La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1
Raeni courait à travers les rues décharnées à en perdre haleine. Elle se croyait dans un cauchemar : la lumière violette laissée par la fusion entre le soleil et Dryha, la désagréable sensation de ne pas avancer et le paysage morne lui laissaient une affreuse sensation d’irréel. Pourtant, l’effroyable brûlure dans ses poumons, ainsi que les battements frénétiques de son cœur et les larmes d’inquiétude sur ses joues lui assuraient avec violence qu’elle ne rêvait pas.
Bientôt, elle dut se rendre à l’évidence. Avec l’arrivée de la noct-heure, elle perdait toute capacité à distinguer quoi que ce fût devant elle. Elle devait ralentir l’allure, surtout que la vampyre devait déjà pouvoir se déplacer à sa guise, maintenant que les ombres recouvraient tout de leur voile opaque. De plus, elle ignorait si d’autres créatures hantaient les lieux. Des chagons, d’après Ayrik, mais peut-être aussi d’autres bestioles moins agréables à rencontrer.
Un frisson désagréable la parcourut tandis qu’elle repassait à la marche. Sa respiration erratique, causée autant par sa course que par l’angoisse qui la rongeait, ne lui simplifiait pas la tâche pour entendre les potentiels pas d’êtres nocturnes autour d’elle. Sa vision ne perçait l’épaisse masse ténébreuse que sur un ou deux mètres. Elle ne distinguait même plus les carcasses des bâtisses autour d’elle.
Un court instant, elle regretta d’être partie si vite, sans prendre le temps de trouver quelque chose pour s’éclairer. Elle se rappela ensuite que du sang d’elfe de feu coulait dans ses veines. Dans un élan d’espoir, elle tendit la main devant elle, paume vers le ciel, et ferma les yeux pour mieux se concentrer. Elle rechercha en elle la flamme brûlante qui l’animait, celle qui lui avait permis de lutter si longtemps contre Khassendrah et de protéger Ayrik de ceux qui lui voulaient du mal. Pour une fois, elle devait extérioriser cette énergie. Il lui fallait une flamme, une vraie.
Elle sentit un léger picotement se propager le long de ses doigts. Lorsqu’elle releva les paupières, elle fut presque éblouie par la lumière rougeoyante au creux de sa paume. Rassurée, elle la déplaça pour observer les alentours. Les murs projetaient dans les ténèbres leur masse menaçante, tandis que les ombres des cailloux au sol s’allongeaient en silhouettes grimaçantes. Raeni prit le temps d’inspirer profondément, puis reprit sa route d’un pas prudent.
Une fois la noct-heure tombée, Thal’Shara lui semblait plus hostile encore qu’en pleine journée. Cette fois, les cadavres de bâtiments semblaient grouiller d’insectes et d’esprits obscurs dont la présence glaciale lui donnait la chair de poule. Le silence combiné à la noirceur du monde lui donnait l’impression d’avoir pénétré dans un caveau maudit. Parfois, le pâle reflet de sa flamme sur une plaque de métal lui inspirait une frayeur morbide.
Au bout de très longues minutes, elle crut percevoir, quelque part devant elle, un éclat vert tendre. Elle s’approcha, le poing serré autour de son poignard. Elle n’avait pas rêvé : une tige de lierre s’élançait depuis la base d’une ruine et courait le long d’un mur jusqu’à son sommet, puis semblait disparaître de l’autre côté. La jeune capitaine marqua un temps d’arrêt. Elle se doutait que la plante n’avait pas poussé seule et que la petite vampyre devait la maintenir en vie par sa magie. Elle devait donc se trouver non loin, peut-être même avec Ayrik.
Toutefois, Raeni craignait que cette enfant maudite ne lui ait tendu un piège. Elle eut à peine émis cette hypothèse qu’elle la repoussait. Non, la fillette semblait plutôt désespérée et lui avait montré une attitude beaucoup trop maladroite pour imaginer ne serait-ce qu’une légère entourloupe. Elle représentait, par sa nature, une menace plus grande que celle de Khassendrah, mais elle ne possédait sans doute pas son don pour la manipulation.
