Hérésie

Chapitre 2 : Némésis

2443 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 03/06/2021 18:21

          Némésis, depuis la fenêtre de sa vétuste chambre de bonne, observait la vie qui s'animait entre les cabanons du marché de Noël. Quand les premiers flocons de décembre commencèrent à tomber, les visiteurs s'arrêtèrent tous de marcher pour lever leurs prunelles émerveillées en direction du ciel étoilé – comme s'ils remerciaient Dieu de les aider à recouvrer un tant soit peu d'innocence. La créature brune ne put s'empêcher d'esquisser un sourire devant un tel spectacle. L'humanité tenait une grande place dans son cœur meurtri. Et à les voir ainsi, si sereins, l'aidait à continuer son épineux chemin parmi les monstres de l'ombre.

 

          Le visage de la jeune femme se referma soudainement : ses iris émeraudes repérèrent un visage sur lequel ils ne s'étaient pas posés depuis des années. Elle attrapa sa veste en cuir qui reposait négligemment sur le lit puis sortit.

 

          A peine eut-elle franchi la porte d'entrée de son immeuble que ses sens se mirent à sa recherche. La foule étant humaine, il ne fallut que quelques secondes pour que son instinct ne lui dicte la bonne direction à prendre. Le vampire se mêla à la masse qui remontait l'avenue du marché et se laissa emporter par le fil invisible qui la reliait à sa proie.

 

          Au fur et à mesure de ses pas, la présence surnaturelle titillant son échine s'entremêla à un flot d'âmes, bien trop opulent, qui lui interdisait d'identifier la moindre créature. Ses yeux, suivant cette imposante masse occulte dans laquelle le loup s'était perdu, se posèrent sur un de ces petits chalets qui proposait du vin chaud. Mais parmi les effluves brûlants de cannelle et d'orange qui s'en dégageaient, l'odorat affuté de la chasseuse distinguait un parfum métallique.

 

          Némésis s'avança jusqu'à l'échoppe éphémère, se frayant un chemin à travers les discussions et les rires des êtres surnaturels qui s'y étaient rassemblés. Lorsqu'elle s'approcha du comptoir au-devant du cabanon de bois, elle sentit le poids d'un regard sur elle.

 

          Derrière les deux hommes, qui se tenaient à l'intérieur, s'en trouvait un troisième. Mais lui n'avait rien d'un tenancier. C'était un homme d'affaire qui portait fièrement un costume de grand couturier sous un long manteau en tweed, tout aussi couteux. La jeune femme ne put s'empêcher de penser qu'il ressemblait beaucoup à Ethan, et cette ironie étira ses lèvres en un discret sourire.

 

          L'homme, dont le regard bleu glacial ne cessait de la fixer, s'avança vers elle. Il posa ses poings sur le rebord en bois qui les séparait et se pencha légèrement en avant. Le sol du petit édifice étant surélevé de quelques centimètres, il imposait sa dominance sur la jeune femme. Cependant, elle n'était nullement impressionnée. Son sourire espiègle s'étira et elle posa ses avant-bras croisés sur le bar. « Ça faisait longtemps.

― Que fais-tu ici ? demanda-t-il froidement de sa voix grave.

― Voyons, fit-elle mielleuse en se hissant sur la pointe de ses pieds pour rapprocher son visage du sien, n'es-tu pas heureux de me revoir ?

― Ta présence n'est jamais annonciatrice de bonne nouvelle.

― Aujourd'hui est l'exception qui confirme la règle.

― Permets-moi d'en douter.

― Je vais faire de toi un homme puissant, Roann. » chuchota-t-elle suavement.

 

          Á la méfiance qui régnait dans les yeux de l'homme vint lentement se mélanger de la curiosité. Il les plongea encore plus profondément dans ceux de la jeune femme, essayant vainement d'y décrypter le moindre indice. Seulement, Némésis n'était pas ce genre de femme que l'on déchiffrait facilement. On ne voyait en elle que ce qu'elle voulait bien laisser transparaître. C'était une manipulatrice hors-pair. Et Roann, pleinement conscient de cela, se laissa tout de même emporter par cet esprit volage qu'il n'avait jamais réussi à cerner.

 

          Ils s'étaient installés à la terrasse d'un café que les illuminations de Noël teintaient de nuances vertes et rouges. Le loup-garou retira ses gants en cuir puis porta à ses lèvres la tasse fumante qui se trouvait devant lui. Le vampire à ses côtés allumait une cigarette en observant les passants. « Il y a une chose que je ne comprends pas, commença-t-elle après avoir craché sa fumée en direction du ciel. Comment un homme affaire tel que toi se retrouve à tenir un stand ? Les affaires vont-elles si mal que cela ?

