Hérésie

Chapitre 4 : Némésis

3393 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 08/02/2022 14:00

          Némésis était légèrement courbée vers l'avant, les mains en appui sur le rebord du lavabo. Uniquement vêtue d'un débardeur gris imbibé de sang et d'un shorty noir, elle scrutait l'image que lui renvoyait le miroir brisé de sa piteuse salle de bain. Ses cheveux de jais s'étaient agglutinés en d'épaisses mèches ruisselantes de sang. Le liquide vermillon s'était également emparé de son visage, cachant ses traits fatigués par cette chasse harassante qui lui avait pris plusieurs jours.

 

          Á ses côtés, assis sur le bord de la baignoire, Roann s'échinait à essayer de retirer un morceau de bois qui empêchait la chair de sa cuisse de se régénérer. Malgré les nombreux coups de lame dans la plaie suintante, la jeune femme ne semblait aucunement souffrir. Cela n'étonnait guère l'homme. Même dans la pire des douleurs, si il y avait témoin, Némésis n'aurait jamais montré le moindre signe de faiblesse. Était-ce par fierté ? Il était certain de ne jamais en avoir la réponse. « Tu y arrives ? soupira-t-elle en baissant ses iris lasses sur lui.

― Presque. » marmonna-t-il en tournant une énième fois la pointe du couteau dans son muscle meurtri.

 

          Après de multiples tentatives, il parvint enfin à extraire l'épaisse épine boisée. Tout ce qu'elle avait détruit sur son passage se reconstruisit à une vitesse incroyable. L'alpha arqua un sourcil de surprise. Les vampires étant sensibles au bois les blessures provoquées avec prenaient beaucoup de temps pour guérir. Comme pour les loups-garous avec l'argent. « Gâtée par la nature. » dit-elle simplement face à son regard interrogateur.

 

          Tandis qu'elle était occupée à se débarrasser du sang qui lui collait à la peau, Roann s'avançait lentement dans le petit espace de vie. Ses iris glaciales scrutaient l'endroit à la recherche du moindre indice qui lui permettrait d'en savoir davantage sur celle qui y vivait. Mais le tout était si ... impersonnel.

 

          Il n'y avait aucune décoration. Livres – autres que des bestiaires à la couverture élimée – télévision et quelconques autres distractions semblaient avoir été bannis en ces lieux. Le mobilier, rare et usé, n'avait été choisi que pour son utilité. Quand il s'assit sur le bord du lit, découvrant la dérangeante sensation des ressorts du matelas, il réalisa que le confort n'était lui aussi que sommaire. L'unique chose à laquelle Némésis semblait accorder de l'importance était ce mur que de nombreux documents recouvraient.

 

          Un post-it, au centre de ce bric-à-brac mêlant papiers, ficelles et punaises, attira son attention. Quelque chose y était inscrit à l'encre rouge, en capitales : DOCTEUR K.

 

          La chasseuse sortit de la salle de bain, vêtue d'une simple serviette qui lui arrivait jusqu'aux genoux. Elle prit une pince à cheveux, posée sur la commode, et releva sa chevelure humide. Le loup-garou l'observait faire, silencieux. Comme tous ceux qui croisaient le chemin de la jeune femme, son regard était attiré par l'incroyable cicatrice qui s'était imposée sur son buste et son esprit ne pouvait s'empêcher de se demander comment elle était arrivée là.

 

          Conscient de son indiscrétion, il détourna les yeux. Mais une autre marque l'attirait encore plus. Celle qu'il avait lui-même laissé sur son épaule gauche quelques années auparavant. Il n'était pas rare que les souvenirs de cette morsure revinssent le hanter. Il lui arrivait même, dans ces moments-là, de sentir encore sur sa langue le goût fort en fer du sang de Némésis.

 

          Il fut tiré de ses songes par la main que le vampire agitait devant lui. L'homme releva son regard vers le sien, y décelant énormément de fatigue. « Que s'est-il passé ? demanda-t-il en faisant un mouvement de tête vers la cuisse qu'il avait soigné.

― C'était le premier test, soupira-t-elle en s'adossant au mur, les bras croisés. L'Occultatum a organisé une chasse aux ajatars pour tous les apprentis.

― C'est la routine pour toi mais tu as quand-même réussi à être salement amochée ?

― Bats-toi avec une vingtaine de ces diablotins des bois et on en reparlera ! » Un infime sourire se dessina au coin des lèvres de l'homme. « Bon, reprit-elle, qu'est-ce que tu fais là ?