L’hybride inspecta donc avec soin – et beaucoup de prudence – le bâtiment devant lequel elle se trouvait. Elle dénicha, de l’autre côté du mur, un trou béant dans lequel s’enfonçait une épaisse liane. Incapable de distinguer le fond de ce qu’elle devina être une ancienne cave, l’hybride arracha la tige de lierre et l’enflamma avant de la laisser tomber en contrebas. Elle distingua, grâce à sa torche de fortune, un sol plat et lisse à moins de trois mètres d’elle. Aucun son cependant ne vint troubler le silence nocturne.
Encouragée par l’apparente absence de créatures étranges, elle décida de sauter sans plus de cérémonie. Elle se réceptionna d’une roulade. Le nuage de cendres qu’elle souleva lui piqua les yeux et lui arracha une quinte de toux qu’elle ne sut étouffer. La flamme dans sa main s’éteignit, la replongeant dans les ténèbres.
Elle n’eut pas le temps de se calmer avant qu’une lumière plus violente ne vienne l’éblouir. Elle protégea ses yeux de son bras et entrouvrit les paupières malgré ses larmes pour en distinguer l’origine.
— Raeni ?
La jeune femme poussa un cri de joie lorsqu’elle reconnut la voix de son protégé. Elle sauta sur ses pieds et le rejoignit en quelques foulées avant de s’accroupir en face de lui.
— Ayrik ! s’exclama-t-elle, ravie. Tu vas bien ? Tu n’as rien ?
— Chut, souffla le petit garçon. Kahlia dort à poings fermés.
— Tant mieux, se réjouit l’hybride. Viens, il faut filer avant qu’elle ne se réveille.
— Non !
Il s’éloigna d’elle d’un geste vif. Son aînée poussa un profond soupir.
— Ayrik, s’il te plaît, écoute-moi.
— T’es méchante avec elle, bougonna-t-il.
— C’est elle qui est méchante avec toi, insista Raeni. Elle joue avec ton esprit, Ayrik. Elle te fait croire qu’elle est gentille, mais elle se contente d’endormir ta méfiance pour pouvoir ensuite te vider de ton sang complètement.
— Tu parles comme Khassendrah, affirma l’enfant, le regard sombre. S’il te plaît, Raeni, fais-moi confiance…
Son regard suppliant fendit le cœur de sa protectrice. Elle se sentait déchirée par d’effroyables sentiments contradictoires. D’un côté, elle voulait l’écouter, lui faire plaisir et le laisser faire, pour une fois. Elle avait remarqué qu’il avait changé, depuis qu’ils avaient quitté le port. Son caractère s’était affirmé. Il se montrait plus curieux, plus ouvert au monde que lorsqu’ils vivaient encore à l’orphelinat. Et sa grande sensibilité semblait lui offrir une merveilleuse capacité à analyser ce qu’il voyait.
Cependant, il restait un gamin de huit ans qui n’avait aucune connaissance du danger en-dehors de l’orphelinat, puisqu’elle avait passé l’essentiel de sa vie à le protéger. Elle savait mieux que lui repérer les situations à risques, les personnes susceptibles de leur nuire. Elle connaissait aussi davantage de légendes et avait entendu parler de plus de créatures qu’il ne pouvait en imaginer, en grande partie grâce à la grand-mère de Faelor et aux histoires que les marins racontaient dans les tavernes du port. Elle savait déceler une machination sordide là où lui tombait souvent dans les pièges qu’on lui tendait.
Elle secoua la tête à regret.
— Je suis désolée, Ayrik, mais je ne peux pas. C’est trop dangereux, beaucoup plus que quand Khassendrah t’embêtait.
— T’es méchante ! cria encore une fois l’enfant. Kahlia n’est pas comme Khassendrah ! Elle aussi elle a été rejetée par tous les gens de sa ville parce qu’elle était différente !
Raeni s’aperçut qu’il pleurait. Elle s’en voulut aussitôt.
