MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
Devant la mine blême de Kyeran, Lyria ne put s’empêcher de lever la tête. Un frisson lui parcourut l’échine quand elle se retrouva face à d’énormes mâchoires dégoulinantes de salive et garnies de crocs aussi longs que des poignards. Une vouivre-tigre la fixait avec avidité.
Ces prédateurs excellaient dans le domaine de l’attaque embusquée et leurs fines écailles d’un marron chocolat changeaient de couleur pour se fondre dans leur environnement. Grâce à sa faculté de camouflage, la créature s’était certainement cachée bien avant leur arrivée et le cadre idyllique les avaient fait relâcher leur garde. De ce fait, ils ne l’avaient pas entendu s’approcher d’eux.
Elle sentit les relents de son haleine putride balayer ses cheveux tandis que le liquide acide continuait de ronger le tissu de sa cape en sifflant et commençait à atteindre celui de sa veste. Son cœur battait à tout rompre et ses muscles étaient tendus à l’extrême. Elle devait s’en débarrasser au plus vite, sinon la dangereuse substance s’attaquerait à sa peau.
Face à elle, Kyeran avançait doucement des doigts tremblants vers sa montre sur laquelle il appuya du bout de l’index. Au moindre mouvement brusque, le monstre passerait à l’offensive. Malheureusement, le scintillement émis par l’apparition de son épée dans sa main marqua le signal de départ du combat. La vouivre ouvrit grand les mâchoires et poussa un cri strident avant de bondir dans sa direction.
Lyria se boucha les oreilles, puis la bête la bouscula avec force, la faisant rouler dans l’herbe. Abasourdie, elle se remit tout de même très vite de ses émotions. D’un geste vif, elle arracha sa cape et la lança au loin avant de procéder de même avec sa veste. Un soupir soulagé s’échappa de ses lèvres quand elle constata que la salive visqueuse du monstre n’avait pas atteint sa tunique. Cependant, l’heure n’était plus aux réjouissances, le reptile fonçait droit sur Kyeran. Celui-ci se jeta au sol dans un roulé-boulé pour s’éloigner le plus possible tandis qu’une paire de mâchoires claquaient derrière lui dans le vide.
Autour de son cou, Lyria sentit Oz s’agiter et trembler. Elle le rassura aussitôt d’une caresse.
— Va te mettre à l’abri, on va s’occuper de cette bestiole.
Les aigrettes redressées d’angoisse, son petit compagnon ne demanda pas son reste et rampa le long de son bras pour aller se cacher sous les buissons les plus proches. Voyant que leur adversaire continuait son avancée avec le Dragyan pour cible, Lyria dégaina son poignard et concentra son éther. Un flux d’énergie échauffa son corps et circula dans chacun de ses membres avant de converger vers son arme. La lame étincela, puis s’agrandit pour former une faux au tranchant rouge vif. Enfin parée, elle s’élança vers le monstre.
Gueule grande ouverte, la vouivre-tigre poursuivit Kyeran et projeta un flot de gaz verdâtre dans sa direction. Il fit aussitôt tourbillonner son épée comme un moulin à vent. L’arme tournoya si vite que le scintillement bleu de sa magie engloutit la lame dans un halo lumineux. Le souffle empoisonné percuta de plein fouet le bouclier rayonnant formé par l’éther de glace et se dispersa en une épaisse brume cristallisée.
Lyria arrêta sa course, aveuglée par le nuage blanc, et lorsque celui-ci se dissipa, elle évalua la situation. Kyeran avait parfaitement paré l’attaque et se tenait debout, bien campé sur ses jambes. La vouivre avait détourné la tête en renâclant de mécontentement et ce fut à ce moment qu’elle repéra son point faible. La bête était borgne de l’œil gauche.
Ce fut pour elle l’occasion de passer à l’offensive.
Elle bondit alors vers une zone moins protégée du corps du reptile, là où les écailles étaient plus fines, et abattit sa faux. La lame entailla la peau avant de terminer sa course en s’enfonçant dans l’articulation de l’aile. Un affreux craquement d’os brisé retentit sous l’impact et un flot de sang sombre jaillit de la plaie béante.
Folle de rage, l’énorme créature poussa un effroyable cri de douleur et se tourna vers Lyria. Son unique œil rouge et brillant comme un rubis la fixa avec un dédain furieux. C’était la première fois qu’elle observait un tel prédateur et elle jaugea le spécimen qui lui faisait face.
La vouivre-tigre ressemblait en tout point à un dragon, mais s’en différenciait par sa taille plus modeste et l’absence de membres supérieurs. Sa livrée écailleuse chocolat zébrée de fines rayures noires contrastait avec un ventre plus clair, rappelant l’aspect de certains serpents forestiers. Au-dessus de son crâne, ses arcades sourcilières se prolongeaient en deux cornes effilées tandis que sa crête épineuse, peu développée, courait le long de son échine et se terminait à la pointe de la queue par un aiguillon venimeux.
