La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1
Un silence pesant et inhabituel régnait sur la grande salle d’ordinaire animée d’au moins quelques conversations discrètes. Assis sur un tabouret ramené par Avëlëa, Faelor ne quittait pas des yeux l’elfe de feu et la demi-älfä, à moitié furieux, à moitié inquiet. Il se sentait aussi un peu vexé par la nouvelle qu’elles venaient de lui annoncer. Toutes deux fixaient le sol sans oser prononcer le moindre mot.
Accueillir un nouveau-né, dans leur planque, alors qu’ils peinaient déjà à échapper à Vanador ? Il n’avait su se retenir. Il avait crié, si fort qu’il s’en était blessé la gorge. Et même s’il regrettait déjà d’avoir haussé le ton, il ne parvenait pas à comprendre la folie de leur geste. Déjà qu’ils peinaient à s’occuper d’eux-mêmes, alors qu’ils étaient à peu près autonomes, débrouillards et plus ou moins en pleine possession de leurs moyens, lui excepté, ils ne pouvaient pas en plus gérer un être aussi fragile, aux besoins particuliers, qu’ils ne pouvaient même pas laisser seuls plus de quelques minutes.
Non, Faelor n’approuvait pas le geste de Laëlia, ni même le soutien silencieux que lui avait apporté Avëlëa. Certes, il connaissait l’attrait des deux filles pour les jeunes enfants, en particulier ceux qui avaient besoin d’aide. Certes, la demi-älfä ne pensait pas à mal lorsqu’elle avait voulu mettre l’œuf à l’abri, comme elle le lui avait expliqué, en larmes. Certes, elle ne pouvait pas prévoir son éclosion si peu de temps après sa découverte. Mais elle avait pris un risque inconsidéré en l’amenant chez Laertha, d’autant plus qu’il leur fallait désormais trouver une nourrice ou un lait de substitution pour le nourrisson. Ce qui signifiait soit révéler leur présence à une personne qui pourrait très bien les dénoncer à la garde ou à Vanador, ou se mettre en danger pour tenter de récupérer de quoi alimenter le bébé.
Son regard dévia sur l’épaisse couverture que Laëlia tenait serrée contre elle avec une grande délicatesse. Les petits soubresauts qui l’agitaient indiquaient à l’alfombre que l’enfant qu’elle tenait était réveillée. Elle ne pleurait pas, mais les bruits de succion qu’elle émettait en tétant le bout de tissu que la jeune fille lui avait donné témoignait de son appétit féroce et insatisfait. Faelor réalisa qu’il ignorait si elle avait déjà reçu un repas depuis son éclosion. Il en doutait.
Un pincement amer lui serra le cœur. Maintenant que Laëlia l’avait accueillie, il ne pouvait lui demander de la jeter à la rue, où elle mourrait en quelques heures tout au plus. Il devait se dépêcher de prendre une décision pour apaiser les tourments du nouveau-né, mais les conséquences qui risquaient d’en découler lui faisaient peur. Il craignait pour la vie de ses camarades, et désormais presque autant pour celle de leur nouvelle protégée. Il se sentait incapable de prendre la bonne décision.
Comme pour mieux le faire culpabiliser, le nourrisson laissa échapper un vagissement faible. La demi-älfä entama aussitôt un mouvement de balancier apaisant pour la bercer et faire taire ses pleurs. Sans succès.
— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Faelor, le ventre noué par l’appréhension.
— Faim, je suppose, déclara la jeune fille. Ses langes ont l’air secs et elle a bien dormi ce matin.
Elle leva un regard implorant sur lui.
— Je peux aller lui chercher de quoi manger ? S’il te plaît…
— L’idéal serait de lui trouver une famille d’accueil.
— J’y travaille, assura-t-elle. J’ai demandé à Anathor…
— Parce qu’il sait aussi ? s’exclama l’alfombre.
Elle baissa les yeux.
— J’espérais qu’il la prenne avec lui, avoua-t-elle.
Faelor se sentit trahi. Il détourna le regard, dégoûté par le comportement de ses camarades. Il se demanda un instant comment Raeni aurait réagi à sa place. Avec amertume, il songea qu’elle aurait sans doute été prévenue dès l’instant où Laëlia avait mis la main sur l’œuf.