— Ayrik, calme-toi, s’il te plaît…
Elle tenta de l’attraper par le bras pour l’attirer vers elle. Le petit garçon cria une nouvelle fois et, de toute la force qu’il possédait, lui décocha un coup de pied dans le tibia.
Raeni fut davantage blessée par le geste que par le choc. Elle relâcha Ayrik sous la surprise et le fixa, le cœur brisé par l’incompréhension. Son regard acheva de lui ôter toute pensée.
— En fait, t’es juste nyprocryte.
Son ton lui fit l’effet d’un poignard en plein cœur. Elle ne put quitter des yeux son protégé, qui la fixait avec dédain.
— Je reste avec Kahlia, déclara-t-il ensuite avant de retourner dans la pièce voisine.
Raeni ne put rien faire d’autre que se mettre à pleurer, frappée par l’énergie avec laquelle il se dressait soudain contre elle. Elle ne parvenait même pas à se lever pour le rejoindre et l’emmener de force. Elle avait vu dans ses iris une détermination froide teintée de colère. Et elle avait compris qu’il n’était sous l’influence d’aucune créature. Il pensait chaque mot qu’il avait prononcé. Et elle ne l’avait compris que trop tard.
La mort dans l’âme, elle devait se rendre à l’évidence. Elle venait de le perdre, lui aussi. Par sa propre faute, parce qu’elle s’était montrée bornée. Elle avait sous-estimé les capacités du petit garçon à comprendre le monde qui l’entourait. Lui, il avait su lire dans les prunelles de Kahlia sa souffrance et son désespoir. Oui, c’était une vampyre. Mais une fillette, aussi. Une fillette qui réclamait, somme toute, de l’amour. Comme Ayrik au même âge.
Le temps qu’elle passa ainsi prostrée filait avec son protégé. Seul le clapotis léger de deux pieds nus sur le sol de pierre réussit à la tirer de ses pensées. Lorsqu’elle releva la tête, elle croisa une paire d’iris écarlates.
— Tu pleures ? demanda la vampyre d’une voix innocente.
— Toi, vas t’en, siffla Raeni avec mauvaise humeur.
Elle essuya toutefois ses yeux par réflexe.
— Je ne vais pas rire.
Au grand désespoir de l’hybride, la fillette vint s’asseoir à ses côtés et posa la main sur la sienne. La jeune femme la retira aussitôt, frappée par son contact glacial. Son geste sembla attrister l’enfant.
— Je ne suis pas méchante, murmura-t-elle d’un air triste, comme pour s’en convaincre elle-même.
Le silence retomba sur la pièce. La plus âgée des deux filles percevait la respiration lente et régulière de sa cadette, ce qui l’étonna lorsqu’elle le réalisa. Elle pensait que les vampyrs étaient des créatures non-mortes, pas tout à fait vivantes, mais pas tout à fait décédées non plus. Le simple fait qu’elle ait besoin d’air pour vivre lui parut surréaliste. Elle en déduisit que sa compagne faisait semblant pour mieux l’amadouer.
Raeni lui coula un regard discret. Kahlia fixait un point sur le sol, le front posé sur ses bras eux-mêmes refermés autour de ses genoux. Ses cheveux noirs d’une longueur étonnante couvraient son corps d’un voile rêche. L’hybride remarqua aussi les quelques trous qui parsemaient ses vêtements. La petite ne devait pas avoir pris de bain depuis des semaines, voire peut-être des années. Le pouvait-elle encore, d’ailleurs ? Elle ignorait les propriétés de l’eau sur les vampyrs.
Elle détourna cependant les yeux lorsque la fillette tourna la tête dans sa direction, sans doute dérangée par son regard. Elle la sentit s’agiter à ses côtés, comme si quelque chose la mettait soudain mal à l’aise.
— Pardon.
