau d’anniversaire, confectionné par le meilleur pâtissier de la région. Elie l’avait orné de deux bougies ringardes de supermarché en forme de cinq et de sept.

 

De la descendance des Dark Love, il ne manquait qu’Artus junior. Lin, Aya et Maxence étaient revenus pour le week-end, tout comme Sacha. Elena et Ascagne étaient encore mineurs et vivaient toujours chez leurs parents. Il ne restait que des miettes aux adultes, la jeune génération se goinfrait copieusement, à l’exception de Lin, toujours dans la modération pour tout. Intenable, Elena étala de la crème fouettée sur le visage ambré de sa sœur. Il n’en fallut pas plus à Maxence pour qu’il se lance dans une bataille acharnée de projectiles sucrés. Il n’avait plus souvent l’occasion d’avoir Sacha pour adversaire, ça valait le coup de risquer les remontrances de Cyk, Mathilde et du boss final, Ania. Artus, Matthieu et leur intendante savaient d’avance que ce brunch d’anniversaire se terminerait en apocalypse, ils n’avaient rien laissé trainer de précieux dans le grand salon, le studio était verrouillé, et les guitares de Matt étaient enfermées à double tour, ainsi que les costumes et les livres d’Artus.

 

Les soldats vaincus furent contraints de nettoyer leur carnage pour que le roi de la fête puisse déballer ses cadeaux. Ania apporta les colis qu’elle avait reçus pour lui les semaines précédentes. Il y en avait un de la part de Scott et un autre de la part de Jessy. Il commença par ouvrir celui-ci, et découvrit l’édition premium du dernier album de The League. Sa sortie officielle était prévue pour le mois suivant. Matthieu jeta un coup d’œil à la carte associée au coffret collector :

 

[Un nouveau chef d’œuvre à plagier, tu ne le mérites pas ! Bon anniversaire, crevure !]

 

Il rit silencieusement. Son gloussement étranglé s’intensifia lorsqu’il remarqua le mot d’excuse rédigé à la hâte par Fry dans un coin du message.

 

Il passa au présent de Scott. Il avait envoyé un amplificateur de guitare qu’il avait fabriqué lui-même. Ce n’était pas la première fois que l’ingénieur lui offrait ce type de cadeau. Matthieu savait les apprécier à leur juste valeur. Le génie de la musique adorait tester ce que le génie de l’électronique pouvait créer. Il y avait entre eux un langage expérimental auditif unique au monde. Leur amitié survivait grâce à ce lien intellectuel, invisible et indéfinissable, compensant le déséquilibre créé par leurs caractères antagonistes.

 

Trouver un cadeau pour un millionnaire n’est pas chose aisée. Les uns et les autres avaient adoptés certains rituels pour contourner cette prise de tête. Cyril lui offrait le plus souvent des vinyles, essayant de dégotter des pièces de collection, tantôt par pur hasard dans des vide-greniers où tout était soldé à un dollar, tantôt dans des ventes aux enchères où les prix passaient parfois la barre des cinq chiffres. Corentin avait pris l’habitude de glaner des objets artisanaux insolites et des œuvres d’art improbables au cours de ses voyages à travers le globe. Il les donnait ensuite à ses trois camarades à l’occasion de leurs anniversaires et des fêtes de fin d’année. Artus était globalement sensible à l’art pittoresque, Cyril beaucoup moins, voire pas du tout, mais à son grand dam, Éric adorait ça. Avec Matt, c’était la loterie. Le canard en bois aux couleurs psychédéliques avait l’air de lui plaire.

 

Artus était le seul à personnaliser ses cadeaux. Il savait ce qu’il manquait à son ami, ce qui pouvait lui faire plaisir et, surtout, ce dont il rêvait. Une partie de sa collection de guitares correspondait aux présents d’Artus, nombre de ses éditions spéciales de tous les mauvais films possibles et imaginables également, ainsi que ses trois bouteilles de whisky centenaire, qu’il ne buvait qu’en de très exceptionnelles occasions. Pour son cinquante-septième anniversaire, Artus fit glisser devant Matthieu un minuscule boitier, ressemblant à un écrin de bague. Il intriguait beaucoup Matt, qui l’ouvrit d’un geste impatient. Un fou rire traduisit son étonnement.

