La Flamme de Mililian - Tome 1 - Partie 1
Chapitre 25 : La tombée des masques
4273 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 01/12/2022 10:35
Le marché battait son plein, pour la plus grande joie de Khassendrah. Malgré les ennuis récents qu’avaient attirés les orphelins sur la petite ville, commerçants comme acheteurs se pressaient le long du port, les premiers pour vendre le produit de leur labeur, les seconds pour flâner, discuter ou, bien sûr, remplir leurs paniers de denrées plus alléchantes les unes que les autres.
La jeune fille, elle, se servait de la foule pour dissimuler sa propre présence. Elle avait revêtu une ample cape et cachait son visage derrière la capuche dans le but de se faire passer pour une simple voyageuse. Ainsi, elle pouvait observer ce qui se passait autour d’elle sans se faire remarquer.
Son stratagème fonctionnait si bien qu’elle put même passer non loin de son amant, occupé à discuter avec un groupe de soldats, sans qu’il ne la reconnaisse. Ou alors, il était trop occupé pour faire attention à elle. Un sourire discret étira ses lèvres. Parfait.
Elle traversa le marché, à la recherche d’un quelconque gamin, sans succès. L’aigle qu’elle était ne put distinguer la moindre souris entre les étals multicolores. Elle n’en attendait pas moins de ses rivaux. Sans avoir pu identifier celui qui se trouvait à leur tête, elle devinait qu’il devait faire partie des amis proches de Raeni. Il devait assez bien connaître la ville et ses recoins pour offrir une cachette sûre à ses camarades, ainsi qu’assez de nourriture pour qu’ils puissent survivre. Celui qui avait relayé l’hybride devait penser à tout, comme elle.
Depuis quelques jours, elle commençait à se demander si Faelor lui avait échappé, au final. Elle se souvenait du craquement de ses os sous les coups de ses sbires, ainsi que de ses gémissements de douleur. Même avec toute la bonne volonté du monde, il n’aurait pas pu monter à bord du navire. Et, surtout, l’incroyable disparition des bâtards lui faisait croire qu’il était resté et les protégeait. De tous ceux qu’elle savait appartenir à la bande de sa rivale, il était celui dont elle la savait la plus proche. Elle lui avait sans doute appris ce qu’elle savait. A moins qu’Anathor ait trouvé une solution pour les aider sans quitter sa forge.
Une moue discrète déforma ses traits. Connaître le chef du petit groupe l’aurait aidée à mieux les cerner, voire à les retrouver. Elle ne les connaissait pas aussi bien que Raeni, mais elle imaginait déjà d’excellents stratagèmes pour les forcer à se révéler au grand jour.
A sa grande surprise, l’œuf avait très vite disparu après qu’ils l’aient déposé dans la ruelle. Elle s’était demandée si Laëlia était tombée dans leur piège, Et elle avait entendu Vanador fulminer une bonne partie de la soirée, la veille, lorsqu’il en avait perdu la trace. Elle se demandait si l’enfant à naître ne s’était pas fait dévorer par un malfrat affamé. Elle fit la grimace à cette simple pensée. Le cannibalisme la répugnait presque autant que les humains. D’ailleurs, elle ne serait pas étonnée d’apprendre que cette pratique ait été créée par ces êtres maudits.
Plongée dans ses pensées, elle quitta le quartier animé pour s’enfoncer dans les tréfonds de la ville. Une odeur écœurante lui parvint, portée par les cadavres de poissons empilés dans un recoin sombre. Elle plissa le nez. Cette partie de la cité ne comptait pas parmi ses préférées, en partie à cause de ces remugles dégoûtants.
Toutefois, personne ne s’attendrait à la retrouver, elle, dans ces ruelles mal entretenues. Elle pouvait donc s’y déplacer à sa guise, sans craindre de rencontrer qui que ce fût. Elle ne retira pas sa cape pour autant, car elle sentait posés sur elle le regard de voyous dissimulés dans les ombres. Un seul geste maladroit de sa part suffirait à la conduire à la mort.
Pour mieux se protéger, elle s’arrêta dans une ruelle étriquée, coincée entre deux bâtiments en ruines dont les toits effondrés occultaient le ciel. Elle s’accroupit derrière une poubelle le temps de se concentrer sur un sortilège. La puanteur d’une charogne en décomposition ne lui simplifia pas la tâche ; elle luttait de toute son âme pour ne pas vomir, si bien que les larmes lui montaient aux yeux. Elle parvint toutefois à canaliser l’énergie entre ses doigts et à la libérer avec soin. Le picotement léger qui parcourut son corps suffit à la rassurer.