Raeni battit des paupières, surprise par le mot qu’elle venait d’entendre. Elle reporta son attention sur l’enfant, les sourcils froncés. Celle-ci fixait à nouveau le sol, mais son visage dégagé exprimait toute la tristesse qu’elle semblait porter en elle. L’hybride remarqua même les légers soubresauts qui soulevaient ses épaules, ainsi que les perles brillantes sur ses joues. Elle pleurait. Comme une vraie petite fille. Son aînée se sentit encore plus déstabilisée.
— Je ne voulais pas… que… que tu te disputes avec Ayrik…
Ses reniflements achevèrent de lever les doutes qui assaillaient encore Raeni. Elle réalisa soudain que sa cadette se comportait comme n’importe quel enfant. Malgré sa nature, elle possédait des émotions. Elle présentait de l’empathie, du regret, de l’espoir et, à l’inverse, des moments d’abattements profonds.
Raeni sentit une vague de honte s’abattre sur elle. La vampyre pleurait par sa faute. Parce qu’elle s’était montrée incapable d’ouvrir son esprit et de distinguer sa réelle personnalité au-delà de son apparence. Ayrik avait raison, elle s’était comportée comme Khassendrah.
D’un geste maladroit, elle tapota l’épaule de la petite fille avec douceur.
— Ce n’est pas ta faute, déclara-t-elle d’une voix étranglée. C’est moi qui ai fait une erreur.
Elle ravala ses sanglots avant d’ajouter :
— J’aurais dû lui faire confiance.
Leurs regards se croisèrent. Kahlia tendit aussitôt les bras à Raeni, qui accepta avec un peu de réticence à lui ouvrir les siens. La fillette vint se blottir contre elle. Son corps frêle, qu’elle serra avec un mélange d’appréhension et de douceur, lui fit ressentir toute sa vulnérabilité enfantine. Elle en oublia instantanément ses crocs pointus et ses iris écarlates. Elle réclamait protection et affection, comme n’importe quelle petite fille.
L’instinct maternel de Raeni se réveilla peu à peu. Ses craintes s’envolèrent, remplacées par la volonté de consoler cette nouvelle fillette que les Originels avaient placée sur sa route. D’une main rassurante, elle caressa ses cheveux pour l’apaiser, comme elle le faisait si souvent avec Ayrik. Le petit garçon avait vu juste : derrière son apparence redoutable, Kahlia cachait un cœur fragile qu’elle avait failli briser.
Raeni sentit, au niveau de son épaule, sa tunique s’humidifier. Elle constata que l’enfant s’était remise à pleurer. Ses petits poings s’étaient crispés sur le tissu, signe qu’elle avait trouvé en l’hybride une figure protectrice à laquelle se raccrocher. La jeune femme entreprit donc de la bercer.
— Tout va bien, souffla-t-elle dans le même temps. Tout va bien.
Kahlia resta ainsi blottie contre elle de longues minutes, à extérioriser des émotions qu’elle devait tenir cachées au fond de son cœur depuis longtemps. Raeni sentit un frisson la parcourir lorsqu’elle songea à ce que la fillette avait dû endurer : la destruction de sa ville natale, brûlée par les dragons des années plus tôt ; la solitude, entre les ruines, parmi les esprits vengeurs des humains morts durant la tragédie ; quelque part dans sa vie, la violence d’une transformation en vampyr et la privation de nourriture. Elle ferma les yeux un instant, happée par l’angoisse que Kahlia avait dû ressentir pendant si longtemps, enfermée dans un univers cauchemardesque qui l’avait accablée de maux plus terribles les uns que les autres. Guère étonnant qu’elle soit si désespérée à l’idée d’embarquer avec le premier équipage venu. Tout, ici, devait lui rappeler d’affreux souvenirs.
Peu à peu, elle sentit la respiration de l’enfant s’apaiser. Elle fredonna, pour elle, la berceuse qu’elle chantait si souvent à Ayrik lorsqu’il était lui-même rongé par l’inquiétude ou le chagrin, à Valmaëlën. Elle perçut bientôt ses inspirations calmes, profondes, signe qu’elle s’était assoupie.