Il réalisa peu à peu autre chose alors que les cris de l’enfant s’amplifiaient malgré les câlins de sa protectrice. Elle avait déjà eu des repas, auquel cas elle serait soit trop faible pour vagir avec autant de force, soit arrivée en hurlant. Ses iris foudroyèrent la jeune fille, porteurs de l’accusation silencieuse qu’il sous-entendit aussitôt :
— Tu comptes aller où, pour lui trouver de quoi satisfaire son appétit ?
— J’ai trouvé de la poudre d’œuf de vautour-ombre dans un coin, éluda-t-elle à moitié, soudain écarlate.
— Tu l’as volée, laissa tomber l’alfombre.
Elle baissa les yeux.
— Je n’avais pas le choix… Elle avait faim…
Il ne sut quoi lui répondre, le cerveau à moitié assommé par les réclamations bruyantes du bébé, à moitié paralysé par la fureur qui prenait peu à peu la place de la stupéfaction. Il sentait son estomac se tordre de dégoût, tandis que ses muscles se contractaient seuls. Il voulait respirer, chose que la pièce soudain étouffante l’empêchait de faire. Il se leva avec brutalité au moment où Avëlëa ouvrait la bouche pour dire quelque chose. Il la fit taire d’un geste de la main.
— Vous savez quoi ? Débrouillez-vous sans moi, puisque vous avez l’air de vous en sortir si bien.
Malgré les protestations qu’émit aussitôt l’elfe de feu, il s’élança à grands pas vers le couloir. La porte claqua derrière lui avec une telle force que le son résonna un long moment dans le tunnel plongé dans la pénombre. Il sentait sa cheville lui hurler à quel point il la malmenait, mais les vagues de douleur lui paraissaient d’une douceur cotonneuse en comparaison de l’étau qui comprimait son crâne.
Qu’est-ce qui leur avait pris de commettre une telle folie ? Pire, pourquoi ne l’avaient-elles pas mis au courant ? Il aurait pu réfléchir à une solution avec elle, étudier les possibilités qui leur étaient offertes, peut-être juste déplacer l’œuf jusqu’à un endroit propice où le déposer. D’ailleurs, quelle mère irresponsable aurait déposé son propre enfant dans un quartier habité par des brigands et des mendiants sous-alimentés ? Tout le monde savait, en ville, à quel point le cannibalisme n’effrayait pas certains clans de réfugiés trop affamés pour y discerner une quelconque barbarie. A croire que le bébé n’aurait jamais dû voir le jour.
Faelor abattit son poing sur le mur. Le contact violent entre la pierre et ses phalanges lui laissa une sensation d’engourdissement désagréable, vite assourdie par un picotement douloureux dans ses doigts. La fraîcheur de l’air qui circulait sur sa peau lui confirma qu’il s’était écorché la main. Tant pis s’il saignait, il avait besoin de se défouler.
Plus il y réfléchissait, plus il se persuadait que quelqu’un voulait voir cette fillette disparaître. Avec leur veine extraordinaire du moment, il ne serait pas étonné d’apprendre qu’elle possédait une ascendance illégitime. Il n’avait même pas demandé à Laëlia ce qu’elle connaissait de ses origines.
Ses os résonnèrent une nouvelle fois contre la roche. Encore une erreur de sa part. Il aurait dû commencer par lui poser cette question. Elle était trop naïve pour imaginer un tel scénario, trop innocente pour s’interroger sur l’histoire de cette petite. Il fallait l’amener à y penser, à chaque fois, ou l’envisager pour elle.
Des larmes tracèrent leur sillon piquant sur ses joues. Il s’en voulait. Il aurait dû garder son sang-froid au lieu de crier. Peut-être était-ce pour cette raison qu’elles avaient décidé de le lui cacher pendant quelques jours, parce qu’elles craignaient sa réaction. Peut-être pensaient-elles pouvoir gérer toutes seules le nourrisson, mais s’étaient rendues compte que ce serait plus difficile que prévu. Peut-être n’avaient-elles pas prévu l’éclosion de l’œuf et étaient venues chercher son aide après cet évènement. Il ne savait pas. Il ne savait plus. Il avait écouté, mais tout se mélangeait dans sa tête.
