Hérésie

Chapitre 5 : Némésis

3096 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/07/2022 18:24

         Némésis donnait de légers coups de tête en arrière contre l'appui-tête de son siège. La neige s'était lourdement abattue sur la région et le trafic avait été par conséquent fortement ralentit sur les routes de campagne. Son impatience s'exacerbait plus vite que les mètres défilaient sous les roues du véhicule. Lorsqu'elle poussa un énième soupire Roann la supplia de trouver de quoi s'occuper, ne supportant plus de la sentir s'agiter à côté alors qu'il essayait de rester concentrer sur la route enneigée.

 

          La brune reposa sa tête sur sa main, collant son front contre la vitre, et se mit à observer le paysage qui défilait lentement. Sauf que les plaines et les forêts de sapins qui s'étendaient à perte de vue n'offraient rien de suffisamment intéressant auquel son esprit pouvait se raccrocher.

 

          Némésis s'ennuyait et elle détestait cela. Dans ces moments-là elle n'avait pas d'autre choix que de se retrouver seule avec elle-même. Quoi qu'elle y fît, peu importe comment ses réflexions débutaient, elle finissait toujours par s'engouffrer dans ses souvenirs les plus douloureux. C'est alors que les images commençaient à se créer devant ses yeux, effaçant la réalité autour d'elle.

 

          Une douleur retraça subitement la ligne de sa cicatrice. Son corps replongeait dans le passé sans qu'elle ne puisse rien y faire. La chair de son abdomen s'enflamma d'un mal aigüe. Elle posa une main sur son ventre par réflexe. Bien que consciente que ce n'était que purement psychosomatique, le vampire avait l'impression que ses organes allaient s'étaler sur le sol de la voiture.

 

          La jeune femme ferma les yeux et se concentra sur ce qui l'entourait. La présence imposante du loup-garou effaçait tout le reste. Étant un alpha, ce qu'il dégageait était bien plus fort que les autres de son espèce. Il imposait le respect sans même avoir à le demander. Probablement un don fait par la nature elle-même, se souvient-elle avoir songé la première fois qu'elle avait croisé son chemin.

 

          Quand elle ouvrit les yeux, Némésis réalisa qu'ils étaient enfin arrivés à Damnel. Ce petit bourg perdu entre les montagnes avait accueilli sa famille quand ils avaient décidé de prendre un nouveau départ après les terribles événements de son enfance.

 

          Le véhicule se gara sur le côté de la route, juste en face d'une grande maison en pierre que Némésis ne connaissait que trop bien. La vigne qui avait envahi la façade, dépourvue de toutes ses feuilles, supportait les guirlandes de Noël encore éteintes. La porte d'entrée était décorée d'une couronne de houx et autres fleures hivernales. Derrière les fenêtres de la cuisine, Némésis perçu les silhouettes de sa famille.

 

          Le vampire, dont le cœur battait fortement et les mains tremblaient encore à cause des mauvais tours de son esprit, expira longuement pour évacuer son angoisse et sortit. Roann, une valise dans chaque main, l'attendait en observant les ombres qui s'animaient à l'intérieur de la maison de famille. Il avait troqué son costume contre un jean et une veste caban. « Que leur as-tu dis ? demanda-t-il lorsqu'elle s'arrêta à son niveau, le rejoignant dans sa contemplation.

― Que l'on était ensemble depuis un petit moment mais, étant pas mal occupée, je n'ai jamais vraiment trouvé le temps de leur en parler.

― Comment ont-ils réagit ?

― Ils t'apprécient toujours autant, tu sais.

― Tu ne leur a pas dit ce qu'il s'est passé ?

 ― Ils ignorent tout et c'est mieux ainsi. »

 

          Ses parents furent d'abord surpris lorsqu'ils apprirent que l'élu de son cœur n'était autre que Roann. Mais, après réflexion, ils étaient rassurés qu'elle choisisse de faire sa vie avec quelqu'un qu'ils appréciaient et en qui ils avaient confiance. Ils étaient également soulagés à l'idée qu'elle ait trouvé quelqu'un qui puisse l'accompagner dans sa vie d'immortelle.

