Hérésie

Chapitre 1 : Némésis

2634 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 31/05/2021 18:17

         Némésis était adossée à sa voiture, une cigarette roulée pendue à ses lèvres. Le froid qui habitait la région s'étant attaqué à ses mains elle les avait plongées dans les poches de sa veste en cuir. Son regard était perdu sur la bâtisse qui se tenait à quelques mètres d'elle. L'inscription Funérarium de Saint-Obscure, bien que floue, ne cessait d'attirer l'attention de ses yeux qui peinaient à la fuir. Et tout bien considéré, il n'y avait pas que ses prunelles qui voulaient y échapper. Son être tout entier la suppliait de partir. Elle ne voulait pas y faire face. Pas maintenant. C'était trop tôt.

 

         Certes elle avait déjà été confrontée la mort, elle l'avait même donnée à plusieurs reprises. Mais cette fois-ci ce n'était pas pareil. C'était quelqu'un qu'elle connaissait, qu'elle chérissait, qui s'en était allé. Et il n'y avait rien de surnaturel à cela. Ce n'était qu'une longue vie bien remplie qui s'était achevée dans la douceur de son sommeil. C'était la vie. Tout simplement.

 

         Mais pour elle, créature immortelle, la vie ne représentait qu'un macabre jeu de dominos. Ce jour-là elle faisait ses adieux à son grand-père. Viendrait ensuite celui où elle devrait en faire de même avec ses parents. Puis avec son frère et sa sœur. Avec ses neveux, nièces, cousins et cousines qu'elle avait vu naître et grandir.

 

         Une sensation de brûlure sur ses lèvres la sortit de ses pensées. Sa cigarette s'était consumée sans qu'elle n'en ait apprécié les vapeurs. Elle écrasa son mégot dans le creux de sa paume, espérant que la douleur physique prendrait l'avantage sur celle qui animait son esprit. Mais c'était une bien trop faible souffrance pour surplomber quoi que soit. Elle jeta le petit reste de sa cigarette dans le cendrier qui se trouvait près de l'entrée du funérarium. Elle prit une grande inspiration, humant une dernière fois l'air frais, avant de franchir le seuil.

 

         En entrant dans ce qui ressemblait à une salle d'attente, elle fut accueillie par des sourires. Une étrange ambiance légère régnait dans la pièce. Tous semblaient avoir accepté que l'heure du vieil homme était venue. En cet instant la jeune femme les enviait plus que jamais.

 

         Elle échangea des accolades avec les membres de sa famille qui regrettaient de ne la voir qu'en de telles circonstances. Mais tous savaient que son train de vie était incompatible avec le leur et que sa présence était exceptionnelle. Ils savaient que, depuis qu'elle était partie de chez ses parents à sa majorité, elle parcourait le continent pour faire ce pourquoi elle était née. Mais leur vision de sa vie était erronée. Ils la voyaient en héroïne. La gardienne de l'humanité. De sa vie, elle, elle n'en retenait qu'une existence tâchée par le sang qu'elle faisait couler. Toutefois son propre reflet ne l'insupportait aucunement. Elle avait accepté ce qu'elle était et nul remord l'empêchait de dormir la nuit.

 

         En enlaçant l'aîné de sa fratrie, c'est là qu'elle le vit. Il était dans la pièce voisine. Dans son cercueil. Il était vêtu de son plus beau costume et portait autour du cou, comme toujours, l'alliance de son épouse. Cette vue éveilla les angoisses de Némésis. Lorsque l'étreinte qu'elle partageait avec son frère prit fin, elle s'empressa de se positionner là où ses yeux n'avaient pas accès à la pièce où le vieil homme reposait.

 

         Cette situation semblait si surréaliste pour la jeune femme. Tout le monde, elle incluse, riait en se remémorant les bons moments. Alors qu'il était là. Mort. Pourquoi ne pleurait-elle pas alors que le poids de cette disparition pesait tant dans sa gorge ? Peut-être qu'a trop fréquenter les autres êtres surnaturels elle en avait oublié comment être humaine.

 

         Elle secoua légèrement la tête, effaçant toutes ses pensées. D'un regard presque timide elle observa le personnel du funérarium emporter le cercueil désormais scellé. Elle emboita ensuite le pas à sa famille qui commençait à quitter les lieux. Il était maintenant l'heure de partir pour l'église.

 

         Installée derrière le volant de son pick-up, dont certains endroits de la carrosserie grise commençaient lentement à se faire envahir par la rouille, Némésis suivait machinalement le véhicule de ses parents. Malgré ses efforts les songes ne cessaient jamais. Les éclats de voix de ses neveux sur la banquette arrière, qui avaient tant tenus à voyager avec elle, ne parvinrent à la dévier de ce schéma.

