The Dark Love (& Matt le jukebox)

Chapitre 32 : Souvenirs cachés ooOoo Tendresse ooOoo

2878 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 17/11/2023 23:55

ooOoo Tendresse ooOoo

 

Artus se tourna par deux fois sous les draps, son horloge biologique lui indiquait que l’aube était encore loin. Une étrange sensation l’obligea à entrouvrir un œil. À côté de lui, la silhouette de Matthieu n’était plus allongée mais redressée, assise contre la tête de lit. Artus força ses paupières à se relever complètement. Ses yeux restèrent plissés le temps qu’il émerge suffisamment pour analyser la situation, et que sa vue s’habitue à la pénombre. Matt se tenait parfaitement immobile, le regard plongé dans le vide. Une timide risette égailla son visage anormalement blême, signe qu’il avait capté que son ami s’était réveillé.

 

— Qu’y-a-t-il ? susurra Artus d’une voix nocturne.

— Je pensais à ma mère.

 

Artus frotta son visage contre la taie d’oreiller avant de répondre.

 

— La Dame de Pique... Excuse-moi, j’aurais dû anticiper.

— Je n’avais pas entendu l’air de Paulina depuis son enterrement. C’était sa préférée.

— Une femme de goût, répondit Artus avec douceur. Dommage que son fils n’ait hérité que de ses préférences rock.

 

Un souffle amusé s’échappa brièvement des narines de Matt. Il ne se préoccupait jamais de la programmation lorsqu’Artus l’invitait à l’opéra. Soit il refusait, soit il acceptait, non sans attendre une compensation de quelque sorte, souvent en nature – pour cette fois, une petite pignole dans la salle-de-bain avant de se rendre au grand théâtre – mais n’étant pas amateur du genre, il préférait préserver l’effet de surprise pour rendre la sortie un peu plus agréable. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé de manière impromptue devant l’un des rares opéras qu’il connaissait bien : Pikovaïa dama, de Tchaïkovski.

 

Avant de rencontrer Artus, sa connaissance du domaine se limitait aux opéras russes qu’écoutaient de temps en temps sa mère, or La Dame de Pique était le plus célèbre de tous. Artus le savait, mais il n’avait pas fait attention. Le cycle de l'Anneau du Nibelung débuté en septembre était terminé. À son grand regret, il avait loupé le dernier volet ; le Crépuscule des dieux avait été joué pendant son absence aux vacances de la Toussaint, et ils allaient bientôt repartir en tournée dans le Nouveau Monde, comme il l’avait annoncé à son fils un mois plus tôt. Il s’était donc rué vers la dernière représentation accessible pour son planning, sans réaliser qu’il emmenait son partenaire voir sa madeleine de Proust.

 

Le silence revint dans la chambre, accompagné de sa torpeur nostalgique. Artus avança sa main sous la couverture pour atteindre le flanc dénudé de son compagnon. Du bout des doigts, il caressa la peau de ses hanches, du bas de ses côtes jusqu’à l’élastique de son caleçon, avant de reprendre le chemin en sens inverse. La chatouille ondoyante générée par son doigté délicat fit trépider le bassin de Matt, il s’affaissa de quelques centimètres. Artus en profita pour passer son bras autour de sa taille. Il s’en servit comme appui. Peu importe qu’il tire Matt vers lui ou qu’il parvienne à se hisser à son tour vers la tête de lit, l’objectif était simplement de se rapprocher afin d’enlacer son ami mélancolique.

 

Un sourire reconnaissant émergea plus franchement sur le visage de Matthieu, mais son corps restait apathique. Pour n’importe qui d’autre qu’Artus, la tristesse de Matt n’aurait pas été perceptible, semblable à une fatigue ordinaire. Elle se devinait simplement par déduction logique : rares sont ceux qui transpirent la joie de vivre lorsqu’ils parlent de leurs parents décédés au beau milieu de la nuit. Mais le chanteur, lui, la captait aisément.

