La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1

Chapitre 9 : Le Perle d'Ambre

5122 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 23/12/2020 23:09

              L’heure d’exécuter le plan arriva bien vite pour les orphelins. Durant toute la journée, ceux-ci s’étaient préparés pour l’assaut du navire et la mise en place des différentes diversions sous le regard d’acier de leur jeune chef. Anathor, sur la demande de Faelor, lui avait ramené un fourreau sobre pour ranger son poignard. Il avait aussi repris celui qui ne servirait pas, en échange d’une bourse bien remplie que Raeni avait essayé de refuser. L’alfombre avait alors insisté pour qu’elle la prenne, au moins en tant que paiement pour l’objet décoratif de grande valeur. Elle avait fini par céder, à moitié à contrecœur.

              Tous ceux qui avaient choisi d’accompagner l’hybride avaient préparé leurs affaires, que les marins avaient embarqué sur le navire le plus discrètement possible. La jeune femme avait insisté pour qu’ils emportent des vêtements, surtout des pantalons pour les filles, habillées d’ordinaire de robes guère pratiques sur un navire. Elle avait aussi insisté pour leur trouver des armes, malgré sa volonté de ne jamais blesser ni tuer. Elle se doutait bien qu’un voyage en mer risquait de les amener à se battre, au moins contre des créatures marines. D’après Thaelor, Mililian regorgeait de monstres en tous genres et il leur fallait se tenir prêt à les croiser. Bien sûr, le navire abritait une armurerie complète, mais Raeni avait peur que les épées stockées là-bas, conçues pour être maniées par des hommes adultes et entraînés, soient impossibles à soulever pour des adolescents orphelins, pour la plupart à peine correctement alimentés.

              Le crépuscule était finalement tombé sur la ville et avait apaisé la frénésie des orphelins. En revanche, une excitation teintée d’angoisse avait pris possession de leur cœur et tous terminaient de se préparer pour le rôle qu’ils auraient à jouer dans la soirée. Laëlia et ses amies avaient enfilé des robes älfaë, à la fois légères et voluptueuses, si merveilleuses que les adolescentes en étaient transformées. L’heure de partir approchait, mais la demi-fée avait une dernière mission à accomplir avant de rejoindre la taverne. Raeni lui avait demandé de l’aide, car elle savait qu’elle ne pourrait pas gagner le Perle d’Ambre sans déguisement. Les gardes restaient attentifs, et, s’ils venaient à la trouver, elle risquait de se faire arrêter. De plus, il lui fallait à tout prix endormir la méfiance des marins afin de réussir à leur faire avaler le somnifère sans se faire repérer. Et pour cela, quoi de mieux que de se faire passer pour une danseuse Dëlmyn Lëthä ?

              Laëlia lui avait donc procuré une tenue semblable à celle des artistes. Elle terminait de maquiller la jeune femme, métamorphosée par les soins de son amie. De délicates arabesques orangées couraient sur ses joues et autour de ses yeux et mettaient en valeur ses iris. Ses cils avaient été rallongés par un traitement magique, ses lèvres colorées et couvertes de minuscules paillettes d’or. Une couronne de perles ambrées retenait sa chevelure courte et irrégulière. Avec sa robe diaphane dont les voiles limpides coulaient sur sa peau noire aux reflets orangés, les fils enflammés qui s’enroulaient avec grâce autour de ses jambes et les fines sandales incandescentes à ses pieds, elle était métamorphosée. Même Thaëlya, venue chercher ses ordres, ne la reconnut pas tout de suite lorsqu’elle la vit. Raeni, bien que mal à l’aise dans des vêtements si légers, se trouva satisfaite. Elle se sentait certes nue et désarmée, elle avait froid et ses sandales lui faisaient mal aux pieds, mais elle devait avouer que personne ne pourrait penser avoir affaire à elle.