Elle se releva en vitesse pour reprendre sa route. Toutefois, elle eut à peine quitté sa cachette qu’elle perçut, derrière elle, le bruit désagréable de pas lourds. Elle discerna quatre ou cinq démarches différentes. Un rapide coup d’œil par-dessus son épaule lui confirma qu’elle ne rêvait pas : les silhouettes décharnées de cinq hommes s’avançaient dans sa direction sans chercher à se dissimuler. Elle força l’allure, bien décidée à ne pas se laisser rattraper.
Un rire gras résonna quelque part dans son dos, tandis que les voyous accéléraient. Elle s’efforça de contrôler la terreur qui menaçait de la submerger pour ne pas perdre le contrôle de son sortilège. Il ne manquerait plus qu’ils devinent qui elle était. Elle ne pourrait les empêcher de faire ce qu’ils souhaitaient d’elle.
Une idée lui vint soudain. Elle s’élança à toutes jambes, vite suivie par ses poursuivants. Sans cesser de courir, elle baissa les yeux sur ses mains s’efforça d’y concentrer toute l’énergie magique qu’elle possédait. Elle constata avec satisfaction que des volutes d’ombre se formaient entre ses doigts, de plus en plus visibles et bientôt tangibles. Un instant plus tard, elles étaient si épaisses qu’elles s’enroulaient autour de ses poignets en y imprimant un poids presque douloureux. Elle leva alors les bras et se stoppa net pour relâcher autour d’elle le nuage noir qu’elle s’efforçait de maîtriser. Le souffle de la magie la happa avec une telle force qu’elle sentit ses cheveux et ses vêtements s’agiter, juste avant d’entendre les cris de surprise des délinquants.
Elle s’empressa de se déplacer jusqu’au mur le plus proche, puis retint son souffle. Elle percevait déjà les toux erratiques de certains des criminels, mêlées à un flot de jurons très imagés. Un instant plus tard, la fumée se dissipa et révéla les silhouettes de ses poursuivants éparpillés sur une bonne partie de la ruelle, un peu perdus, et, surtout, très agacés. Elle les surveilla avec attention. Aucun ne semblait la voir, pour sa plus grande joie.
Ils passèrent de longues minutes à la chercher sans cesser de manifester leur mécontentement. Ils finirent par s’en aller, non sans l’avoir maudite de toutes les manières possibles. Elle ne put qu’en tirer une grande fierté. Elle maîtrisait de mieux en mieux ses pouvoirs. Bientôt, elle parviendrait à contrôler des sorts plus puissants et à leur faire payer leurs erreurs.
Une fois les derniers cris de ses victimes éteints, elle reprit sa route d’un pas plus tranquille. Elle garda toutefois son invisibilité, de peur qu’ils ne l’attendent quelque part ou qu’un autre malfrat ne se dissimule plus loin. Elle ne mettrait pas trop longtemps à arriver à destination, et donc à se rendre à nouveau visible une fois en sécurité. Elle devait toutefois se dépêcher : elle sentait que ses pouvoirs puisaient dans ses forces, et craignait de se fatiguer trop vite. Puisqu’elle savait qu’elle aurait besoin d’user de la magie plus tard dans la journée, et peu de temps après son arrivée, elle ne pouvait se permettre de s’épuiser trop vite.
Alors que ses pas la menaient vers l’extrémité de la ruelle, elle songeait à la rencontre qui l’attendait. Le dresseur d’oiseaux se montrait bien plus utile que ce qu’elle s’était imaginée au premier abord. Il ne posait aucune question gênante, se contentait de faire ce qu’elle lui demandait en échange du paiement qu’elle lui promettait chaque fois. Il se montrait même moins exigeant que ce qu’elle croyait pour un mercenaire : au lieu d’or et de bijoux, il ne demandait que de quoi nourrir son aigle et apaiser sa soif. Et un baume à base de saule sauvage pour soulager les élancements de sa cicatrice. Rien d’impossible à lui fournir, en somme. Leur petit compromis l’arrangeait, car elle pouvait continuer à lui demander de menus services, sans pour autant manquer de ressources pour le payer. Elle en tirait une certaine satisfaction, même si elle ne le considérait que comme un pion. Un pion toutefois puissant, et très docile.
Avec un tel allié, Khassendrah ne craignait pas pour sa vie. Tant qu’elle lui fournissait ce qu’il lui demandait, il ne la trahirait pas. C’était simple. Il lui avait par ailleurs affirmé ne pas craindre Vanador, ni la mort, ni même la torture. Son existence relevait du mystère pour la jeune fille, mais elle ne souhaitait pas le résoudre. Elle préférait l’utiliser pour parvenir à ses fins.