Il se laissa tomber assis au pied du mur, la tête appuyée contre ses genoux. Le liquide poisseux lui laissait une désagréable sensation sur les phalanges, à vif, qui dégageaient des vagues de picotements chaque fois qu’il contractait ou desserrait le poing. Sa cheville protesta lorsqu’il voulut se recroqueviller davantage sur lui-même. Ses côtes aussi le faisaient souffrir, comme si elles se plaignaient de son souffle saccadé et de ses efforts brusques.
La douleur, pourtant, ne parvenait à effacer les pensées tourbillonnantes qui se heurtaient avec violence dans le maelström qui lui servait de cerveau. Pourquoi avait-il réagi avec autant de brusquerie ? Où était Raeni lorsqu’il avait besoin d’elle ? Comment aurait-elle réagi ? Pourquoi personne ne lui avait rien dit plus tôt ? Pourquoi Anathor était-il dans la confidence ? Comment avait-il pu ne pas déceler plus tôt leurs cachotteries ? Etait-il un si mauvais chef ? Etait-ce pour cela que Raeni n’avait pas davantage insisté pour le garder auprès d’elle ? Méritait-il seulement de la remplacer, alors qu’il ne savait pas gérer un groupe d’enfants comme elle le faisait ? Et, surtout, à quoi servait leur lutte, hormis les couper du reste du monde et les mettre en danger ?
Un instant, il songea à se rendre. A rencontrer Vanador ou le capitaine de la garde pour leur offrir sa vie en échange de celles de ses camarades. Avëlëa ne voulait pas de ces ennuis. Laëlia était trop douce pour tenir encore longtemps. Fëlia suivait les ordres sans s’interroger sur la moralité de ses actions. Falëon faisait de son mieux pour ne pas se faire capturer. Tous, au final, étaient pris au piège dans la toile labyrinthique des manipulations de Raeni et Khassendrah. Et si la seconde les avait attirés dans un piège mortel, la première les avait, sans le vouloir, inextricablement empêtrés dans le fil collant dont elle avait voulu les libérer.
Faelor laissa échapper un profond soupir. Il ne savait même pas si Raeni et leurs camarades étaient encore en vie. Il l’espérait du fond du cœur, mais il en doutait. Avec à peine trois marins pour les guider, comment auraient-ils pu survivre en mer sans encombre ? Il imaginait la vie de marins rude, semée d’embûches. Gréer les voiles et tenir la barre lui semblait d’une extrême complexité, sans compter l’établissement d’un cap, que Raeni ne lui avait pas fourni. Savait-elle au moins jusqu’où elle comptait aller ? Longerait-elle la côte à la recherche d’un simple abri, était-elle partie à l’aventure, en quête de frissons et de danger ?
Non. Non, Raeni n’aurait jamais mis la vie d’Ayrik en péril. Les légendes marines qui avaient inspiré leurs jeux d’enfants seraient moins attirantes à ses yeux qu’un doux foyer pour le petit garçon. D’ailleurs, elle avait sans doute déjà abandonné, voire peut-être coulé le navire quelque part pour reprendre leur route à pied. Raeni se doutait sans doute qu’ils étaient poursuivis. Elle avait dû y songer et imaginer un autre plan pour déjouer la vigilance des soldats. Elle était toujours libre comme l’air, à la recherche d’une maison accueillante ou d’une terre propice à la fondation d’un village pour elle et ses amis.
Cette simple pensée lui serra le cœur un peu plus. Elle allait commencer une nouvelle vie, loin de lui, loin de Khaëlentis et de sa corruption, quelque part où personne ne songerait à venir la chercher. Il ne doutait pas qu’elle parviendrait à créer un havre de paix pour eux, qu’elle dirigerait avec bienveillance, sans jamais abandonner personne. Elle construirait quelque chose de nouveau avec succès, là où lui échouait à maintenir ce qu’elle avait déjà créé.