 

          « Le mariage ne leur paraît pas un peu précipité ? demanda Roann, brisant le silence qui s'était installé.

― Si mais ... du moment que je suis heureuse. »

 

          Némésis soulagea l'homme d'une valise puis mit sa main libre dans la sienne. Surpris, il observa leurs doigts entrelacés pendant quelques secondes. Il reconcentra son attention sur la bâtisse et en chœur ils soupirèrent. Prêts à jouer leurs rôles, ils s'avancèrent.

 

          Á peine eut-il franchi le pas de la porte que le couple fut reçu par les cris de joie des deux garçonnets qui sautaient sur le canapé. Ils se ruèrent vers leur tante et enlacèrent brutalement ses jambes, manquant de la faire tomber. Elle caressa leurs petites têtes blondes en guise de salutation. La jeune femme prit de nouveau la main de son compagnon puis l'entraîna dans la cuisine. Des sourires chaleureux se dessinèrent sur les visages. La famille accueilli Roann avec des accolades et des rires, comme s'il avait toujours été un des leurs.

 

          L'ambiance joviale qui régnait aida la chasseuse à se décontracter. Pour cesser les sermons de sa mère, qui lui reprochait de ne pas donner assez de nouvelles, elle l'embrassa sur le front et lui promis de faire plus d'efforts. Elle rejoignit ensuite Roann qui échangeait quelques banalités avec ses aînés. « Je vous l'emprunte quelques minutes. » dit-elle avant de l'entraîner vers l'étage, valises en mains.

 

          La chambre de Némésis était telle qu'elle l'avait laissé avant de quitter la maison six ans plus tôt. Les murs couleur lavande étaient recouverts à certains endroits par des posters de groupes de rock et la grande armoire de photos de son adolescence et de stickers. La surface du petit bureau en tek, qui se trouvait juste à côté du lit, était incrustée de gravures en tout genre. Roann les effleura en esquissant un infime sourire lorsqu'ils frôlèrent le prénom de son frère.

 

          La chasseuse se débarrassa de ses affaires dans un coin de la pièce puis se laissa tomber sur le lit, les pieds touchant toujours le sol. Machinalement ses doigts se mirent à jouer avec les différents pendentifs de son collier tandis que ses yeux se perdirent sur le plafond. Les éclats de rires au rez-de-chaussée firent se dessiner un sourire sur son visage.

 

          Le temps d'un instant, le loup-garou la vit telle qu'elle était réellement. Son humanité était bien plus grande que ce qu'il avait pu imaginer. Sans sa carapace, ce n'était qu'une âme mélancolique qui avait beaucoup d'amour pour sa famille. Avant, c'était cette facette d'elle qu'il connaissait : sincère, altruiste et épicurienne malgré la désolation que l'on pouvait lire dans ses yeux quand elle pensait que personne ne la regardait.

 

          Leur histoire commune avait commencé dès les premiers jours de Némésis dans sa nouvelle école. Quand Roann – âgé de 18 ans à l'époque – était venu déposer son petit frère, il avait aperçu la fillette sur un banc. Il avait d'abord remarqué son regard apeuré puis vit les sutures encore fraîches à la base de son menton et sur son cou, comprenant ce qui lui faisait peur. Elle était effrayée par le monde qui l'entourait. Probablement parce qu'elle l'avait vu tel qu'il était réellement. Loin de l'innocence et des jeux d'enfants.

 

          Il avait demandé à son cadet s'il la connaissait. C'était une nouvelle. Ils étaient dans la même classe. Personne n'osait l'approcher parce qu'elle était un peu bizarre. L'adolescent s'était empressé de corriger les aprioris du petit garçon et lui avait fait promettre de faire un effort. C'était donc grâce à lui que Némésis s'était faite son seul et unique ami. Ils ne se quittaient jamais pendant les récréations, s'installaient toujours l'un à côté de l'autre en classe et passaient souvent leurs après-midis chez la petite fille.

 

          Á force de se rendre chez elle pour déposer ou récupérer son cadet, Roann avait fini par se lier d'amitié avec les ainés de la fratrie. Mais ils eurent fini par quitter la région pour mener leurs vies et, chacun occupé par ses obligations, ils perdirent contact.