Perdue dans ses pensées, elle n’entendit pas approcher l’immense oiseau qui vint percuter son dos avec force. Elle sentit les serres acérées lui lacérer les omoplates, tandis que le poids de l’animal la faisait basculer. Elle laissa échapper un cri de surprise, vite étouffé par la poussière qu’elle avala lorsqu’elle se retrouva face contre terre. Une violente décharge douloureuse la fit gémir. Ses doigts, encore sensibles, n’avaient guère apprécié son effort pitoyable pour amortir sa chute.
— Tiens donc… qu’avons-nous là ?
Son cœur se serra lorsqu’elle reconnut les intonations graves et le claquement discret des bottes qui s’approchaient d’elle. L’aigle glapit, sans pourtant bouger d’un millimètre. Elle n’osa pas bouger, par crainte de recevoir un coup de bec de sa part. Un instant plus tard, deux pieds s’arrêtèrent face à elle. L’odeur forte qui s’en dégageait suffit à lui faire froncer le nez. Elle crut paniquer lorsque le bout de l’une des chaussures se glissa sous son menton pour la forcer à regarder en l’air. Elle croisa l’œil vif du dresseur d’oiseaux, qui esquissa un sourire inquiétant. Elle se demanda un instant si elle aurait une chance de le tromper de la même manière que ses précédents agresseurs. Elle oublia vite cette idée. Le rapace perché sur son dos l’empêcherait à coup sûr de blesser son maître.
Elle s’efforça de se constituer une expression neutre. Elle refusait de le laisser voir sa peur. Avec un peu de chance, il ne savait pas que c’était elle, sa commanditaire. Elle s’était toujours cachée derrière une apparence masculine à chacune de leurs rencontres. Il ne savait rien sur elle. Il ne devait rien savoir sur elle.
— Qu’est-ce que vous voulez ? croassa-t-elle d’un ton plus plaintif que ce qu’elle aurait souhaité.
— Sylvion m’a fait savoir que vous traîniez dans les parages, jeune fille.
A la mention de son nom, l’oiseau laissa échapper un petit cri, comme s’il se sentait fier de lui. Khassendrah se demanda quel goût pouvait bien avoir un ragoût d’aigle. Elle le détestait, d’un coup.
— Je ne fais que passer, assura-t-elle. C’est juste que, heu…
— Ce n’est pas un endroit pour une demoiselle, la coupa-t-il. Vous ne ressemblez ni à une mendiante, ni à une délinquante de bas étage. Alors permettez-moi de vous demander ce que vous venez faire ici.
— Je vous l’ai dit, je passais juste…
Le coup de bec que lui asséna soudain le rapace lui arracha un léger cri de douleur.
— Sylvion ne semble pas vous croire, reprit le sylalei. Alors ? Que faisiez-vous ici ?
Elle sentit le poids quitter son dos au moment où une main puissante l’attrapait par le col de sa cape pour la relever de force. Un gémissement quitta sa gorge, tandis que les larmes lui montaient aux yeux. Elle ne parvenait pas à soutenir le regard inquisiteur de l’œil unique de son interlocuteur. Sa poigne ferme l’avait faite décoller du sol et la maintenait si près de son visage qu’elle sentait son haleine putride se fracasser sur sa peau. Elle lâcha une supplication pitoyable sans pouvoir détacher ses yeux des dents pointues à quelques centimètres à peine de son nez. Leur proximité les faisait ressembler à des pics décharnés prêts à déchiqueter sa chair, et surmontées par une vague coulée de lave rougeoyante en provenance du cache-œil de cuir.
— S’il vous plaît… gémit-elle.
— Je hais les petits malins qui croient pouvoir m’échapper, siffla-t-il, et plus encore les menteurs. Alors vous avez tout intérêt à me répondre avec honnêteté si vous voulez garder vos yeux et vos oreilles.
Les joues de Khassendrah s’humidifièrent sous la course des gouttes salées qui commencèrent à y perler. Elle distingua, avec horreur, le bec acéré de l’oiseau qui claqua à côté de ses tempes.
— C’est moi qui vous ai convoqué ici ! s’exclama-t-elle entre deux sanglots.
La main la relâcha. Elle tomba à genoux, haletante, effrayée par les conséquences de sa soudaine faiblesse. Elle s’attendait à sentir les serres déchirer sa chair ou une dague se planter dans sa nuque, mais rien ne vint. Seul un bruissement lui indiqua que le dresseur d’oiseaux s’agenouillait. Elle sentit ses doigts glisser sous son menton pour lui relever la tête. Cette fois, nulle trace de menace dans son œil unique. Même le rapace la fixait, perché sur l’épaule de son maître, la tête inclinée en signe d’intérêt curieux.