              Elle passa une cape sur ses épaules pour se réchauffer un peu, puis sortit à la suite de la demie-älfä. Leurs pas les menèrent jusqu’au port, où l’heure tardive s’accompagnait de la présence de nombreux marins partis chercher un peu d’amusement, de boisson et de nourriture à l’auberge. Elles se mêlèrent à la foule pour éviter les gardes occupés à patrouiller dans les environs, puis Raeni faussa compagnie à son amie pour gagner une ruelle étroite et déserte. Plus loin, une porte de bois fermée laissait filtrer une rai de lumière par une interstice entre deux planches un peu abîmées. Elle poussa le battant pour entrer dans le bâtiment.

              Un intense bouquet de parfums envahit aussitôt ses narines. Les notes légères des légumes se mêlaient avec délicatesse à celles, plus fortes, des épices utilisées en cuisine. Un relent d’alcool, coupée d’une vague odeur fruitée, monta jusqu’à elle, accompagné de l’arôme entêtant du tabac. Le bourdonnement sourd de conversations animées se mêla aux fragrances, accompagné du léger trille d’une flûte et des arpèges veloutés d’une harpe. L’ambiance détendue du lieu contamina Raeni, qui esquissa un sourire charmé. Elle déposa sa cape dans un coin après avoir refermé la porte, puis s’avança dans le couloir jusqu’à un rideau de flammes, qu’elle traversa sans ressentir la moindre chaleur.

              Une explosion de couleurs se révéla alors sous ses yeux. Les murs blancs d’une immense pièce, un peu basse de plafond, étaient recouverts par des pièces de tissu légères placées là pour la décorer. Des bougies flottantes éclairaient les lieux d’une douce lumière chaleureuse. De longues tables avaient été dressées pour les différents équipages, tandis que d’autres, plus petites, accueillaient les voyageurs solitaires et caravanes terrestres. Des musiciens se produisaient sur une large estrade, qui occupait une bonne partie de l’espace. Face à elle, de nombreux coussins épais permettaient aux clients de se reposer et de profiter du spectacle, et un escalier de pierre masqué par une étoffe diaphane menait à l’étage et aux chambres de l’auberge.

              La beauté de la musique amena l’hybride à fermer les yeux quelques instants. L’âcreté de la sueur, les notes d’alcool et les parfums de nourriture cédèrent peu à peu la place à une douce odeur de sable chaud, mêlée à celle, plus caractéristique, du bois mouillé et des embruns. Lorsque ses paupières se soulevèrent à nouveau, elle se trouvait sur une plage, aux côtés d’une barque tirée sur la berge. La vision s’effaça toutefois lorsqu’un matelot la bouscula sans vergogne.

—   Rustre, siffla-t-elle entre ses dents.

Elle se remémora ensuite la raison de sa présence et prit la direction de la réserve, une large pièce fermée par une lourde porte de bois. L’obscurité remplaça la pâle clarté des bougies, et les fragrances de vin et d’humidité, celles de la pièce principale. Le calme de la pièce acheva de tirer la jeune femme de sa léthargie. Elle observa un instant une petite elfe de feu occupée à empiler des pommes, puis l’apostropha avec douceur :

—   Coucou, toi.

L’enfant sursauta. Sa pyramide s’effondra en partie, ce qui ne sembla pourtant pas la peiner.

—   Tu as la livraison ? demanda son aînée.

Elle hocha la tête et lui désigna un tonnelet du doigt. La jeune femme la remercia.

—   Il y a déjà les larmes dedans ? s’enquit-elle ensuite.

Nouveau geste affirmatif de la fillette. Un sourire satisfait étira les lèvres de Raeni, qui embarqua alors le contenant. Un grognement lui échappa lorsqu’elle le souleva. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi lourd.

Elle réussit cependant à le sortir de la cave et à le porter quelques minutes avant de devoir s’arrêter pour faire une première pause. Elle reprit son souffle, inquiète, car des gardes passaient non loin pour l’une de leurs rondes. L’obscurité joua en sa faveur, car ni l’un ni l’autre ne s’arrêtèrent pour lui parler. Ils se contentèrent de lui adresser un signe de tête pour la saluer. La jeune femme se sentit rassurée. Laëlia avait réussi, personne ne la reconnaissait.