Il n’avait pas les épaules pour endosser un tel rôle. Il pensait pouvoir l’égaler, marcher dans ses traces dans l’espoir de se rapprocher d’elle au moins par la pensée ; en réalité, il se sentait faible, doué d’un certain talent pour tout détruire autour de lui. Chaque pas qu’il tentait d’esquisser l’éloignait d’elle, chacune de ses paroles fendillait davantage la fragile structure qu’elle avait élevé avec l’aide d’Anathor. La sécurité de leur cachette s’étiolait à mesure que le temps passait et que les gardes inspectaient chaque recoin de la petite ville. Bientôt, il le pressentait, Vanador finirait par remonter jusqu’à eux. Ce jour-là, ils n’auraient plus nulle part où aller, et le souvenir de Raeni serait balayé comme une simple poussière sur le perron d’une porte. Leurs vies s’éteindraient dans la douleur et la tristesse, dans les cachots de Khaëlentis ou sur la potence.
Un nouveau soupir lui échappa. Ce n’était pas ce qu’il voulait. Ce n’était pas ce que Raeni aurait voulu. L’impuissance, pourtant, le clouait sur place avec plus d’efficacité que ses os fragilisés. Il se sentait épuisé par le poids des jours, malmené par les évènements, affaibli par l’angoisse qui le rongeait depuis que Khassendrah avait dérobé la broche de Vanador. Il aurait donné n’importe quoi pour voir son amie revenir et reprendre sa place. Ou alors, pour qu’Anathor la récupère.
Le désespoir qui s’était abattu sur lui parut s’apaiser un peu lorsqu’un courant d’air léger vint lui chatouiller les cheveux. Il grommela :
— Laisse-moi deviner… Toi aussi, tu savais ?
Un silence parfait lui répondit. L’air s’était immobilisé, comme si le temps lui-même s’était suspendu. Pas le moindre éclat argenté ne se manifesta devant lui. Il soupira. Il avait rêvé, à tous les coups. Laertha n’était pas venue le voir. Elle devait s’intéresser à la petite chose fragile que Laëlia avait ramenée, elle aussi. Ou alors, elle savait, et son absence de manifestation constituait sa réponse. Faelor marmonna dans le doute :
— Si tu étais aussi dans la confidence, alors laisse-moi tranquille. Je ne veux voir personne.
Quelque chose sembla changer. Un scintillement éthéré glissa autour de lui avant de s’immobiliser un peu plus loin dans le couloir. Agacé, il lâcha d’un ton sec :
— Va-t’en, je t’ai dit !
Le fantôme s’évanouit dans les ombres. Il s’écoula cependant de longues secondes avant que sa présence ne disparaisse tout à fait à mesure qu’elle s’éloignait. Aussitôt, Faelor s’en voulut. Elle ne cherchait pas à lui causer de tort. Elle était trop gentille pour cela. Elle voulait sans doute le réconforter, mais il ne l’avait pas laissée faire. Il avait agi en parfait imbécile. Il l’avait blessée, à tous les coups, avec sa réaction disproportionnée.
Il ne chercha pourtant pas à la rappeler auprès de lui. Il craignait de s’enfoncer dans sa bêtise, surtout qu’il la savait un peu susceptible par moments. Et lui se sentait stupide, avec sa question. Bien sûr qu’elle connaissait l’existence de l’enfant avant lui. Elle écoutait tout ce qui se disait dans leur cachette, qui restait avant tout sa maison.
L’alfombre se décida à se relever avec un soupir amer. Il commençait à étouffer, écrasé par le poids de ses erreurs. Il avait besoin d’air, de voir le ciel, d’entendre le vent chanter. Il devait sortir. Bien sûr, il risquait de se faire prendre. Et après ? Il serait attrapé, pourrait tenter de négocier avec Vanador. Il ignorait où Raeni était partie, mais l’Ahal ne le savait pas, ça. Il pourrait toujours acheter l’emplacement fictif de son amie – ou du moins un hypothétique plan qu’elle aurait mis au point avant de partir – en échange d’une punition légère pour le reste du groupe. Il pouvait tenter de lui faire croire qu’ils étaient sous l’influence de l’hybride et qu’ils ne souhaitaient que se repentir pour s’être laissés aveuglés. Avec un peu de chance, il goberait sans une once de méfiance son mensonge.