 

— Une cravate ? déclara-t-il en brandissant le lambeau de tissu rouge d’Andrinople.

— Assortie à tes yeux, tu noteras.

— T’es con.

— J’ai un autre cadeau, mais je te le donnerai plus tard.

 

L’impatience de Matthieu redoubla face au mystère distillé par Artus. Ce n’était pas son style de faire des surprises, mais il avait appris avec un maître en la matière, en l’occurrence Matt. Ils se retrouvèrent seuls en début de soirée. Ania et ses enfants furent les derniers à partir. La porte venait à peine de se refermer sur la silhouette maigrichonne d’Elie quand Matt se planta devant Artus en train d’examiner d’un œil critique le canard de Corentin.

 

— Alors ? Il est où mon cadeau ?

 

Artus s’y attendait. Il haussa un sourcil et sa pommette sur une mimique narquoise. Il extirpa une enveloppe de sa poche arrière de pantalon et la tendit à Matt dans un geste désinvolte. Son ami trépignait tellement qu’il la lui arracha des mains. En découvrant son contenu, Matthieu retrouva son expression à la fois amusée et étonnée.

 

— Des billets d’avion ? Vu qu’t’as attendu qu’on ne soit plus qu’tous les deux, je pensais que ce s’rait un truc plus salace, genre un plug anal.

— Oh mon dieu, ce que tu peux être crade… se lamenta Artus en se pinçant l’arête du nez.

— T’as éveillé ma curiosité, c’est quoi ? demanda Matthieu en agitant les deux cartons argentés.

— Des vacances. On part deux semaines, tous les deux. Je me suis déjà arrangé avec les autres, ton emploi du temps a été vidé. C’est non négociable.

— Serait-ce une mutinerie ? Tu veux devenir patron à la place du patron ? Tu veux sérieusement me priver de musique pendant quinze jours ?

— Je n’ai pas l’intention de te priver de musique, enfin ! Tu peux prendre ta guitare, c’est Cyk et Coco que tu ne peux pas emmener. Pas d’ordinateur et pas de téléphone non plus.

— Ce sont des vacances en amoureux ? renchérit Matt d’une voix douce et facétieuse.

— Mouais, si tu veux.

 

Matthieu vint enlacer son partenaire ventripotent.

 

— T’es trop craquant quand tu rougis, mon gros chanteur d’opéra.

— Et toi tu es insupportable, à peu près n’importe quand, répliqua Artus en posant ses mains sur les hanches de son compagnon.

— D’où le fait que tu veuilles rester en tête à tête avec moi pendant deux semaines, renchérit Matthieu avec son sourire fripon.

— Ça ne changera pas grand-chose à mon quotidien, mais il y a un endroit que je veux absolument te montrer…

 

oOo

 

Un mois plus tard, Matthieu et Artus débarquaient sur une île tropicale près de l’équateur, escortés par des gardes côtes. Les vacances en amoureux imaginées par Matthieu démarraient étrangement. La seule palpation corporelle qu’il espérait était celle d’Artus, mais les autorités locales ne plaisantaient pas, l’île mystérieuse était protégée comme Fort Knox. Le fait qu’ils soient deux stars internationales ne leur donnait visiblement pas de passe-droit dans ce recoin du monde. Artus lui avait assuré le contraire. Poser simplement le pied sur ce lopin de terre isolé de tout était un privilège immense, d’après lui.

 

Le lieu s’apparentait à un petit bout de paradis, avec son eau bleue turquoise lumineuse et son sable d’un blanc nacré éblouissant, si fin qu’il avait la douceur de la soie. La végétation tropicale verdoyante exacerbait sa dimension édénique. Le décor était splendide, Matt le reconnaissait volontiers, mais il en avait vu d’autres, tout aussi beaux. Il percevait néanmoins une différence, il réfléchit à cette étrange impression pendant quelques minutes et finit par en identifier la source : l’isolement.