Elle baissa les yeux sur son petit visage pâle. Les cernes gravés sous ses yeux clos attestaient que les évènements continuaient de la toucher malgré sa non-mort. L’inquiétude et le désespoir devaient la ronger depuis des années. Pourtant, ses traits affichaient une expression tranquille. La présence de Raeni, son câlin, surtout, l’avaient rassurée.
Un petit sourire étira les lèvres de l’hybride. Elle caressa ses cheveux une nouvelle fois, puis se releva avec toutes les précautions du monde pour ne pas la réveiller. Elle venait de prendre sa décision. Aucun enfant, fût-il maudit par l’Originel Noir, ne méritait une telle torture. Si Ayrik lui avait accordé sa confiance, alors elle sentait qu’elle pouvait lui donner une chance. D’ailleurs, si elle s’était montrée réellement hostile, elle les aurait sans doute tués dès l’instant où elle lui avait signifié son refus.
Alors qu’elle se perdait à nouveau dans ses pensées, la silhouette du petit garçon se profila devant ses yeux. Son cœur manqua un battement.
— Ayrik ? souffla-t-elle à voix basse, de peur de tirer sa nouvelle protégée du sommeil.
L’enfant se posta à quelques pas d’elle, le regard pétillant de joie. Raeni sentit ses joues s’empourprer et baissa la tête.
— Pardonne-moi, Ayrik, poursuivit-elle.
Il haussa les épaules et la rejoignit. Un instant plus tard, il l’entourait de ses bras pour lui faire un câlin.
— Tu me crois, maintenant ? demanda-t-il, le regard empli d’espoir.
Elle hocha la tête.
— Je te fais confiance. Et puis…
Son regard dévia vers le crâne de la fillette endormie. Un sourire attendri glissa sur ses lèvres.
— Elle n’a pas l’air bien méchante, pour un vampyre. Peut-être que Lënassa se trompait, en fait…
— Alors on l’emmène ? se réjouit le petit garçon.
— On l’emmène, acquiesça-t-elle.
**********
Ressortir de la cave s’avéra bien plus ardu que d’y rentrer, en grande partie parce que Raeni refusait de réveiller Kahlia. Alors qu’elle cherchait un moyen d’escalader la liane, le chagon de son protégé leur indiqua plutôt les restes d’un escalier un peu plus loin, qui les ramena dans la ville. Il leur fallut ensuite, à la faible lueur des astres et des flammèches de l’hybride, retrouver leur chemin dans les rues désertes.
La jeune femme sentait la nervosité la gagner à chaque pas qu’elle faisait en direction de leurs chaloupes. Elle ne savait pas si Thaëlya les avait attendus ou si elle avait donné l’ordre à tout le monde de regagner le navire. Elle craignait qu’elle ait opté pour la seconde option. Elle accéléra donc l’allure, forçant Ayrik à trottiner pour la suivre. Le garçon, cependant, semblait comprendre la gravité de la situation. Il ne broncha pas, même si Raeni l’entendait respirer un peu plus fort à cause de l’effort.
Enfin, après de longues minutes à parcourir les ruines, ils retrouvèrent l’entrée de la cité. Les deux orphelins se dépêchèrent de parcourir le bout de chemin plongé dans les ombres, repassèrent devant les fantômes décharnés des arbres, plus lugubres que jamais dans les ténèbres nocturnes. Raeni serra un peu plus la fillette dans ses bras. Elle se demanda comment elle avait pu survivre ici, seule, sans perdre sa santé mentale. Elle songea avec soulagement qu’elle avait pris la bonne décision lorsqu’elle avait choisi de l’emmener avec eux.
Le murmure des vagues leur parvint bientôt, à la fois apaisant et rassurant. Un sourire éclaira le visage du petit humain, qui s’élança sur le chemin devant sa protectrice. Raeni se mit à courir pour le suivre, rongée par l’idée que Thaëlya ait pu les abandonner.
Par chance, la silhouette sombre des chaloupes se découpa vite devant leurs yeux, accompagnées de cris dont elle ne put percevoir les mots. Elle repéra Thaëlya, dont le teint spectral se détachait sur la peau grisâtre de la plage. L’hybride lui adressa un grand signe de la main.