― Je me diversifie en tentant ma chance sur un nouveau marché, rectifia-t-il.

― Tu te lances sur le marché surnaturel, comprit-elle en se remémorant l'odeur de sang chaud épicé qu'elle avait senti plus tôt. Je doute que l'Occultatum apprécie que tu viennes jouer sur son terrain.

― Je ne suis pas là pour jouer. Mais pour gagner. » Un sourire étira les lèvres pâles de Némésis qui laissèrent s'échapper une nouvelle bouffée de sa fumée brûlante. « Les rumeurs sont donc vraies. La Compagnie Menley est en guerre contre la plus puissante des entreprises surnaturelles.

― Cesse de tourner autour du pot, Némésis ! Que veux-tu ? 

― Épouse-moi ! »

 

          Il n'y avait aucune émotion dans sa voix. Calme et froide. Comme si c'était anodin. Néanmoins, au plus profond de son être, là où elle n'autorisait personne à entrer, Némésis se sentait déjà prisonnière. Parce qu'elle savait qu'il allait finir par accepter. Elle parvenait toujours à ses fins.

 

          Roann, perplexe, se questionnait sur ce qu'elle pouvait bien avoir en tête. Il ne put contenir son rictus face à l'absurdité de la situation. « Tu n'es pas mon genre de femme, lâcha-t-il en s'enfonçant contre le dossier de sa chaise. Comme je doute être ton genre d'homme.

― Rassure-toi, je ne suis pas en train de parler d'amour. Je parle de te faire gagner.

― Et comment ? se moqua-t-il. Pour gagner il me faut de l'influence, de l'argent. En soi, j'ai besoin d'acquérir du pouvoir. Et tu n'as rien de tout cela.

― Je croyais que tu me connaissais mieux que cela. » fit-elle faussement déçue.


*****


         Ethan avançait dans la nuit, la lumière des lampadaires éclairait son chemin à travers la Grande Place, où étaient garés quelques véhicules. Malgré l'heure tardive, un bar, vidé de toute présence, était encore éclairé derrière ses stores à moitié fermés. Le sang-pur devinait que la silhouette qu'il apercevait s'agiter n'était autre que celle de Némésis. Elle s'adonnait à son travail tout en se mouvant au rythme de la musique qui berçait l'endroit. Elle passait d'une table à l'autre en tournoyant. Elle en nettoyait la surface d'un coup de chiffon humide puis enchaînait, dans un mouvement gracieux, avec une nouvelle table.

 

          Soudainement la jeune femme s'arrêta dans sa tâche. Elle alla se placer derrière le bar, éteignit la musique et s'empara de deux verres qu'elle posa ensuite sur le comptoir. Elle attrapa une vieille bouteille de Bourbon poussiéreuse sous l'évier, cachée derrière un simple rideau avec de nombreuses autres bouteilles abandonnées.

 

          Dans sa nuque, comme le souffle d'un fantôme, elle sentait l'âme d'Ethan se rapprocher. L'homme franchit l'entrée de la petite brasserie, intimidant le vide qui y régnait par sa simple présence. Némésis avait toujours été impressionnée par ce qui émanait de cet homme. Le titre de sang-pur n'avait, aux yeux de la Nature, aucune véritable valeur. Et pourtant. Ce qu'il dégageait était fort. Presque écrasant. Et nul n'avait besoin du sens des vampires-chasseurs pour le ressentir.

 

          Elle esquissa un sourire en l'invitant d'un signe de la tête à venir s'installer devant le verre de whisky qui l'attendait au comptoir. « Pourquoi ai-je l'impression que je ne vais guère apprécier ce que tu as à me dire ? s'enquit-il en se débarrassant de son manteau où encore quelques flocons y étaient accrochés.

― Qu'est-ce qui te faire croire cela ? sourit-elle, un air innocent sur le visage.

― Tu as certes grandi mais tes yeux, eux, n'ont pas changés. Tu avais ce même regard quand, à six ans, tu m'as annoncé avoir perdu la dague de Rose en jouant avec.

― Sauf que cette fois, souffla-t-elle en perdant son sourire, j'ai vraiment merdé.

― Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »

 

          La chasseuse avala le contenu de son verre d'une traite. L'alcool était le meilleur carburant qui pouvait lui donner la force d'annoncer les choses à celui qu'elle avait peur de décevoir.

 

          L'homme comprit la détresse de sa protégée. Il la rassura en lui faisant comprendre que, peu importe ce qu'elle avait à lui dire, il l'aiderait. Comme toujours. « Je voulais te prouver que j'étais digne de rejoindre l'Occultatum.