 

Cette île était perdue au milieu de nulle part et inhabitée. Les garde-côtes qui les avaient déposés sur le seul et unique ponton, à l’aide d’un petit bateau pneumatique largué depuis leur navette, étaient repartis aussitôt. Artus et Matthieu demeuraient seuls, au milieu de l’océan. La curiosité avide de Matt prenait peu à peu le dessus sur ses idées fleurs bleues, alors qu’Artus, au contraire, flânait sur la plage d’une manière chimérique. Son corps dégageait une sorte de mélancolie aisément perceptible, surtout pour Matthieu qui le connaissait par cœur.

 

— C’est magnifique ici, finit par dire le guitariste pour lancer la conversation.

— C’est une réserve naturelle. Sa particularité est d’être strictement interdite au public, il faut remuer ciel et terre pour obtenir l’autorisation d’y pénétrer. Et cela ne s’applique pas qu’aux touristes : aucun bateau ne peut s’approcher, aucun drone ne peut survoler l’île et seules deux équipes de gardes côtes, spécialement formés pour cela, sont chargées de surveiller les lieux.

— Tu peux me dire combien ça t’a couté de nous faire venir ici ?

— Tu peux éviter de poser des questions aussi détestables ? râla Artus.

 

Il lui tourna le dos pour contempler l’horizon par-dessus la mer de cyan.

 

— C’est ici que j’ai demandé Clara en mariage. Je l’ai fait sur un coup de tête.

 

Matthieu fronça ses sourcils, avant d’en hisser un sous la circonspection. Sa journée avait bien commencée, l’ambiance était différente de ce qu’il vivait d’habitude avec Artus. Il y avait du romantisme dans l’air – du vrai romantisme, pas une énième expression ambiguë de leur amitié équivoque ou de leur tendresse fraternelle – et voilà que le chanteur de son cœur reparlait de Clara. C’était terriblement décevant. Sans même voir son visage, Artus devinait les pensées de Matt. Il reprit :

 

— Ne fais pas ton jaloux.

— Je ne fais pas mon…

— Elle tournait un film dans cette baie, l’adaptation de Cage of Eden. Toi qui adores le Fantastique, tu dois avoir vu ce film. Ce lieu est extraordinaire. Il m’a marqué. Ici, tu te sens vraiment seul au monde…

— Tu veux qu’on fasse comme Jessy et Fry et qu’on s’achète une île déserte quelque part ?

 

Artus se décida enfin à faire volte-face pour regarder Matthieu.

 

— Non. Juste quelques heures ici, ça suffira. Je voulais simplement revenir avec toi.

— Pourquoi ? demanda Matthieu, il entendait son rythme cardiaque s’accélérer.

— Pour faire ça…

 

Artus s’approcha de lui et le prit par la main, avant de fermer les yeux.

 

— Et ça.

 

Il déposa un tendre baiser sur ses lèvres. Puis, dans une délicatesse exquise, il colla son front contre celui de Matthieu. Leurs deux nez formaient une ligne unique, les visages des deux musiciens étaient semblables à deux statues taillées d’un seul bloc. La sérénité emplissait la chair d’Artus et cela le faisait sourire de plénitude.

 

— Mate le jukebox et rien d’autre dans l’univers…

— Tu as pris des leçons de romantisme ? gazouilla Matthieu, ultra-réceptif à cette atmosphère sentimentale.

— Je pensais que ça t’inspirerait pour ta musique. Joyeux anniversaire Matt.

 

Matthieu sentait les muscles de ses joues le tirer au point de lui faire mal. Il souriait tout le temps, par politesse, pour avoir l’air agréable, pour manipuler la planète entière, tout était calculé au millimètre près. Mais ce sourire-là était irrépressible, pressant, exubérant… Du bonheur à l’état brut. Les notes remplissaient sa tête et les couleurs avec, il avait une furieuse envie de composer. Les idées, les sons et les mots commençaient à se bousculer dans son esprit, quand il fut rattrapé par la contrariété. Prisonnier de ce fâcheux paradoxe le poursuivant depuis l’adolescence, en éternel insatisfait qu’il était, à la fois heureux et frustré, sensible et cynique, généreux et égocentrique.