— Pourquoi ? demanda-t-il d’un ton plat, dans un murmure.
— J’avais peur, admit-elle du bout des lèvres.
La simple formulation de cette pensée suffit à la faire remonter quelques années en arrière. Elle se sentait aussi impuissante, alors même que ses pouvoirs lui offraient davantage de contrôle sur sa vie et celle des autres. Elle sentit ses barrières se fissurer, prêtes à céder sous le poids de l’angoisse qui remontait.
Elle sentit alors quelque chose sur son épaule, puis sur sa joue. Un poids conséquent, une caresse agréable. La caresse de plumes douces. Elle ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait.
— Sylvion semble vous apprécier, jeune fille, constata le maître du rapace.
Khassendrah reporta les yeux sur lui, un peu perdue. Il ne lui paraissait plus agressif. Le loup s’était mué en cerf, curieux, peut-être bourru, mais guère menaçant. Pour la première fois depuis qu’elle l’avait rencontré, il esquissa un sourire sincère. Doux. Même ses dents ne semblaient plus si pointues, à moitié cachées derrière la barrière charnelle de ses lèvres abîmées. Il approcha la main de sa joue pour sécher ses larmes.
— Je ne vous ferai aucun mal, lui promit-il sans la quitter des yeux. Je fais confiance à Sylvion.
— Alors pourquoi… ?
— Dès notre première rencontre, Sylvion m’avait prévenu que quelque chose le dérangeait. La fois suivante, j’ai davantage prêté attention à ses remarques, mais sans rien détecter de particulier. Nous en avons déduit que vous utilisez de la magie. Et il semblerait que nous ne nous étions pas trompés.
Il se redressa et prit ses mains entre les siennes pour l’aider à se relever. Khassendrah se laissa faire, un peu perplexe et surtout secouée. Elle renifla.
— J’ai assisté à votre petite altercation avec ces voyous, poursuivit-il sur le ton de la conversation. Je dois dire que vos pouvoirs sont impressionnants, pour une orpheline.
Khassendrah ouvrit la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. La surprise lui coupait le souffle. Malgré sa réputation, elle ne pensait pas qu’un sylalei sorti des bas-fonds les plus obscurs de Khaëlentis puisse la reconnaître avec tant de facilité, surtout qu’elle avait toujours fait attention à bien dissimuler son apparence réelle en sa présence. Le dresseur d’oiseaux esquissa un nouveau sourire – carnassier, comme à son habitude. La jeune fille fut parcourue d’un nouveau frisson.
— Sachez que je vous connaissais bien avant que vous n’entendiez parler de moi, expliqua-t-il d’un ton mystérieux. Je sais bien des choses de vous, comme sur n’importe quel habitant de cette ville.
— Comment …
— Sylvion.
Le rapace lâcha un petit glapissement qui sonnait moqueur. Elle esquissa une moue vexée. Sans la terreur dont elle se remettait à peine et la stupeur d’apprendre que son homme de main l’espionnait depuis longtemps, elle aurait deviné seule que l’aigle ne servait pas à son maître qu’à dérober des bijoux dans leurs écrins oubliés négligemment sur une commode.
— Ça, je le savais, bougonna-t-elle dans l’espoir de se sauver. Ce que j’aimerais savoir, c’est comment vous avez pu faire pour ne jamais vous faire remarquer lors de vos… collectes d’informations.
Cette question l’intéressait réellement. Elle avait toujours porté une attention particulière à sa sécurité et ses hommes de main avaient donc la charge de la prévenir dès qu’un individu suspect – althëlien, humain ou animal – se promenait un peu trop près d’elle. De même, Sindor lui aurait soufflé deux mots s’il avait entendu parler d’un étranger, de surcroît aussi peu présentable, qui s’amusait à espionner n’importe qui au détour d’une ruelle. Elle en déduisit qu’il devait mentir.
— Sylvion peut voler plus haut que les nuages sans risquer de perdre de vue ses cibles, révéla le sylalei avec un rictus amusé. Quant à moi, eh bien… je furète, je rôde… Dans vos quartiers en ruines, ce ne sont pas les cachettes qui manquent, et les bandes organisées offrent une bien meilleure sécurité là-bas que votre cher capitaine.