Elle reprit sa route, l’esprit rempli de pensées positives et les bras malmenés par leur chargement. Elle fut forcée de s’arrêter à nouveau, un peu en retrait par rapport au Perle d’Ambre. Elle en profita pour le détailler malgré le manque de lumière et ne put s’empêcher de le trouver magnifique : ses deux mâts s’élançaient vers le ciel avec grâce, et sa figure de proue en forme d’oiseau aux ailes déployées soutenait fièrement le beaupré. La coque, de toute évidence lustrée, reflétait la faible lueur des flambeaux postés devant la passerelle, laissée sans surveillance.

Enhardie par la certitude que personne ne la reconnaîtrait, elle termina son trajet d’un pas vif, nonchalant. Elle fut toutefois ravie de déposer le tonneau au pied de la planche de bois qui reliait le vaisseau au quai. L’absence de garde lui fit froncer les sourcils. Elle s’attendait à ce qu’il soit bien surveillé, à cause de sa réputation. Elle se rappela ensuite que la ville ne comptait pas parmi les plus grandes cités althëliennes, et que le navire appartenait à la flotte alfombre. Puisque ceux-ci étaient alliés à Toëlla, il se trouvait donc en territoire ami. Elle s’étonna que les thalëni soient aussi insouciants, mais s’en trouva agréablement surprise. Après tout, si personne ne s’attendait à ce qu’il puisse être volé, autant en profiter et leur faire regretter leur négligence.

Elle plaça donc ses mains en porte-voix et cria :

—   Ohé, à bord ! Il y a quelqu’un ?

Quelques secondes s’écoulèrent avant que le claquement régulier de pas sur le pont ne lui parvienne. Un alfombre se présenta au sommet de la passerelle.

—   Qu’est-ce que tu veux ? lança-t-il d’une voix méfiante.

Raeni tapota son tonneau avec un sourire qu’elle voulut charmeur.

—   On m’a demandé de vous apporter ça, indiqua-t-elle. Du flhylh de première qualité, fermenté pendant six mois dans une cave spécialisée !

L’homme sembla hésiter, mais une voix derrière lui trancha :

—   Laisse-la monter, Aranor. On peut bien se permettre quelques verres… C’est pas ça qui nous rendra soûls, et si c’est les copains qui nous l’envoient…

—   Bon… viens, alors, grogna l’autre.

La jeune femme leur demanda un peu d’aide pour hisser le tonneau à bord. Le dénommé Aranor vint l’assister pendant que son camarade faisait passer le message sur le navire de l’arrivée d’un tonneau de flhylh. Bientôt, cinq hommes supplémentaires se tinrent devant elle, chope à la main, le visage éclairé par une expression de ravissement profond.

—   Bah, c’est tout ? s’étonna la jeune femme devant le faible effectif.

L’un des marins ricana.

—   Ouaip, mam’zelle ! Pas b’ soin d’plus, y’a pas d’danger et on fait partie des meilleurs mages de la marine althëlienne !

—   Vous avez de la chance… soupira-t-elle d’un air rêveur. J’aimerais bien posséder autant d’assurance…

—   Ah, c’est sûr que c’est pas une gamine de ton gabarit qui ferait un bon soldat, se moqua Aranor.

—   Je préfère rester à terre, de toute façon, grommela-t-elle, un peu vexée.

—   T’as bien raison, va, la rassura-t-il. Tu tiendrais pas deux minutes face à une tempête, et moins encore face au légendaire Dragon des Mers…

—   Le Dragon des Mers ? s’étonna-t-elle. C’est quoi, ça ?

—   Après, coupa l’un des matelots. On a soif, nous !

Raeni attrapa donc les chopes une à une pour les remplir. Aranor avala une longue lampée d’alcool une fois qu’elle lui eut rendu la sienne, puis claqua sa langue contre son palais d’un air satisfait.