― Ma mère veut te rencontrer pour les préparatifs du mariage, souffla-t-il en se relevant. Habille-toi bien ! 

― Que je m'habille bien ? Oh, je vois. Les Menley se sont embourgeoisés depuis que le fils-fils à sa maman à fait fortune.

― Il est tout simplement préférable que tu fasses bonne impression. Compte tenu de ... » Sa voix s'éteignit doucement, laissant sa phrase en suspens. Elle en connaissait la fin de toute façon.

 

          Tandis qu'elle s'apprêtait, Roann était descendu l'attendre dans sa voiture. Il s'impatientait en observant la grande aiguille de sa Rolex faire le tour du cadrant des dizaines et des dizaines de fois.

 

          Après plus d'une demi-heure, Némésis sortit enfin par la lourde porte écaillée de l'immeuble. Elle portait une combinaison smoking noire avec une ceinture à nœud qui accentuait sa fine taille, sous un long trench anthracite. Ses cheveux, habituellement toujours relevés en une queue de cheval ou en un chignon négligé, étaient soigneusement coiffés en un brushing. Plus elle se rapprochait, plus l'homme distinguait le léger maquillage qui étirait ses yeux et atténuait sa pâleur naturelle. Et lorsqu'elle s'installa à ses côtés, son regard fut attiré par les escarpins en velours noir qui habillaient ses pieds. En lui demandant de bien s'habiller, il était loin de s'imaginer qu'elle ferait preuve d'une telle élégance.

 

          Il détourna ses iris glaciales et démarra sa voiture pour prendre la route. Le son vrombissant du moteur sportif résonna contre les façades des immeubles, attisant la curiosité des piétons alentours.

 

          Bercée par le silence qui régnait dans l'habitacle, Némésis se perdit dans ses appréhensions. Son histoire avec la famille Menley s'était achevé dans le sang et les larmes. L'accueil qu'ils lui réserveraient serait au mieux glacial. Mais il n'était pas impossible que son sang coule de nouveau. La mère de famille avait un fort tempérament et une certaine tendance à planter ses crocs dans la chair de ses ennemis.

 

          Une boule se forma dans sa gorge quand ses pensées se dirigèrent vers le plus jeune fils, Samuel. Elle s'imaginait le regard qu'il lui adresserait. Fait d'un mélange de colère, de haine et de rancœur. Cela ne l'étonnerait pas qu'il devance sa mère pour essayer de la tuer. Après tout, c'était mérité. Elle avait brisé son cœur sans aucune explication, lui tournant le dos du jour au lendemain.

 

          Némésis reconcentra son attention sur le moment présent quand elle sentit le véhicule ralentir. La Porsche 911 s'inséra dans le garage d'une luxueuse demeure à l'architecture moderne mêlant façades en pierre et en béton. Le bâtiment était suspendu dans les hauteurs de Saint-Obscure, perdu au milieu de la forêt dense.

 

          Le rez-de-chaussée était une pièce de vie spacieuse aux murs foncés et au sol carrelé gris. Les meubles de cuisine étaient faits de bois et de métal. La crédence de pierres foncées. Un pan de mur en bois avec une cheminée encastrée, visible des deux côtés, séparait l'espace cuisine du coin salon. Un imposant canapé d'angle noir capitonné et une table basse rectangulaire taillée dans un bloc de cèdre massif faisaient face à l'âtre. Devant la large baie vitrée qui donnait sur une terrasse avec piscine, se trouvait une immense table en marbre noir monté sur des pieds en métal doré. Des fauteuils de table en cuir étaient rassemblés autour.

 

          Gizela Menley et son fils cadet y étaient installés avec chacun une tasse fumante entre les mains. La mère de famille, malgré son premier centenaire fêté récemment, n'avait pas plus de rides qu'un cinquantenaire et seulement quelques mèches blanches dans son épaisse chevelure ébène qu'elle avait relevée en un chignon. Elle était vêtue d'une robe moulante qui lui arrivait aux genoux et mettant en avant ses formes.

 

          Samuel, cadre au sein de l'entreprise de son ainé, portait le même genre de costume couteux que son frère. Ce jour-là il avait revêtu un ensemble bleu foncé et des chaussures de ville marrons. Sa chevelure blonde était attachée en une queue de cheval basse. Une légère barbe parfaitement taillée cachait certains de ces traits encore enfantins.