Il claudiqua dans le couloir en direction de la sortie, son plan en tête. S’il se faisait capturer, il ferait ça. Il s’efforcerait de fondre en larmes et avouerait à Vanador ce qu’il désirait entendre. Il ne lui faudrait par grand-chose pour se montrer crédible, avec ses os abîmés et la faim qui le tiraillait. Il espérait cependant que personne ne le trouverait, car il ne comptait se servir de cette histoire qu’en dernier recours.
Alors qu’il établissait la liste des lieux où il pourrait se cacher pour prendre l’air sans se faire remarquer, il atteignit l’entrée secrète dissimulée dans le mur. Il actionna la poignée de la porte, mais celle-ci refusa de bouger ne serait-ce que d’un simple millimètre. Il fronça les sourcils. Personne n’avait verrouillé la serrure, en théorie. Ou alors Avëlëa l’avait-elle fait par peur que quelqu’un ne découvre le passage ? Il en doutait. Personne ne connaissait leur code, ni n’irait s’imaginer que la maison abritait leur planque. Alors pourquoi la refermer ? Elle devait juste s’être bloquée.
Il força davantage sur la poignée, un peu agacé à l’idée de croupir sous terre pour une période encore indéterminée. Rien ne bougea. Un juron lui échappa. Comme s’il avait besoin d’une porte récalcitrante pour entamer un peu plus ses nerfs déjà bien malmenés… Avec humeur, il entreprit de donner un violent coup de pied dans le panneau de bois. Tant pis pour sa cheville.
Pourtant, au lieu d’un impact violent contre un épais morceau de chêne dense, ce fut une décharge électrique à lui dresser les cheveux sur la tête qu’il reçut. Il fut tellement surpris qu’il en tomba au sol. Les deux chocs lui coupèrent le souffle l’un après l’autre. Un instant, il ne ressentit plus la douleur lancinante dans ses côtes et son poignet. Même sa colère et son désespoir s’étaient tus tant il était sonné.
La respiration saccadée, il essayait de comprendre ce qu’il venait de lui arriver. Il ne se souvenait pas de pièges magiques sur cette porte. D’ailleurs, il ne connaissait personne capable de manipuler la foudre parmi ses amis. Peut-être quelqu’un avait-il trouvé un objet enchanté, quelque part, et l’avait placé dans le passage sans le lui mentionner ? Mais pourquoi ? Surtout sur cette entrée, que tout le monde empruntait !
Un court instant plus tard, pourtant, son hébétement s’accentua lorsque ses sensations disparurent pour ne lui laisser qu’une vague douleur habituelle dans la cheville. Un courant d’air l’entoura, si frais qu’il comprit aussitôt l’origine de sa stupeur.
— Laertha… bougonna-t-il. Je t’ai connue moins méchante.
La gifle fantomatique qu’il reçut le laissa perplexe un instant. Il l’avait peut-être méritée, celle-là, à force de s’adresser à elle avec autant de mauvaise humeur. Il s’allongea par terre avec un profond soupir, les mains croisés derrière la tête.
— Bon, je m’excuse pour ce que j’ai pu dire, marmonna-t-il. Il se peut que je me sois un peu emporté, avec cette histoire. Mais pourquoi tu m’empêches de sortir ?
Une main invisible agrippa ses cheveux pour lui faire tourner la tête. Dans l’obscurité, il ne distingua rien, mais savait que leur quartier général se trouvait dans cette direction. Et, à l’intérieur, ses camarades.
— Tu veux que je les rejoigne.
Il n’attendait pas de réponse de sa part. Son silence suffisait à lui faire comprendre que son constat s’avérait juste. Il soupira.