—   Ah… du bon flhylh, ça, se réjouit-il. Excellente qualité, t’as pas menti !

—   C’est vrai qu’il est bon, admit l’un de ses camarades. A la fois fort et fruité… une merveille.

—   Et ma question ? s’impatienta la fausse serveuse.

—   Sur le Dragon des Mers ? demanda Aranor avec un sourire peu engageant. C’est un navire maudit, une aberration vivante qui hanterait les océans depuis quelques années.

Une sensation d’excitation mêlée d’anxiété prit possession de la jeune femme. Elle ne connaissait pas cette légende, malgré les heures qu’elle avait pu passer, en compagnie de ses camarades, à écouter les marins raconter celles qu’ils connaissaient pour leur faire peur. Le mage de guerre, d’ailleurs, remarqua son expression intriguée, car il prit son temps pour avaler une nouvelle gorgée de sa boisson avant de reprendre :

—   Le Dragon des Mers… nul ne sait d’où il vient. Certains disent qu’il s’agit d’un navire humain maudit par un mage noir, d’autres pensent qu’il a été créé par l’Originel Noir en personne. Une rumeur prétend qu’il s’agit d’un dragon puni pour ses erreurs passées. Personne, à part une de ces femmes-poissons de légende… une syrène, tu sais, ces beautés enchanteresses ? Seule l’une d’elle aurait réussi à l’observer. Elle dérivait dans l’océan, en pleine tempête, lorsqu’il est apparu à la surface des vagues. Immense, les flancs couverts d’écailles, eux-mêmes masqués par deux ailes rabattues au-dessus, qui se soulevaient sous sa respiration pestilentielle. Derrière lui battait une queue hérissée de pics acérés, capables de détruire la moitié de la flotte de cette bourgade d’un simple geste. Et une tête… Oh, par les Treize, une tête de dragon en guise de figure de proue, aux yeux d’un rouge éclatant, capable de bouger pour gober ceux qui se trouveraient à portée de mâchoire.

Il s’arrêta un instant, le temps de vider quelques rasades supplémentaires de flhylh.

—   En plus, continua-t-il, cette chose peut cracher du feu. Il se déplace si vite qu’il est impossible de lui échapper lorsqu’il t’a dans sa ligne de mire. Non… quand le Dragon des Mers a faim, rien ne lui résiste. Et si, par miracle, tu ne lui sers pas de casse-croûte, tu rejoins de force son équipage maudit. Tu deviens un mort-vivant, quelque chose de pas naturel, pas vraiment un démon, mais plus vraiment un althëlien non plus. Tu deviens l’esclave du Dragon, c’est tout. Quelque chose de puissant, de dangereux, mais sans âme ni conscience. Une force indomptable, juste bonne à obéir à son maître.

           A mesure que l’alfombre avançait dans son récit, la jeune hybride sentait son cœur se glacer davantage. Dans son esprit, une sombre silhouette se dessinait, immense, semblable en tous points à ce que lui décrivait le marin. Un monstre irréel, qui parcourait les flots en pleine tempête, détruisant et tuant tout sur son passage. Elle crut même, un instant, entendre résonner son terrible cri au loin, derrière elle.

           Apeurée, elle se retourna d’un geste vif. Par-delà les bâtiments, une lueur orangée s’élevait depuis la campagne, accompagnée d’une épaisse fumée âcre. Elle se demanda, dans un accès de terreur, si le navire maudit dont elle venait d’apprendre l’existence pouvait voler. Le rire d’Aranor la fit sursauter. Elle se tourna vers lui, à l’affut du moindre signe qu’une telle engeance puisse se manifester.

—   Ah, bravo ! s’exclama l’un des marins d’un air bougon, tu nous l’as traumatisée avec tes histoires !

— Avouez quand même que l’incendie dans le fond tombe fort à propos !

Alors que les matelots se chamaillaient à grands renforts de rires, une main se posa avec douceur sur l’épaule de Raeni pour la faire asseoir sur le pont. Elle releva les yeux vers celui qui se montrait si prévenant avec elle, et reconnut Thaelor. L’alfombre semblait inquiet pour elle, comme en témoignait son expression.