 

Le menton de Matt étant désormais à sa portée, Artus embrassa par deux fois l’arête de sa mâchoire, avant de terminer par un troisième baiser dans le creux de son cou, à la naissance de sa clavicule. Sous un frisson sensuel, le guitariste se détendit enfin. Artus put resserrer son étreinte autour de son buste. Ainsi blottis, ils se rendormirent ensemble, dans l’apaisement.

 

Cinq heures plus tard, Matthieu émergea à nouveau, son odorat assailli par de puissants effluves de café. Il découvrit, posé sur le secrétaire installé près de la porte, le plateau du petit-déjeuner. Artus, vêtu d’une chemise cobalt assortie à ses yeux et d’un pantalon noir, se tenait debout un peu plus loin, en train de fouiller parmi les partitions qui trainaient sur la caisse du petit piano droit de la chambre.

 

— Tu m’as vraiment apporté le petit-déjeuner au lit ? fit Matthieu en s’efforçant d’avoir l’air plus enjoué qu’au cours de la nuit.

— Il n’y est pas encore, alors surveille ton baromètre des vacheries.

— Tu gaspillerais ton temps à retourner dans la cuisine avec.

— Je ne sais pas ce qui m’afflige le plus : ton pragmatisme ou ton arrogance.

 

Malgré son soupir, Artus souriait. Il rapprocha le plateau et le posa soigneusement au pied du lit. Matt scruta aussitôt son contenu. Il était ravi d’avoir du café pour une fois. C’était un signe qui ne trompait pas ; quand Artus voulait revigorer son partenaire, tant sur le plan moral que physique, il cédait son art des infusions pour privilégier la cafetière. Sans doute avait-il peur que Matthieu n’ait pas assez dormi.

 

— Et le raisin ? minauda Matt.

— Quartiers d’orange, répliqua son groom personnel en poussant le bol contenant l’agrume épluché sous son nez.

 

Matthieu tapota le matelas pour inciter son compère à s’asseoir à ses côtés. Artus s’installa à l’emplacement indiqué avant de prendre sa tasse de Makaibari.

 

— Ce n’est pas aussi facile à gober. Tu vas avoir du jus partout…

— Arrête tes allusions salaces et mange ton pain perdu. La saison du raisin est terminée de toute façon.

— Tu fais venir ton thé de l’Himalaya, j’pense que trouver du raisin au mois de novembre c’est dans tes capacités.

— En une nuit, pas vraiment non. Contente-toi de ça pour l’instant. On verra un autre jour pour tes fantasmes.

 

Matt avait retrouvé sa bonne humeur. Il se saisit de ses couverts pour piquer un morceau de brioche poêlée, trempée d’œuf et de lait. Avant de le porter à sa bouche, il profita des ultimes secondes de propreté de ses lèvres pour embrasser la joue d’Artus.

 

— Merci, mon amour.

 

Le sourcil gauche d’Artus se haussa, tandis que Matt avalait sa viennoiserie fondante nappée de sirop d’érable.

 

— Tu préfères quand je t’appelle mon gros chanteur d’opéra ? reprit-il entre deux bouchées.

— Je préfère quand tu écris des chansons, mon cher petit champion de poésie.

— J’vais pt’être écrire une chanson sur les petits déjeuners sans raisin… Ou sur le thé à base de caca de panda.

— Si tu fais ça, trouve-toi un autre chanteur.

— Mouais… Pas sûr que j’arriverais à refourguer un texte pareil à Jessy.

 

Leur collation terminée, Artus se leva pour débarrasser le plateau, mais Matthieu le retint par le bras.

 

— On f’ra ça tout à l’heure. Tu peux jouer quelque chose pendant que j’m’habille ?

— Oui… Si tu veux.

 

Bien qu’étonné, Artus accéda à l’étrange demande de son compagnon et s’installa sur le banc du piano. Face à l’alignement froid de touches noires et blanches, un léger frisson de dégoût parcourut le haut de son corps. Intérieurement, il s’houspillait. Comment pouvait-il, à cinquante-trois ans, être encore perturbé par les réflexions désobligeantes de son père reposant six pieds sous terre, là où il ne pouvait plus insulter personne ?