— A quoi bon, Laertha ? S’ils s’amusent à me cacher des informations aussi importantes, pourquoi est-ce que je retournerais auprès d’eux ? Je n’ai fait qu’encaisser la nouvelle, moi ! Tiens, essaie juste un instant de te mettre à ma place. Tu te sentirais comment, si je venais t’annoncer que j’ai trouvé un bébé en pleine ville et que j’ai décidé de prendre des risques seul pour voler de quoi le nourrir ? Elle a pensé, au moins, au danger qu’elle courait lorsqu’elle a dérobé sa poudre je ne sais où ? Elle s’est souvenue qu’on était recherchés et qu’elle nous aurait tous condamnés si elle s’était faite prendre ? D’ailleurs, qu’est-ce qui nous prouve qu’on ne va pas voir débarquer une bande d’assassins venus tuer le bébé et nous avec parce qu’on n’aurait jamais dû la sauver ? Qu’est-ce qui nous prouve qu’il ne s’agit pas d’un enfant volé pour lequel quelqu’un attend une rançon ? Et ne me dis pas que Laëlia y a pensé, je n’y crois pas un seul instant !
Sa tirade fut coupée par une nouvelle gifle sortie de nulle part. Il encaissa le coup, vexé.
— Tu comptes continuer encore longtemps ? s’agaça-t-il. Parce que moi, je n’ai pas terminé. J’en ai assez qu’on ne me fasse pas confiance, alors que je me plie en quatre pour essayer de leur trouver les meilleures solutions possibles pour leur permettre de vivre à peu près normalement malgré la menace qui pèse sur nous. J’aimerais qu’on me témoigne un peu de compassion ou un minimum d’intérêt ! Là, j’ai juste le sentiment d’être ignoré ou mis de côté juste parce que j’ai fait quelques erreurs. J’aimerais davantage de confiance ou au moins un peu de reconnaissance, pas qu’on me rajoute des problèmes à ceux que j’ai déjà !
Il marqua une courte pause, puis reprit sa tirade :
— D’ailleurs, si Raeni était encore parmi nous, elle aurait fait quoi, à ton avis ? Elle lui aurait caché aussi en attendant de savoir ce qui allait se passer ? Non, elle lui aurait tout dit tout de suite ! Et Avëlëa aussi, d’ailleurs. Alors pourquoi elles me tiennent autant à l’écart ?
— Parce que nous aussi, on est perdues.
Son amie elfe de feu s’approcha, sortie des ombres. Il ne l’avait pas entendue approcher. Il remarqua d’ailleurs, à quelques pas derrière elle, Laëlia, le bébé toujours dans les bras.
— On ne voulait pas réellement te le cacher, poursuivit la jeune fille. Je… c’est moi qui ai dit à Laëlia de ne pas t’en parler tout de suite. Je voulais te ménager un peu, par rapport à toute la pression que tu portes déjà sur tes épaules.
— A l’origine, l’œuf aurait dû rester un œuf, l’appuya la demi-älfä. Je cherchais quelqu’un qui aurait pu le prendre sous son aile, ou, du moins, lui trouver un foyer où il aurait été en sécurité. Je ne savais pas qu’il allait éclore aussi vite. Et si je ne l’ai pas ramené ici tout de suite, c’est justement parce que j’avais peur que quelqu’un ne souhaite le voir disparaître. Personne n’est venu le poignarder, alors j’en ai déduit qu’on ne risquait rien. Et puis, une fois qu’il a éclos, je ne pouvais pas laisser cette petite choupette toute seule…
Faelor ne répondit rien. Avëlëa en profita pour s’approcher de lui et s’assit à ses côtés.
— A aucun moment nous n’avons manqué de confiance en toi, insista-t-elle.
L’alfombre se sentait un peu stupide, même s’il restait sceptique. Aucun son ne franchit ses lèvres pendant de longues minutes, durant lesquelles il se perdit dans ses pensées. Les deux filles semblaient inquiètes pour lui. Sincères. Et, vu les yeux rougis de Laëlia, il en déduisit qu’elle avait pleuré, elle aussi. Elle devait s’en vouloir.
— Elle a un nom ? demanda-t-il au bout d’un moment.
A force de réfléchir, il s’était calmé. Même s’il restait persuadé qu’elles ne plaçaient pas en lui une confiance aveugle, il sentait que, pour cette fois, il pouvait les croire. De plus, il ne pouvait s’empêcher de se sentir de plus en plus curieux envers l’enfant à peine née que sa camarade tenait contre elle. Il n’avait pas encore vu son visage, après tout.