—   Ça va aller, Rae ? s’enquit-il à voix basse.

—   Il… il existe vraiment, ce… truc ? questionna-t-elle en retour.

—   Bien sûr qu’non qu’il existe pas, ma belle ! s’exclama l’un des camarades de son acolyte. C’t’une légende, un truc pour effrayer les mousses et les jolies filles, à terre.

Il lui cala une chope pleine entre les mains avec un sourire amusé.

—   Avale ça, ça va t’r’monter un peu. Ça s’rait dommage qu’on t’perde pour ça. T’as l’air sympa, pas comme l’aut’ qu’nous a servis hier, à l’auberge…

La jeune femme esquissa un sourire, et prit une gorgée d’alcool. La boisson lui brûla aussitôt le palais et la gorge. Elle s’efforça de ne pas la recracher, mais ne put s’empêcher de grimacer. Son expression fit rire les matelots.

—   C’est fort, hein ? s’amusa l’un d’eux.

—   C’est pas pour moi, ce genre de trucs, avoua-t-elle en lui rendant son verre.

—   Au moins, ça t’a revigorée un peu, remarqua Thaelor.

—   Et ne t’inquiète pas, enchaîna Aranor. Le Dragon n’est qu’une légende, et si tu restes à terre, tu ne risques pas de le croiser.

           Elle hocha la tête et s’efforça de paraître rassurée. Elle-même ne comprenait pas son soudain accès de panique. Elle en avait entendu, des récits de monstres mythiques et de créatures maudites. Aucune ne lui avait pourtant procuré un tel sentiment de terreur. Elle commença à soupçonner le mage d’avoir joué avec son esprit. Elle en était persuadée, en fait. Il devait avoir eu envie de s’amuser avec elle à sa façon, d’utiliser ses pouvoirs pour ne pas perdre la main. Non, cette terreur inexpliquée n’était pas la sienne. Elle lui avait été insufflée, elle en était certaine.

              Elle se releva, piquée au vif. Elle n’allait pas lui donner la satisfaction de se montrer faible et impressionnable. Toute danseuse qu’elle puisse être à ses yeux, elle refusait de laisser cet homme se servir d’elle ainsi. Au loin, elle percevait la rumeur des appels de renforts pour éteindre les incendies. Personne, sur le navire, ne semblait s’y intéresser, hormis Thaelor et elle, même si le jeune homme faisait semblant de ne pas y prêter attention.  

—   Ah, tu vas mieux, se réjouit le conteur. Tu vas pouvoir reprendre le service.

—   Et danser ! réclama l’un de ses camarades. Tu es plutôt jolie, tu dois l’être encore plus quand tu danses…

—   Heu, maintenant ? s’exclama-t-elle d’un air un peu plus apeuré qu’elle ne l’aurait voulu.

—   Laisse-la se remettre, Faranor, le sermonna Thaelor. Elle vient d’avoir la frousse, il faudrait qu'elle arrête de trembler pour nous faire une jolie chorégraphie.

Le jeune homme avait raison, remarqua Raeni pour elle-même. Elle tremblait un peu, sans doute à cause de la terreur que lui avait inspirée la légende. Son bras, sur lequel elle s’appuyait au bastingage, était parcouru de frissons incontrôlables. Les marins l’observaient inquiets. Elle s’efforça de les rassurer d’un sourire.

—   Ce n’est rien, ça va passer, assura-t-elle.

—   Tu en es sûre ? insista Faranor. Tu as l’air un peu pâle.

—   Certaine, confirma-t-elle. D’ici quelques minutes, ça ira mieux.

Elle se força à rire d’un air insouciant avant d’ajouter :

—   Au moins, je ne suis pas tombée dans les pommes, cette fois.

—   T’es donc si sensible qu’ça ? demanda l’un des matelots.

—   On dirait bien, soupira-t-elle.