 

« Au piano, il est médiocre. Il stagne plus qu’il ne progresse. Cela dit, son professeur de chant est content de lui, il a une voix agréable. » La phrase résonnait encore sous son crâne plus de quarante ans plus tard. Il y en avait eu des pires, avant et après, mais celle-là était mémorable. Il en riait parfois nerveusement. Il avait gagné quinze Grammy Awards en tout – dix avec The Dark Love, cinq en son nom propre, soit autant qu’Elton John. Pas mal pour une voix agréable, mais peut mieux faire.

 

Artus peinait encore à comprendre pourquoi Matthieu le virtuose aimait l’entendre jouer avec sa technique pitoyable. Il pouvait trouver mieux comme source de plaisir, il était d’ailleurs bien plus exigent avec les autres musiciens. Résigné malgré tout, Artus attrapa une partition qu’il avait repérée pour la placer sur le pupitre. Il joua Fix You, de Coldplay. Avant que Matt et lui n’écrivent « Jukebox », il avait toujours trouvé que Fix You était la chanson qui correspondait le plus à leur relation. Elle faisait en outre partie du maigre répertoire de partitions dont il n’avait presque pas honte, et qui n’appartenait pas au champ de la musique classique.

 

Au bout des quatre minutes trente, Matt avait largement eu le temps d’enfiler son jean et son t-shirt par-dessus un boxer propre. Artus se détourna du piano pour le regarder. Quand il le vit avec son maillot « I Love Maths », couvert de triangles isocèles, courbes de Gauss et autres formules d’algèbre, il comprit que son coup de blues n’était pas totalement passé, contrairement à ce que laissait supposer son sourire radieux.

 

Matthieu s’était fait tacler d’égocentrique à de multiples reprises à cause de ce coton imprimé. Beaucoup n’y voyaient qu’un jeu de mots avec son prénom. Matt était bel et bien un égocentrique, nul ne pouvait le nier, cependant ses proches savaient ce que ce t-shirt signifiait. Artus ne pouvait s’empêcher de penser que le crush de Matt pour Scott venait en partie de ses antécédents familiaux. Il avait beau prétendre que ce n’était qu’une affaire de musique, une conséquence de son acousticophilie, Artus était tout aussi convaincu que sa passion pour l’opéra lui rappelait sa mère, et que le talent de Scott pour les mathématiques lui rappelait son père.

 

Matt s’assit, ou plutôt se laissa choir lourdement sur le banc aux côtés d’Artus.

 

— Tu en joues une autre et c’est moi qui chante ?

— Drôle d’idée.

— Tu n’aimes pas ma voix ?

— J’aime tout chez toi, même tes ronflements et ton égo démesuré.

 

Artus offrit à Matt un large sourire silencieux, un de ses rares sourires francs et gracieux qu’il n’avait que lorsqu’il était parfaitement détendu, détaché et en confiance. Matt refusa de se laisser amadouer aussi facilement. Il tapota son index sur la pile de feuillets devant eux.

 

— Eh ben prouve-le.

 

Artus attrapa une nouvelle partition. Le t-shirt lui avait donné une idée. Bien que mal assuré au clavier, Artus ne perdit pas sa mine épanouie en s’hasardant sur les clés pour jouer Paris, des Chainsmokers. Matthieu éclata de rire. Plutôt que de passer pour un mégalomane qu’il était en chantant sur son nom de famille, il choisit d’accompagner Artus en jouant à quatre mains. Depuis la fin du conservatoire, ils ne le faisaient presque plus, chacun enfermé dans son rôle. Ils recommençaient progressivement dans leur intimité, par pure distraction.

 

— Tu m’as dit que tu allais chanter, le provoqua Artus.

 

Matthieu s’empara d’une nouvelle partition et l’imposa à son camarade. Porté par le bon esprit matinal, Artus en oubliait son aigreur contre ses capacités instrumentales réduites. Il se lança dans I Love You Always Forever de Donna Lewis. Il la connaissait parce qu’ils s’étaient amusés à la répéter avec Cyril et Corentin, histoire de la jouer de temps à autre sur scène comme interlude, quand l’ambiance s’y prêtait. Normalement, c’était Matt au piano, Cyril à la guitare classique, Corentin avec des claquements de doigts en guise de percussion, et bien entendu Artus au chant. Il trouvait Matt bien plus convainquant que lui lorsqu’il entonnait « You've got the most unbelievable blue eyes I've ever seen. You've got me almost wilting away ».