 

Artus le tira par le bras pour l’entrainer dans une promenade le long du rivage. Leurs pas rapprochés parallèles s’enfonçant dans le sable laissaient deviner qu’ils se tenaient par la main. Au bout d’une centaine de mètres, Artus resserra son étreinte autour des phalanges de Matt avant qu’il ne lui parle.

 

— Qu’y a-t-il ? Tu as l’air déçu. Je pensais avoir sorti le grand jeu.

— L’espace d’un instant, j’ai cru que t’allais me demander en mariage.

 

Artus fit la moue, à défaut d’une franche grimace.

 

— Pourquoi faire ? Nous sommes unis pour le meilleur et pour le pire depuis longtemps.

— C’est… Symbolique.

— C’est ta réponse magique à tout ? répliqua Artus en soutenant le regard de canaille de son vieil acolyte.

— C’est toi qui es magique.

 

Le chanteur souffla des narines pour étouffer son rire. Il remuait le bout de ses lèvres en réfléchissant, son rictus s’élargit amplement avant de reprendre la parole.

 

— D’accord. Très bien.

 

Les yeux de Matt s’écarquillèrent sous la surprise. Il taquinait simplement Artus. Il savait bien qu’il ne l’épouserait pas, pour de multiples raisons, dont les principales étaient ses trois divorces et le fait que leur relation était toujours secrète, alors il ne s’attendait pas à ce que son ami prenne une simple boutade au premier degré, encore moins à ce qu’il cède aussi facilement sur un tel tabou. L’anguille sortit de sa roche avant que son cerveau n’ait le temps d’ouvrir la boîte de Pandore des fantasmes oubliés.

 

— Je t’épouserai quand tu auras terminé l’opéra que tu m’as promis.

— Hein ? Mais j’en ai encore pour au moins dix ans à écrire ce truc !

— Tu n’avais qu’à t’y mettre plus tôt. Tu en parles depuis trente ans.

— Ah nan-nan-nan, c’est pas correct ça, Artus !

— Oh-oh, sans blague, Matthieu Paris va me donner des leçons d’éthique ?

— Tu m’épouseras vraiment quand ton opéra sera fini ? insista Matthieu, très suspicieux.

— Tu mets en doute ma parole ? lança Artus en redressant son menton provoquant.

— On aura genre soixante-sept ans…

— Tu es optimiste, je dirais plutôt soixante-dix ou plus. Tu n’es pas au point en matière d’opéra, mon petit champion de poésie.

— On aura déjà un pied dans la tombe !

— Oui, je sais. Justement. Je n’ai jamais tenu plus de cinq ans dans mes mariages. Il me restera trop peu de temps pour ruiner celui-là, et on sera si vieux qu’on n’aura plus la force de divorcer.

— Tu te fous de moi ?

— Je me moque toujours de toi. Mais je te fais une vraie promesse : si tu termines cet opéra, je t’épouse. Je t’épouse et on pourra l’écrire dans tous les journaux si tu veux. Plus de secret. Considère que tu me fais un cadeau de mariage et un cadeau pour mon départ en retraite.

— Tu veux prendre ta retraite ? releva Matt.

— Je sais que tu veux mourir sur scène, mais moi non. Ma voix chevrote déjà. Je ne suis pas certain que mes cordes vocales vont pouvoir tenir jusqu’à soixante-dix ans. Ensuite, je ne chanterai plus que pour mon mari, s’il me supporte encore, et si ses doigts plein d’arthrose peuvent encore jouer d’un quelconque instrument… Ah, par contre je te préviens : hors de question que je m’appelle Artus Paris.

— Je suis sûr que c’est une arnaque pour m’obliger à t’accompagner plus souvent à l’opéra.

— C’est toi qui m’as parlé de mariage. Je pose mes conditions, c’est tout.

— C’est pas glamour, ronchonna Matthieu.

 

Artus exerça une nouvelle pression sur ses doigts avant d’élargir son sourire et de hausser les épaules, dans un mouvement presque goguenard.

 

— C’est ce qu’on appelle le Dark Love.

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