 

          Lorsqu'ils entendirent la porte du garage s'ouvrir ils se levèrent, prêts à rencontrer celle qui partagerait la vie de Roann. Ce dernier entra suivit de près par une jeune femme brune. Samuel reconnu immédiatement les iris émeraudes perçantes qui se cachaient derrière son frère. « Némésis ? souffla-t-il de surprise.

― Dis-moi que c'est une blague ! commença à s'énerver leur mère.

― Tu ne leur a pas dit, comprit le vampire en se mordant l'intérieur de la joue. Super. »

 

          Un grognement animal s'échappa des lèvres tremblantes de Gizela. De longues griffes acérées recouvraient ses ongles soigneusement manucurés et des crocs de loup cachaient sa dentition humaine. Ses yeux, d'ordinaire bruns, étaient d'un jaune-fauve étincelant. La matriarche s'élança sur Némésis, la rage au ventre.

 

          L'alpha se plaça entre elles. Il attrapa le poignet de sa mère avant qu'elle n'abatte ses serres sur son visage et lui adressa un regard noir lourd de sous-entendus. Son emprise se resserra de plus en plus autour de l'articulation. Les os craquèrent sous la pression, arrachant un grognement de douleur à la louve. Elle obéit à ses ordres silencieux, contrainte par son propre instinct qui lui sommait de se soumettre au chef de meute, faisant disparaître ses atouts surnaturels.

 

          D'un geste de la main l'homme invita ceux qui l'entouraient à s'installer autour de la table. Némésis se retrouva en face de Sam. Contrairement à ce qu'elle s'était imaginé, il n'y avait aucune haine dans son regard. Il semblait plutôt intrigué. Curieux de savoir quel genre de personne elle était aujourd'hui. Il finirait déçu avant la fin de cette rencontre, elle en était certaine.

 

          En observant les deux frères, la jeune femme réalisa à quel point ils étaient toujours aussi différents. Roann avait hérité des traits rudes et des yeux clairs de leur père alors que son cadet avait hérité du visage méditerranéen de leur mère.

 

          Cette dernière, dont la rage n'avait toujours pas quitté le regard, se mit à taper des ongles sur la table. Le son résonnait par-dessus le silence pesant qui hantait la pièce, irritant les tympans des trois autres créatures. L'alpha grogna rapidement d'agacement et plaqua violemment sa main sur celle de sa mère. Elle la retira dans un geste vif. Ne supportant pas que son traitre de fils la touche.

 

          Roann s'avança dans son siège et joignit les mains. Ses iris glaciales fixèrent à tour de rôle les visages renfrognés qui l'entouraient. Il se râcla la gorge avant d'enfin rompre le silence. « Peu importe le passé. Aujourd'hui nous avons besoin de Némésis pour nous assurer d'une bonne entente avec l'Occultatum.

― Une bonne entente ? répéta Gizela, amère. Si tu crois vraiment qu'ils vont t'accepter comme l'un des leurs après leur avoir forcé la main, tu délires mon fils. »

 

          Enfoncée dans son fauteuil, les bras croisés sous la poitrine, Némésis s'était murée dans le silence. Elle entendait vaguement les échanges entre les Menley qui, malgré l'absurdité de la situation, planifiaient finalement les préparatifs du mariage. Entre deux remarques acerbes, sa future belle-mère donnait des idées. Une nouvelle pique s'échappa de ses lèvres lorsqu'elle remarqua le mutisme du vampire. « Némésis, s'exaspéra Roann, ce mariage te concerne également. »

 

          La jeune femme se redressa en posant ses bras toujours entrelacés sur la table. Ses yeux se perdirent dans le vide pendant quelques secondes puis se dirigèrent vers ceux de l'alpha. « Toi qui tiens tant à la symbolique des contrats, pourquoi ne ferions-nous pas un contrat de mariage ? » Gizela rit jaune. « Suceuse de sang, fainéante et avare. Tu as toujours eu un véritable don pour t'entourer des pires mon pauvre garçon.

― Soyons réaliste quelques secondes ! continua-t-elle en ignorant sa remarque, gardant ses prunelles encrées dans celles de l'homme. On va se marier alors que l'on se déteste. Si on veut que cela fonctionne, il nous faudra faire des concessions.

― Je t'écoute, lança-t-il en s'enfonçant dans son siège, un bras reposant sur le dossier.

― On laisse ma famille en dehors de tout ça. Ils seront bien évidemment tenus au courant de ce que tu es réellement mais ...

― Tu préfères leur faire croire que c'est un mariage d'amour, compléta-t-il face à son hésitation. Aucun problème.

― Aussi, il me paraît évident qu'aucun de nous ne sera fidèle.