Avëlëa se mit à sourire. Laëlia s’approcha et s’agenouilla en face d’eux pour lui présenter, avec beaucoup de douceur, sa petite protégée. Elle la déposa dans ses bras avec tant de précautions qu’il crut risquer de la casser lorsqu’il sentit son poids – lourd, pour un nouveau-né – reposer contre lui.
— On n’a pas encore arrêté notre choix, expliqua-t-elle, mais j’aime beaucoup Léandrah.
— C’est trop rugueux, répliqua l’elfe de feu. Shanwë, c’est plus joli !
— Je t’ai dit que c’était trop court, on dirait qu’il manque une syllabe…
Pendant qu’elles se chamaillaient, Faelor abaissa le pan de couverture rabattu sur le nez du bébé avec une tendresse infinie. Il remarqua avec surprise que sa tête n’était pas plus large que sa paume, et le reste de son corps atteignait avec peine la moitié de la longueur de son avant-bras. Il savait que les nourrissons étaient minuscules, mais ne s’y était jamais intéressé.
Perdu dans ses pensées, il fut presque étonné de voir les paupières de l’enfant s’ouvrir et révéler deux saphirs noyés sous une pupille d’encre dilatée à l’extrême. Il ne savait pas trop si elle le distinguait avec clarté, mais il ne put s’empêcher de lui adresser un sourire empli d’affection. Son nez faisait la taille d’un petit haricot un peu bombé, si harmonieux au milieu de sa bouille ronde et encore endormie. Sur son front s’épanouissaient de minuscules écailles d’obsidienne, si fines qu’il crut risquer de les abîmer rien qu’en les observant. Il remarqua aussi le contraste qu’elles formaient avec sa peau quelques teintes plus pâle.
Sans se soucier le moins du monde de son nouveau porteur, la fillette ouvrit sa bouche miniature en un bâillement communicatif, révélant ses gencives encore vierges de toute trace de dents, ainsi qu’une langue rose tachée de bave, qui se retrouva très vite sur le drap. Elle referma les yeux et bougea un peu. Sa main, dotée de minuscules griffes, se serra sur le bord de sa couverture. Il devina plus qu’il ne distingua, à la base de la paume, la structure kératinisée en forme de massue qu’elle avait utilisée pour briser la coquille de son œuf.
Faelor se sentit presque hypnotisé par l’extrême fragilité de cette créature. Loin de se soucier de leurs problèmes, elle se contentait de dormir dans ses bras, rassurée sans doute par leur présence à ses côtés. Elle ne se doutait pas un seul instant qu’elle était à l’origine de leur dispute. Avait-elle au moins remarqué leur querelle ? Il n’en était pas certain. Mais comment l’en blâmer ? Elle venait à peine de naître. S’il avait bien retenu ce qu’Avëlëa avait pu lui dire, son seul souci était d’accumuler assez d’énergie pour prendre assez de poids le temps que ses derniers organes achèvent leur formation.
Plongé dans sa contemplation, l’alfombre sentit ses derniers reproches s’évanouir. Il comprenait pourquoi Laëlia n’avait pu se résoudre à l’abandonner. Son visage d’ange paisible suffisait à attendrir le cœur le plus dur, tandis que ses origines, qu’il devinait à la couleur de ses yeux et de sa peau ainsi qu’à la forme arrondie de ses oreilles, lui hurlaient que sa vie future serait un véritable combat. Moitié humaine, moitié alfombre. La pire condition, surtout auprès de Khassendrah et de Vanador. Elle méritait bien la chance que lui avait laissée Laëlia. Une chance…
— Caënorah, souffla-t-il.
Les deux filles se turent.
— C’est joli, remarqua Laëlia.
— Oui, confirma Avëlëa. J’aime beaucoup.
Faelor leur adressa un petit sourire, ravi que son idée soit acceptée. Il reporta ensuite son attention sur la fillette toujours endormie contre lui. Son doigt vint effleurer son front alors qu’il prononçait les quelques mots qui scelleraient à jamais son entrée dans leur groupe :
— Alors sois la bienvenue parmi nous, Caënorah.