 

         Désormais enfermée dans cette spirale psychique infernale, la jeune femme devenait spectatrice de sa propre existence. Elle se voyait ouvrir la portière arrière et aider les enfants à descendre du véhicule sans se souvenir comment elle en était arrivée là. Sa conscience lui faisait défaut. Elle n'était plus qu'une machine programmée pour se comporter comme un humain.

 

         Entrainée par les deux garçonnets qui étaient accrochés à ses mains, le vampire avançait nonchalamment dans la nef. Les enfants choisirent pour elle où s'installer. Et à peine assis ils se blottirent contre elle. C'était comme s'ils savaient que, peu importe les mots, seul un geste tendre parviendrait à ramener leur tante à la réalité. Et ils avaient raison. Némésis ferma les yeux, profitant de l'instant. Pour la première fois de la journée un sourire sincère illuminait son visage pâle. Son grand-père était peut-être parti mais eux, comme le reste de la famille, étaient encore là. Et c'était soudainement ça le plus important.

 

         La messe, qui parut à la jeune femme durer des heures, se résuma à un discours fade. La moitié des informations du prêtre, supposées personnaliser ce texte à trou qu'il répétait à chaque nouvel enterrement, était erronée. Mais c'était surtout ce ramassis religieux, seule vérité, qui exaspérait la chasseuse encore plus. « Tuez-moi, souffla-t-elle en se levant une énième fois avec le reste de l'assemblée.

― Qu'est-ce qu'il y a ? chuchota sa sœur, à sa droite, avec un air amusé.

― Je crois que l'eau bénite n'est pas très bien passée. » se surprit-elle à plaisanter.

 

         Celle avec qui elle partageait beaucoup de ses traits physiques se pinça les lèvres. Voyant alors qu'elle essayait tant bien que mal de réprimer son rire, Némésis eut à son tour une soudaine envie de s'esclaffer. Elle détourna vivement le regard pour se reconcentrer sur la cérémonie. Mais une petite bafouille de la part du prête suffit à faire craquer les sœurs. Elles étouffèrent leurs pouffements en plaquant une main sur leurs bouches.

 

         À la sortie de l'édifice, quand la messe prit fin, les deux jeunes femmes se laissèrent enfin aller à leur fou rire. Mais le regard désapprobateur de l'époux de l'ainée les freina subitement.

 

         À la vue de ce couple, dont certaine fois elle doutait de l'existence de sentiments, la créature brune était certaine de ne jamais faire cette erreur qu'était le mariage. Les mots doux, les concessions, la jalousie, c'était un langage qu'elle ne comprenait pas et qu'elle n'avait jamais cherché à comprendre. Elle était un esprit vagabond, si ce n'est instable, à qui les conquêtes d'une seule nuit suffisaient amplement.

 

         Porté par les employés des pompes funèbres, le cercueil sortit de l'église et fut emmené en direction du cimetière de l'autre côté de la rue. Tout le monde se mis à le suivre silencieusement dans son ultime voyage jusqu'à sa nouvelle demeure fraichement creusée.

 

         Après quelques autres paroles insipides de l'homme de foi qui écorcha le prénom de celui que l'on honorait, le cercueil commença à lentement descendre sous terre – faisant naitre un poids dans le ventre de Némésis. Cette soudaine sensation qu'elle était incapable de nommer lui provoqua des frissons. Ils étaient si froids qu'ils lui parussent douloureux.

 

          Lorsque l'on confirma que le vieil homme était bien installé dans son ultime demeure et qu'il était temps de lui dire au revoir une dernière fois, la brune sentit son âme tomber sans qu'elle ne puisse la rattraper. Elle balaya ce nouveau sentiment désagréable, prit la rose blanche que lui tendait son père et s'avança vers la tombe en sa compagnie.

 

          Ses prunelles vertes ne parvinrent à regarder en bas. Elle adressa une dernière pensée pour celui qu'elle ne reverrait plus jamais puis elle lança la fleur sur le cercueil.

 

         Au fur et à mesure que ses pas l'éloignaient, elle réalisait que c'était bel et bien la fin. Et cette peine qu'elle pensait inexistante s'éprit de son être tout entier. L'air lui manqua soudainement. Ses jambes devenues tremblantes peinaient à la porter. Elle pressa le pas pour quitter les lieux en veillant d'un regard furtif à ce que sa famille ne la remarque pas. Elle ne voulait pas qu'ils la voient ainsi. Non seulement parce qu'elle détestait être affaiblie par ses propres émotions. Mais également parce qu'elle ne souhaitait guère qu'ils essayent de la réconforter. Ils lui auraient dit qu'ils comprenaient mais que c'était la vie. Qu'il fallait s'y résoudre et avancer. Mais ils ne pouvaient pas comprendre. Ils étaient humains.