― Alors essayons de faire ça bien. On reste discrets, bien sûr, dit-il pour Gizela qui tenait à l'image publique de leur famille, et on ne se mêle pas des affaires de l'autre.

― Dans ce cas, tu seras gentil de laisser ta possessivité de côté.

― Pourquoi serai-je possessif ?

― Tu es un loup-garou, un alpha qui plus est, et donc possessif par nature. Une fois mariés tu me considèreras comme ta propriété.

― Très bien, soupira-t-il. Mais en échange, lors de nos sorties publ...

― Ouais, ouais, le coupa-t-elle. Je serai toujours accroché à ton bras, me montrerai aimante, me garderai de dire ce que je pense et serai toujours d'accord avec tout ce que tu dis. Autre chose ? »

 

          Ils continuèrent à débattre de leurs conditions sous le regard atterré de Gizela. Son plus jeune fils était perdu dans ses pensées depuis qu'elle avait mentionné le fait que Némésis était un vampire. Comment pouvait-elle le savoir alors que, comme lui, elle ne l'avait pas revu avant aujourd'hui ? En était-elle déjà un lorsqu'ils se fréquentaient ?

 

          Ses réflexions furent coupées par le bruit d'une chaise grinçant sur le sol. Némésis s'était levée pour se dégourdir les jambes. Il l'observait faire des allés et retours. Les traits de son visage, plus anguleux que dans ses souvenirs, étaient tirés par l'agacement. Probablement provoqué par la louve qui ne cessait de rabâcher qu'une créature telle qu'elle était indigne du mariage lycanthrope traditionnel que son fils tenait à célébrer. Un alpha tel que lui n'avait nullement besoin de partager les pouvoirs d'un vampire.

 

          « Qu'est-ce qu'il s'est passé entre vous trois ? demanda soudainement Samuel, brisant les éclats de voix autour de lui.

― Cette garce t'a brisé le cœur, s'écria sa mère face à l'évidence. Elle s'est moquée de toi, t'a manipulé.

― On avait seize ans. C'était une amourette de lycée qui ne s'est pas très bien finie, rien de plus. Il y a eu autre chose, de bien plus grave, pour que tu aies encore envie de la tuer huit ans plus tard. »

 

          Némésis soupira et posa ses mains sur le dossier de sa chaise vide avant de se lancer, sous les regards noirs du frère aîné et de la mère. Cependant, après tout ce temps, il méritait de connaître la vérité. Puis, contrairement à ce qu'ils pouvaient penser, elle savait qu'il ne leur en voudrait pas.

 

          Lors du dernier repas de famille auquel Sam l'avait invité – la veille de leur rupture sans explication – elle s'était bêtement blessé la main avec une écharde. Bien évidemment personne ne s'était douté de quoi que ce soit. Elle avait saigné, comme n'importe quel humain. Mais en fin de journée, l'ancien alpha, Tobias Menley, s'était rendu compte que la plaie avait totalement disparu.

 

          Le père de Roann et Sam avait confronté l'adolescente. Elle avait nié. Il avait alors fini par la torturer pour la forcer à se révéler. C'est lorsque ses yeux sont devenus intégralement noir qu'il comprit qu'elle était un vampire. L'alpha l'eut condamné à mort et chargé son fils ainé de le faire.

 

          Conformément à ses ordres, Roann avait emmené la jeune fille un peu plus loin dans la forêt, là où il devait ensuite y cacher son cadavre. Á peine après l'avoir mordu, il lui avait donné un peu de son sang. Unique remède possible contre son propre venin. Il l'avait ensuite laissé rentrer chez elle après l'avoir averti de ce qu'elle et sa famille risquaient si elle osait de nouveau approcher leur meute. « Ton frère lui a sauvé la vie, intercéda Gizela en fixant la jeune femme d'un air mauvais, et en guise de remerciement elle a assassiné votre père. 

― Tobias a essayé de s'en prendre à ma famille, se défendit-elle en grinçant des dents. Tout ça parce qu'il ne supportait pas l'idée que son fils préféré ait osé lui tenir tête. »

 

          Samuel resta silencieux quelques secondes, assimilant et analysant ce qui venait de lui être révélé. Il se leva pour pouvoir faire face à son ex-petite amie. Il lui assura qu'il n'avait aucune rancœur, comprenant le poids qui pesait sur ses épaules – si jeunes à cette époque – et qu'il l'accueillait sans problème dans leur famille.

 

          Gizela, excédée, quitta la maison.


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