 

          La voix de la jeune femme le ramena à la réalité : « Tu comptes me fixer comme ça encore longtemps ?

― J'ai quelque chose pour toi. »

 

          Il sortit de la poche de son pantalon un écrin en velours rouge. Quand elle se redressa pour s'asseoir au bord du lit, il la lui donna. Elle y découvrit une somptueuse bague en or blanc sertie d'un diamant noir. « Je me disais que ce serait plus crédible si tu avais une bague de fiançailles à exhiber.

― C'est surtout une idée de ta p'tite môman chérie, le chambra-t-elle. Rien ne compte plus que les apparences. ... Dis-moi ! Que penseraient les gens s'ils apprenaient que le fils-fils à sa maman n'a trouvé personne pour l'aimer et doit se contenter d'un mariage arrangé avec une saloperie de vampire ?

― Bon, s'exaspéra-t-il, tu veux de cette bague ou pas ? 

― Ce n'est pas la bonne question. » répondit-elle en tendant sa main gauche.

 

         Il soupira puis retira le bijou de la petite boîte pour le passer à son annulaire, dans un geste un peu brutal. « T'es pas drôle. »

 

         Lorsqu'ils redescendirent à la cuisine, la jeune femme alla retrouver sa mère et sa sœur pour leur montrer la bague, en feintant d'avoir oublié de le faire. L'homme s'approcha de son futur beau-frère qui berçait dans ses bras le nouveau-né qui peinait à trouver le sommeil. « Les joies de la paternité, plaisanta le jeune père dont la fatigue se lisait sur le visage.

― Voilà bien une expérience dont je me passerai pour le moment.

― Pour le moment ? répéta-t-il songeur. Alors, vous prévoyez d'avoir des enfants ?

― On verra bien ce que l'avenir nous réserve.

― Je suis heureux de voir que Némésis a changé d'avis. »

 

          Roann souhaitait bel et bien avoir des enfants. Mais certainement pas avec Nemesis. Non pas parce qu'elle lui était physiquement désagréable, bien au contraire, ou à cause de leurs antécédents. C'était parce qu'elle ne pouvait enfanter que si le géniteur était humain et l'alpha se devait d'avoir une descendance lycanthrope.

 

          L'homme s'extirpa de ses pensées et remarqua que le regard de son ami commençait à se perdre sur sa plus jeune sœur. « Est-ce qu'elle te parle de ... de sa cicatrice ? demanda-t-il d'un ton plus discret. Ou de ses cauchemars ?

― Tu connais ta sœur. Il est difficile de savoir ce qu'il se trame dans sa tête quand elle est décidée à ne pas te laisser le savoir.

― Ouais, c'est vrai. J'espérais juste qu'elle aurait enfin compris qu'elle n'était pas obligée de porter ce poids seule. ... Elle a beau essayer de le cacher, je sais qu'elle ne s'en est jamais réellement remise.

― Malheureusement, je crois que c'est cela sa plus grande force. Qu'est-ce qui pourrait bien l'effrayer quand chaque jour son propre cerveau la force à affronter ses plus grandes peurs ? »

 

          Le loup-garou avait conscience que l'esprit de Nemesis était affaibli et en proie aux troubles tels que les peurs paniques ou les hallucinations. Plus tôt, quand ils étaient en voiture, il avait vu la jeune femme poser une main son ventre. Et malgré son visage impassible, il s'était douté qu'elle revivait une douleur du passé. « Je ne l'ai jamais vu renoncer devant la moindre difficulté ou fuir devant le danger, ajouta-t-il admiratif. Elle se met toujours en première ligne. Peu importe les coups qu'elle recevra. C'est comme si ...

― Souffrir l'aidait à se sentir vivante, compléta l'homme. Et c'est bien ça qui nous fait peur à tous.

― Comment ça ?

― On craint qu'elle n'ait pas choisi la vie de chasseuse seulement pour nous protéger. On pense qu'elle fait ce pourquoi elle est née jusqu'à ce qu'elle tombe enfin sur la créature qui arrivera à la tuer.