Khassendrah se contenta de hausser les épaules. Elle savait que le pouvoir de Sindor ne s’étendait pas sur les bas-fonds et les quartiers abandonnés. Tout le monde, en ville, le savait. Trop de réfugiés s’y étaient installés, trop de criminels y collaboraient. Ils y faisaient la loi à leur manière, par petits groupes que la garde ne parvenait à déloger. Elle soupçonnait d’ailleurs son amant d’avoir passé un pacte avec certains d’eux, puisqu’ils ne semblaient pas tenter d’imposer leur autorité hors de leurs rues. Elle n’avait cependant jamais réussi à lui extorquer cette information. Pas encore.
Ses acolytes dans cette partie de la cité, en revanche, ne lui avaient guère plus parlé de cet étrange personnage avant qu’elle ne leur demande de lui dénicher quelqu’un capable de s’introduire dans les appartements de Vanador pour y dérober sa broche. Elle savait bien que les althëliens au visage ravagé s’y massaient dans les ombres, mais elle se demandait comment un type avec un aigle pouvait passer aussi inaperçu, surtout dans un milieu où le rapace aurait constitué pour beaucoup un repas inespéré. A son tour, elle se demanda si son interlocuteur maîtrisait la magie.
Elle décida qu’elle tirerait cette affaire au clair plus tard. Face à lui, alors qu’elle se remettait tout juste de la pire frayeur de sa vie, elle ne pouvait lui extorquer la moindre information. Il lui faudrait établir un plan d’attaque, mais, avant ça, apprendre davantage d’informations sur lui.
— Je vous dirai ce que vous voudrez savoir sur moi, déclara alors le dresseur d’oiseaux.
Khassendrah se sentit plus perturbée encore. Le sylalei lui sourit.
— Vos sourcils froncés et la façon dont vous me regardez indiquent votre méfiance, expliqua-t-il. Je vous comprends, après ce qui vient de vous arriver. Et j’estime que c’est la moindre des choses après vous avoir arraché par la force ce que vous me taisiez.
Son regard franc lui indiqua qu’il ne plaisantait pas. Elle décida donc de le questionner avant qu’il ne change d’avis.
— Vous savez maîtriser la magie ?
Un petit rire échappa à son interlocuteur, dont le regard dévia sur son aigle.
— Malheureusement, mon seul talent que l’on pourrait qualifier de pouvoir est mon lien avec Sylvion et mon aisance avec les oiseaux.
Ses doigts glissèrent sur le plumage du rapace, qui glapit d’aise sous ses caresses. Sa minuscule tête se blottit contre les phalanges du sylalei.
— C’est un lien magique ? insista Khassendrah.
— Non. Juste un… talent, je ne vois pas comment vous l’expliquer autrement. Les oiseaux m’apprécient autant que je les admire. Ils m’écoutent et me parlent, mais cela ne tient guère de la magie.
— C’est étonnant…
— Une qualité comme une autre.
Son œil unique se vrilla sur elle. Sylvion tourna la tête en même temps.
— Je sens que vous vous posez d’autres questions à mon sujet. Mais nous ferions mieux de reporter cette discussion à plus tard, dans un lieu plus propice. Et je devine que vous brûlez d’impatience à l’idée de découvrir ce que j’ai apporté pour vous.
Il glissa sa main sous sa chemise sous le regard soudain intrigué de Khassendrah. Toutes ces émotions lui avaient fait oublier la raison pour laquelle elle s’était déplacée seule, dans un lieu si dangereux.
— Vous avez ce que j’ai demandé ? s’enquit-elle, le cœur soudain battant d’impatience.
Le sylalei tira de sous le vêtement un petit carnet à la couverture de cuir noire, qu’il lui tendit.
— Je me suis permis d’en feuilleter le contenu, déclara-t-il. Dépêchez-vous d’en faire de même. Sylvion le remettra à sa place dès que vous aurez terminé, sans quoi vous et moi risquerons de gros ennuis. Vous connaissez l’Ahal.
D’une main tremblante, Khassendrah attrapa l’objet. Elle se sentit jubiler. Elle allait enfin progresser dans sa quête de connaissances sur Vanador. Trouver un moyen de faire pression sur lui pour le forcer à tenir parole. Et quitter Khaëlentis dans la foulée.
Alors qu’elle détachait avec soin le lien de cuir qui le retenait clos, le sylalei la prévint, d’une voix douce :
— Ce que renferment ces quelques pages aurait de quoi mettre le continent en grand danger. Lorsque j’ai décidé de le lire, je ne m’attendais pas à de tels secrets. Réfléchissez-y, mademoiselle, car vous vous retrouverez impliquée dans les rouages d’une machination capable de mettre en péril Sorena tout entier.
Khassendrah l’ignora. Elle avait déjà pris sa décision. Elle voulait savoir ce que lui cachait Vanador, même si elle ignorait jusqu’où cette histoire la porterait.