La fin de sa phrase fut masquée par le bâillement colossal d’Aranor. Ses compagnons lui adressèrent un regard étonné, avant de l’imiter chacun leur tour, plus ou moins fort. La jeune femme elle-même fut contaminée par la fatigue générale. Un rire échappa à l’un d’eux.

—   T’abuses, Aranor, grogna-t-il.

—   Désolé, mais je me sens un peu fatigué… se défendit-il.

—   Toi ? s’étonna Thaelor. Fatigué ?

—   J’ai dû trop m’amuser cet après-midi, supposa le conteur. J’ai pas mal marché, et j’ai beaucoup dansé…

—   Et t’as dû boire un peu trop, aussi, lui reprocha l’ami de Raeni.

—   Faux ! se défendit-il. J’ai à peine goûté quelques verres !

—   Tu devrais arrêter pour ce soir, alors, lui conseilla l’un de ses camarades.

—   Ça va aller… grogna-t-il. Tiens, gamine, ajouta-t-il à l’attention de Raeni, ressers-m’en un.

L’hybride obtempéra, consciente que le somnifère commençait à faire effet. Elle remarqua que les camarades de Thaelor bâillaient tous avec plus ou moins de discrétion, et que leurs yeux commençaient à se fermer tout seuls. Elle rendit sa chope au marin, puis proposa :

—   Je me sens encore un peu faible pour danser, mais je peux toujours chanter. Ça vous dirait ?

—   Bien sûr, ma belle ! s’exclama Faranor.

La jeune femme sourit devant tant d’enthousiasme et s’assit sur le bastingage. Elle ferma les yeux un instant, le temps de trouver ce qu’elle allait leur interpréter.

—   Tu connais la complainte du dragon blanc ? demanda Thaelor.

Il ajouta aussitôt d’une voix maladroite :

—   Au cœur des ténèbres de la nuit, par-delà les vertes forêts…

—   Loin au cœur des montagnes glacées, un dragon blanc naquit… poursuivit-elle, un sourire aux lèvres.

L’alfombre se tut, tandis qu’elle reprenait :

—   Seul et perdu dans les vastes vallées de givre éternel, sa douce voix résonna entre les sommets, triste mais si belle…

Sa voix gagna en intensité à mesure qu’elle se laissait porter par les paroles. Bien qu’elle se sente maladroite par rapport aux véritables Chanteurs, elle espérait qu’en mettant tout son cœur dans sa chanson, elle réussisse à tromper les marins. Les mots coulèrent l’un après l’autre sur ses lèvres, pour s’envoler ensuite dans le vent jusqu’aux oreilles des matelots. Elle chanta la solitude du dragon blanc, son désespoir de trouver un jour un ami ou une compagne. Elle se prit à penser à Ayrik, qu’elle associa à cette créature esseulée, isolée loin des siens. L’unique différence avec le garçon résidait dans la méchanceté des althëliens autour de lui, tandis que le dragon ne connaissait personne.

La jeune femme fut surprise d’entendre un sanglot. Elle rouvrit les yeux, et remarqua que quatre des marins s’étaient déjà endormis. Faranor pleurait, couché sur le pont, alors que ses deux derniers camarades contemplaient d’un regard vide le fond de leur chope. Elle se douta que Thaelor faisait semblant, mais les larmes de Faranor la coupèrent dans sa chanson. Sa voix chancela un instant, jusqu’à ce que son regard croise celui de son ami. Il l’encouragea à continuer, et elle s’exécuta. Bientôt, les deux éveillés sombrèrent dans le sommeil. Thaelor s’assura qu’ils ne se réveilleraient pas dans la minute avant de souffler à Raeni :

—   Tu chantes vraiment bien. Tu aurais dû postuler pour entrer à l’Académie Musicale de Tal Dorehava.

—   Arrête de dire n’importe quoi et trouve de quoi les attacher et les bâillonner, grogna-t-elle. Ça serait bête qu’ils se réveillent maintenant.

—   Comme tu veux, chuchota-t-il avec un sourire.