 

Artus enchaîna spontanément avec la « Déclaration d’Amour » de Scott. En pleine exultation, Matt se releva d’un bond pour se précipiter vers le secrétaire. Il fouilla dans les tiroirs en bazar et en extirpa finalement un mince cahier aux couleurs vives. Il vint le déposer par-dessus la partition de I Love You Always Forever. Artus ne s’y intéressa qu’après avoir achevé la chanson de Scotty qu’il connaissait très bien de mémoire.


— C’est quoi ça ?

— Des musiques Disney. C’est un cadeau d’Elie. Elle trouve que je suis nul pour écrire des chansons de dessin-animé et que j’dois m’entrainer.

— Cette manie que tu as de faire travailler des mineurs au black…

— N’oublie pas que je suis un génie du mal, s’exclama Matt en ouvrant le livret sous le nez d’Artus.

— I Wanna Old Grow With You, lut le chanteur avec une pointe d’amusement dans la voix.

— Prends ton temps, je suivrai ton rythme.


Artus ne l’avait jamais interprétée, pire encore il ne l’avait sans doute entendue qu’une fois ou deux dans sa vie. Il aurait dû être crispé et maussade face à une telle corvée musicale, mais en l’absence de public, à des décennies des remontrances de son père et de la pression académique du conservatoire, il commença à jouer. Lentement, tranquillement, certes mal habile, mais sans aucun stress. Matt lui laissa le temps de s’habituer au morceau avant de remettre ses mains sur le clavier pour l’accompagner à nouveau, reprenant la mélodie en boucle sous leurs doigts alignés.

 

Matthieu finit par poser sa tempe sur l’épaule droite de son partenaire qui s’arrêta de jouer en même temps que lui.

 

— Je veux devenir vieux avec toi…

— On est déjà vieux.

— C’est sûr que toi t’étais déjà vieux dans ta tête quand t’avais seize ans, rétorqua Matt, déçu par le manque de sensibilité de sa moitié.

— Qu’est-ce que tu racontes encore ?

— Quand tu faisais tes études, tu t’baladais en charentaises et en peignoir dans ton appart. Il te manquait juste la pipe et le monocle.

— Je n’ai pas de leçon à recevoir d’un type en chaussettes dépareillées.

— C’était pas d’ma faute, je n’avais pas de placard à moi pour ranger mes fringues, j’retrouvais rien dans ta cage à lapin.

— Je ne te parle pas de nos vingt ans. Matt, regarde tes pieds !

 

Son sourcil railleur tremblota avant qu’il ne se décide à baisser les yeux vers le plancher et ses chaussettes de deux nuances distinctes de vert. Son pied droit était nettement plus clair que le gauche.

 

— Ouais, bon. C’est pas facile avec ma synesthésie, parfois j’vois des couleurs qui n’existent pas.

— Tu as toujours de bonnes excuses… Ce n’est même plus toi qui range ton linge.

— Des fois j’me demande pourquoi je t’…

 

Matt se tue soudainement avant de lâcher le « je t’aime » qui lui brûlait la langue. Il ne savait même pas pourquoi il faisait encore ce blocage régulièrement. Profitant du calme retrouvé d’un Matthieu boudeur, Artus reprit avec bien plus de délicatesse.

 

— Ce que je voulais dire, c’est qu’on a déjà vieilli ensemble, mon petit champion de poésie...

 

Un sourire angélique accompagna le mouvement de son bras levé pour caresser le front de Matt avec le versant de sa paume. Envouté par la tendresse de ce geste, Matthieu se dit que les je t’aime étaient de toutes façons superflus.

 

— À la vie à la mort ? fit Artus.

— Pour le meilleur et pour le pire.

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