 

         Sur le parking accolé au cimetière, adossée à son véhicule, elle lâchait enfin prise et laissait les larmes couler. Elle voulait hurler. Hurler sa douleur, sa peine et sa peur. Mais aucun cri ne s'échappa de ses lèvres. Seuls des sanglots étouffés les franchissaient quand elle ne parvenait pas à les contenir. De toutes les douleurs qu'elle avait expérimentées, celle qui la rongeait en cet instant lui était la plus insupportable.

 

         Les sens de Némésis s'éveillèrent soudainement. Les frissons qui parcouraient son échine lui indiquaient qu'il y avait quelque chose. Quelqu'un. La sensation qui s'était emparé de son être lui permis d'identifier un vampire. Et à la puissance qui émanait de lui elle en devinait qu'il était très âgé. Un triste sourire étira ses lèvres légèrement bleutées par le froid. Du revers de la main elle balaya ses larmes puis, de sa voix brisée, dit : « Qu'est-ce que tu attends pour venir me consoler ? ».

 

         C'est en relevant la tête qu'elle le vit enfin. Ethan. Il se tenait là, à seulement quelques mètres. Droit. Fier. Comme dans ses souvenirs, il était élégamment habillé. Il portait un costume trois pièces sous un long manteau de cachemire noir. Mais un détail en particulier de sa tenue lui arracha un nouveau sourire. Sa cravate. Elle était d'un bleu foncé profond. De loin on aurait pu croire qu'elle était décorée de petite formes marrons. Lui ayant elle-même offert le vêtement Némésis savait qu'il s'agissait en réalité de petits oursons. « Je n'en reviens pas que tu l'aies gardée, sourit-elle en s'avançant vers lui.

― Bien sûr que je l'ai gardée. C'est ce que j'ai de plus précieux. »

 

         Quand elle arriva à son niveau, sans en dire plus, elle se blotti contre lui. L'homme referma ses bras autour de celle qui lui semblait si différente et pourtant toujours aussi fragile. De nouveaux sanglots s'emparaient d'elle sans qu'elle ne puisse les retenir. « Ça va aller. » chuchota celui qui avait déjà vu bon nombre de ses proches humains disparaître au fil des siècles. Bercée dans la chaleur de ses bras rassurants le vampire exorcisa toute sa peine.

 

         Son chagrin calmé, le sang-pur l'invita à venir se promener dans les alentours. Elle s'accrocha au bras qu'il lui tendait et se laissa entrainer dans les rues de Saint-Obscure.

 

         Tout en admirant l'architecture gothique de la vieille ville ils parlaient de tout ce temps passé loin de l'autre. Quand ils commencèrent à aborder les raisons qui ont poussé Némésis à embrasser la vie de chasseuse, la créature brune s'arrêta soudainement de marcher. L'homme se retourna pour lui faire face et demanda avec une inquiétude difficilement dissimulée : « Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

― J'ai seulement pris conscience qu'il était temps que je fasse la paix avec mon passé. Mais pour y arriver je dois trouver qui m'a fait ça, dit-elle en désignant sa cicatrice, et pourquoi.

― Je crains que cela ne te fasse plus de mal que de bien. ... Tes parents, qu'est-ce qu'ils en disent ?

― Ils n'en savent rien et mieux vaut que ça reste ainsi. Je n'ai pas besoin qu'ils s'inquiètent encore plus pour moi.

― Si jamais tu as besoin d'aide dans tes recherches, je suis là.

― Justement, c'est pour ça que je t'en parle.

― Qu'est-ce qu'il te faut ?

― Je veux rejoindre l'Occultatum.

― Tu es devenue folle ? s'écria-t-il presque. Ce n'est pas pour rien que je me suis éloigné de toi. S'ils apprennent ce que tu es...

― Ethan, le coupa-t-elle, je me fais passer pour une humaine depuis aussi longtemps que je respire. Il suffit de trouver une histoire crédible sur comment je suis devenue un vampire et le tour est joué.

― C'est risqué.

― Si je rejoins l'Occultatum, non seulement je serais en possession de moyens que je ne trouverais pas ailleurs, mais surtout je t'aurai à mes côtés. »

 

         L'homme ne parvenait à cacher son appréhension. Némésis lui dit alors d'y réfléchir puis lui indiqua où il pouvait la trouver lorsqu'il aurait pris sa décision. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue et s'en alla retrouver sa famille.

 

         Il l'observait partir, le cœur empli de regrets.


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