— Thaëlya ! s’écria Ayrik. On a des nouveaux amis !
L’alfombre albinos s’avança dans leur direction pour pouvoir les rejoindre. Elle caressa d’un geste affectueux la tête du petit garçon, qui lui présentait le chagon à grands renforts d’explications sur son nom et l’endroit où il l’avait trouvé, avant de se planter devant sa jeune capitaine. Il ne lui fallut qu’une seconde pour identifier l’enfant qu’elle tenait serrée contre elle.
— Tu l’as ramenée, lâcha-t-elle avec une pointe de dégoût dans la voix.
— Disons qu’Ayrik s’est montré plutôt convainquant, affirma-t-elle avec un petit sourire assuré.
Thaëlya jeta un regard à leur protégé humain, occupé à présenter son nouvel ami à ses camarades aussi émerveillés que lui. Elle attrapa ensuite le bras de l’hybride pour l’entraîner un peu à l’écart, le regard sombre.
— Tu es tombée sur la tête ou quoi ? siffla-t-elle à voix basse. Tu es consciente que c’est un vampyr que tu tiens dans tes bras, là ?
— C’est avant tout une fillette orpheline forcée à survivre seule dans la ville la plus inhospitalière de toute la région, répliqua-t-elle sur le même ton. Elle a besoin de nous autant que nous aurons besoin d’elle.
— Je préfère jeûner que de dépendre d’un vampyr.
— Alors tu jeûneras, mais il est hors de question de la laisser ici.
— Tu es complètement folle…
— Regarde-la, ordonna alors Raeni.
Devant le sérieux de son regard, renforcé par l’obscurité ambiante qui ne réduisait ses yeux qu’à deux points sombres et luisants, l’albinos s’exécuta.
— Dis-moi ce que tu vois.
— Un monstre, répliqua aussitôt son amie.
— Moi, je vois une fillette condamnée au pire châtiment par sa simple nature, reprit la jeune capitaine d’un ton calme. Les humains la considéraient déjà comme une paria à cause de ses pouvoirs. Elle a connu, à quoi, cinq ans tout au plus, la destruction de sa ville par le feu des dragons. Depuis, elle vit seule ici, condamnée à supporter les fantômes vengeurs de ceux qui furent un temps ses voisins et exprimaient déjà leur méfiance envers elle.
— Elle n’en reste pas moins un vampyr. C’est que quelqu’un l’a transformée à un moment ou un autre…
— Peut-être, mais cette personne a disparu, j’ai l’impression. Kahlia est seule ici depuis des années. Comme Ayrik, elle a été rejetée par tout le monde à cause de ce qu’elle est. D’abord magicienne, ensuite vampyr. Mais elle n’en reste pas moins une petite fille en quête de quelqu’un pour veiller sur elle et la protéger.
Thaëlya garda le silence quelques instants. Raeni ajouta :
— Je fais confiance à Ayrik. S’il dit qu’elle est gentille, je le crois. Pour le peu de temps que nous avons pu passer avec elle, elle ne nous a pas mordus. Elle a trop peur d’être laissée à nouveau seule pour tenter de se nourrir sans autorisation.
L’albinos baissa à nouveau les yeux sur la fillette. Elle détailla son front clair, ses traits apaisés, sa petite poigne serrée sur les vêtements de l’hybride. Elle nota sa maigreur et les cernes noirs sous ses yeux clos.
— Nous n’avons aucun droit de la juger sans la connaître, reprit Raeni. Sinon, nous ne valons pas mieux que Khassendrah.
Sa dernière phrase sembla faire mouche, car son amie releva ses iris écarlates pour la regarder.
— Je veux bien lui laisser une chance, souffla-t-elle. Mais au moindre geste suspect de sa part, je la fais jeter par-dessus bord.
Un sourire éclaira le visage de Raeni.
— Je doute que tu auras besoin d’en arriver à cette extrémité.