Pendant qu’il partait chercher de quoi ligoter les matelots, elle les fouilla avec soin. Elle dénicha des armes sur trois d’entre eux, ainsi qu’un étrange appareil qu’elle crut reconnaître comme étant une boussole élémentaire. Elle demanderait confirmation à ses spécialistes de la mer plus tard. Elle attendit ensuite que l’alfombre soit revenu avec les cordes, puis l’aida à entraver les marins. Elle lui demanda ensuite d’aller prévenir ses camarades cachés dans les ponts inférieurs afin qu’ils viennent l’aider à les déposer sur une barque qu’ils éloigneraient par la suite du navire.

Une fois ce petit détail réglé, elle se posta au sommet de la passerelle et poussa un long sifflement aigu, suivi de trois autres plus courts. Elle observa ensuite le quai, inquiète. Les minuscules flambeaux des gardes brillaient au loin, mais, ailleurs, l’obscurité recouvrait tout et l’empêchait de voir à plus de quelques mètres au-delà du pied de la rampe d’accès au navire.

Elle finit par remarquer une silhouette menue qui se faufilait entre les lourdes caisses posées au sol. Elle esquissa un léger sourire : cette ombre à la démarche légère ne lui était pas inconnue, bien au contraire. Elle scruta de nouveau les ténèbres, à la recherche du reste de sa bande, qui ne tarda pas à se glisser dans le sillage de sa guide. Un à un, Raeni les regarda défiler dans le noir, s’arrêtant parfois pour échapper aux gardes avant de reprendre leur route en direction du navire. Elle fronça cependant les sourcils lorsqu’elle fit le compte des enfants.

—   Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta aussitôt Thaelor.

—   Ils sont onze, expliqua-t-elle. Ils devraient être quinze… Et je n’ai pas vu Ayrik.

—   Faelor doit l’avoir avec lui, tenta-t-il de la rassurer. Vu sa taille, il doit être dans ses bras.

—   Je n’ai pas repéré Faelor non plus, souffla-t-elle.

—   Ça, c’est plus embêtant, concéda l’alfombre. Il attend peut-être que tout le monde soit passé pour venir ?

—   Je ne sais pas. J’espère…

—   On va vite le savoir, déclara-t-il lorsque les premiers enfants s’élancèrent sur la passerelle.

Raeni les aida à monter à bord avec nervosité. Son regard ne cessait de se reporter vers le quai, mais son ami ne semblait guère décidé à se montrer. Lorsqu’elle repéra Thaëlya, Ayrik dans les bras, elle comprit que quelque chose n’allait pas. Elle arrêta l’albinos lorsque celle-ci atteignit le pont.

—   Vous avez eu des problèmes, en route ? lui demanda-t-elle, inquiète.

—   Non, rapporta Thaëlya. Tout était calme, dans le port. Les incendies ont été efficaces, je crois.

—   Mais vous n’êtes pas tous là…

—   Lyfëa est restée avec sa sœur, qui a été blessée en début de soirée, un peu après que tu aies quitté le repaire.

—   Comment ça ? s’étonna l’hybride.

—   Elle a été prise la main dans le sac d’un mage, qui a voulu la tuer en représailles expliqua son amie. On a eu beaucoup de chance, Vanador cherchait des infos sur toi à l’orphelinat, donc il ne traînait pas dans le coin et on a pu la sauver.

—   Ouf, souffla son aînée.

—   En revanche, reprit Thaëlya, Amaëlle et Emëlien sont introuvables. Je les ai attendu le plus longtemps possible, mais…

—   Et Faelor ? la coupa Raeni.

—   Pas vu non plus, avoua-t-elle. Je pensais qu’il était avec ceux qui devaient monter à bord par les sabords.

Le silence s’abattit un instant entre eux. Le regard de l’albinos passa de sa cheffe à Thaelor. Elle sentit les mains d’Ayrik serrer un peu plus ses vêtements. Il formula alors la question que tous se posaient en silence :

—   Mais alors, il est où ?


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