― J'en doute. Il y a une différence entre chercher quelque chose qui nous aide à nous sentir vivant et mettre fin à la souffrance. ... Et puis, reprit-il sur un ton plus léger, pourquoi aurait-elle accepté de passer l'éternité avec quelqu'un si elle n'a nullement l'intention d'aller jusque-là ? » Il lui donna une légère tape amicale sur l'épaule en souriant. « Ta petite sœur est forte, Kieran. Tu peux être sûr qu'elle aura une très longue vie. »

 

          Au fond de lui, Roann espérait avoir raison. Si Némésis n'accordait que si peu de crédit à sa propre existence, elle alors était encore plus dangereuse que ce qu'il pensait et il finirait sans doute par être emporté avec elle dans sa chute.

 

*****

          Installée sur les marches devant l'entrée de la maison, emmitouflée dans un long et épais gilet cardigan, Némésis observait le ciel étoilé. La porte derrière elle s'ouvrit. Son frère vint s'installer à ses côtés en poussant un long soupire las. « Ça y est ? Ils ont commencé à parler politique ?

― Ouais, souffla-t-il en prenant la cigarette à moitié consumée qu'elle tenait entre ses doigts. Si le grand-père était encore des nôtres, les coups de canne auraient fusé sous la table.

― Je crois que je m'en serais pris deux-trois pour avoir osé choisir d'épouser un loup-garou.

― Tu parles ! rit-il en lui donnant un léger coup d'épaule. Tu étais sa préférée.

― Il nous a tous autant aimé et gâté.

― Peut-être mais tu es le seul vampire-chasseur. Il a toujours estimé que c'était à toi de porter notre héritage familial. Il t'a toujours vu comme la princesse qui finirait reine en prenant place sur le trône, redonnant aux Venandi leur grandeur d'autre fois.

― L'héritage familial ! pouffa-t-elle, presque mauvaise. Un putain de fardeau, voilà ce que c'est. Nos ancêtres ont merdé, laissant un équilibre fragile qui menace de céder à tout moment, et je suis seule pour gérer cet enfer. 

― Ils se sont fait massacrer, s'offusqua-t-il.

― Et comment en sont-ils arrivés là, hein ? Ils se sont pris pour des rois en prenant place sur un trône qui n'a jamais existé.


          Leur vanité et leur avidité les ont poussés à se trahir les uns et les autres, menant à cette foutue insurrection. Ils se sont perdus dans leurs jeux de pouvoir et ont oublié la véritable raison de leur existence. »


          La jeune femme n'avait pas une seule seconde quitter le ciel des yeux. C'était comme si elle souhaitait que leurs ancêtres, si une vie après la mort il y avait, entendent ce qu'elle pensait réellement d'eux. « Je suis désolée, soupira-t-elle en posant enfin ses iris émeraudes sur son aîné. Je ne veux pas entacher ta vision de nos aïeuls. Tu as toujours été admiratif de leurs exploits.

― Admiratif, c'est un grand mot, sourit-il. Mais si jamais il existe un sort pour voyager dans le temps, ça ne me déplairait pas de pouvoir échanger quelques mots avec eux. Et peut-être que si tu pouvais comprendre leur point de vue tu serais moins ... en colère contre eux.

― Mouais. ... Mais qui sait, hein ? Peut-être vivras-tu assez longtemps pour rencontrer le dernier roi.

― Quoi ? Drakon ? Tu penses qu'il a survécu ? s'enquit-il avec une lueur d'espoir dans le regard.

― J'ignore pourquoi mais notre grand-père en était convaincu. Il n'arrêtait pas de me répéter : "Tu verras, Némée ! commença-t-elle en imitant les mimiques du vieil homme disparu. Un jour ce lâche réapparaîtra et quand ce jour arrivera, parce que croies-moi il arrivera, tu devras le tuer. "

― Et toi, tu en penses quoi ? »


          Pour seule réponse elle se contenta de hausser les épaules. Elle n'était pas fermée à l'idée qu'il ait survécu. Après tout, leur arrière-grand-mère, elle, avait échappée au massacre. Mais elle ne souhaitait en aucun cas que cela soit vrai. Elle en avait bien assez lu à travers les journaux de Rose pour savoir à quel point son règne avait été redoutable.

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