― Némésis, je te l'ai déjà dit. C'est bien trop risqué.

― Je sais, je sais. » Elle se resservit un verre qu'elle ingurgita tout aussi rapidement que le précédent. « Du fait, je suis allée voir Roann Menley. J'ai eu vent des tensions entre vous. J'ai essayé de le faire revenir sur sa décision et de renégocier votre accord sur la place qu'il devrait occuper au sein de l'Occultatum. S'il reprenait les livraisons, j'espérai qu'avec le conseil, vous considéreriez ma candidature. »

 

          En croisant le regard du sang-pur qu'elle avait jusque-là fuit, elle y découvrit de l'incompréhension. Elle soupira, cherchant toujours la force qui l'aidait à parler. « Je ... J'ai un certain passif avec Menley. Un différend. La dernière fois que mon chemin a croisé le sien, je lui ai promis que je gardais un œil sur ses activités et qu'au moindre faux pas je le tuerai. Mais lui en a fait tout autant.

― Comment ça ?

― Il sait tout. Que ce soit l'espèce à laquelle j'appartiens, l'histoire de ma famille, ma relation avec toi... »

Cette fois-ci, c'est Ethan qui avala son whisky en une seule gorgée. Imaginer son ennemi faire du chantage à celle qu'il considérait comme sa propre enfant lui était insupportable. Personne ne pouvait s'en prendre à Némésis et vivre impunément. « Que veut-il ?

― Il veut que tu me choisisses comme héritière.

― Qu'est-ce qu'il y gagnerait ?

― Si, par la suite, il m'épouse, il pourrait alors prétendre à une place au conseil.

― Cette ordure veut te marier de force ? s'enragea-t-il. Je vais le tuer.

― J'ai pensé à le tuer, moi aussi. Mais Roann n'est pas n'importe quel Alpha. Il est à la tête d'une des plus grandes meutes du pays. »

 

          Derrière ces jeunes prunelles émeraudes qui le fixaient, Ethan pouvait presque voir l'esprit de la jeune femme s'agiter sous une pluie d'idées. Toutes aussi dangereuses les unes que les autres. « On ne va pas entrer dans son jeu, insista-t-il.

― Il ne s'agit pas seulement de toi et moi, Ethan. Ma famille est aussi à compter dans l'équation.

― Némésis, je...

― On peut essayer d'en tirer quelque chose, le coupa-t-elle. D'un point de vue stratégique, l'Occultatum y gagnera bien plus à avoir Roann et sa meute en tant qu'alliés.

― Admettons, soupira-t-il. Mais comment peux-tu croire, qu'une fois tout obtenu, il n'informera pas le conseil de ta véritable nature ?

― S'il y a bien une qualité que je peux lui reconnaître, c'est qu'il tient toujours parole. »

 

          L'homme pesa silencieusement les pours et les contres. Sa protégée le rassura en l'informant que Roann leur laissait une semaine pour se décider. Elle lui conseilla de prendre son temps. Comme elle comptait le faire pour envisager toute possibilité de contrer les plans du loup-garou. Le sang-pur vida le verre qu'elle venait de lui servir, se vêtit de son manteau et quitta les lieux en promettant à Némésis qu'il ferait tout pour la préserver de cet homme.

 

          Quelques instants plus tard, la porte du bar s'ouvrit une nouvelle fois en dépit de l'heure bien avancée de la nuit. Némésis avait déjà servi un verre de Bourbon à son nouveau visiteur, l'ayant repéré depuis plusieurs minutes déjà. Roann s'installa sur le tabouret où se trouvait précédemment son rival. Elle leva son verre. « Ce que Némésis veut, Némésis l'obtient toujours, lança-t-elle avant de boire une gorgée.

― Je te trouve bien sûre de toi, rétorqua-t-il froidement. Il ne m'a pas l'air enclin à accepter.

― Ne t'inquiètes pas, mon petit loup ! fit-elle en choquant son verre contre le sien. Je connais Ethan. Il aura changé d'avis d'ici demain matin. 

― Si tu le dis. » soupira-t-il toujours aussi sceptique.

 

          Á l'observer, à exploiter les faiblesses des autres, il se demandait quelles pouvaient bien être celles de la jeune femme. Elle était si impassible. Aucune des émotions qu'elle affichait n'était réelle. Némésis avait un contrôle total sur son environnement. Et maintenant qu'il en faisait partie, qu'il n'était qu'un pantin de plus, il détestait ça. Mais, à bien y réfléchir, le jeu en valait la chandelle. Elle était la clé qui le mènerait au sommet.

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