Le reptile boita dans sa direction, les mâchoires ouvertes sur des crocs aiguisés pendant que sa queue fouettait l’air. Après un énième grognement rauque, il releva le museau vers le ciel et sa gorge enfla.
— Fais attention ! la prévint Kyeran. Elle va cracher !
Lyria tressaillit et se retourna vers lui, les mains fermement ancrées au manche de sa faux.
— Cracher ? Comment ça, cracher ?
— Ne t’occupe pas ! Esquive ! continua-t-il de crier tout en accourant vers elle.
Elle ne comprit l’urgence de la situation que lorsque la vouivre redressa la tête pour projeter avec violence une vague suspecte. Cependant, Lyria réagit promptement et sauta juste à temps sur le côté pour éviter l’attaque. Se remettant aussitôt en position de défense, elle constata les dégâts non loin d’elle avec des yeux ronds. Un liquide verdâtre et visqueux semblable à celui sur sa cape collait aux herbes sèches et aux écorces des arbres. Les végétaux ne tardèrent pas à se décomposer, brûlés par le puissant acide. Un frisson la parcourut et ses membres tremblèrent, sous le choc. À quelques secondes près, elle finissait dissoute par cette substance dégoutante.
Furieux d’avoir manqué sa cible, son adversaire grogna de rage. Lyria se raidit instantanément et ses doigts resserrèrent leur prise autour de son arme, mais Kyeran ne laissa pas le temps à la vouivre de réitérer son attaque. Comme un ange tombé du ciel, il bondit au-dessus de la créature et abattit son épée avec force sur le crâne écailleux. Un arc phosphorescent déchira l’air et sectionna une corne.
Le monstre rugit de douleur, puis l’exterminateur fondit ensuite sur son flanc droit et porta un nouveau coup vertical. Sans lui laisser le temps de riposter, Kyeran frappa encore et encore. Les impacts formaient des jets de lumière bleutée et dégageaient des souffles glacés. La vouivre réussissait à parer quelques attaques en se protégeant avec sa queue, mais le Dragyan demeurait plus rapide dans l’exécution de ses mouvements.
Lyria le contemplait d’une expression béate. Elle admirait sa ténacité et son courage. L’idée de se battre à ses côtés exacerba sa détermination et une force incroyable bouillonna dans ses veines. Concentrant de nouveau son éther dans sa faux, elle s’élança à son tour et alterna les assauts avec Kyeran sans vraiment réfléchir. Seule leur survie comptait. Elle ne voyait plus que son ennemi. Elle avait le sentiment que plus rien ne pouvait l’atteindre.
Sa lame fendait l’air, créant des éclairs rougeâtres, puis percuta la mâchoire bardée de crocs du reptile volant. L’onde de choc déployée repoussa la bête dont la tête obliqua vers l’arrière et elle profita de ce court instant de relâchement pour porter une nouvelle attaque décisive.
Unissez vos forces, gronda alors le dragon en elle.
Elle jeta un bref coup d’œil à Kyeran.
— Si on y va ensemble, on y arrivera !
Il acquiesça avec un sourire à la fois fier et subjugué. Synchronisant leur offensive, ils fondirent tous les deux sur leur adversaire et levèrent leur lame simultanément pour effectuer une frappe croisée. Pendant un court instant, Lyria ressentit ce qu’elle n’avait jamais éprouvé jusqu’alors : c’était comme si Kyeran et elle avaient fusionné et qu’une seule et même entité combative les commandait. C’était déstabilisant et pourtant, cela leur permit de porter le coup final.
La gueule pointée vers le ciel, la vouivre-tigre tenta une ultime attaque, mais un long râle d’agonie accompagné de gargouillis étranges s’échappa de sa gorge. Elle chancela, puis s’effondra lourdement au sol. Quelques soubresauts animèrent sa queue à l’aiguillon meurtrier et elle s’immobilisa.
Le combat était terminé.
Pantelante, et les jambes encore tremblantes, Lyria observait la dépouille d’un air perplexe. Jamais dans sa vie elle n’avait ressenti autant de fierté d’avoir abattu un tel animal, pourtant, cette victoire lui laissait un goût amer. Une sorte de mal-être l’envahissait, comme un mauvais pressentiment.
— Son sang... tu as vu ? Il est sombre, fit-elle remarquer à Kyeran.
Il examina à son tour le cadavre avant de conclure :
— Elle commençait à contracter le Fléau.
— Mais elle n’avait pas de taches noires sur le corps.
— Il faut quelques heures pour que les symptômes extérieurs apparaissent. Elle venait peut-être juste d’être infectée.
Lyria le considéra d’un regard pensif tout en triturant le manche de sa faux pendant qu’Oz ressortait des feuillages pour revenir s’enrouler à sa place préférée.
— En tout cas, tu m’as impressionné, reprit le Dragyan en rengainant son épée. En plus d’être une excellente forgeronne, tu es une bonne combattante. Tu devrais rejoindre une guilde de traqueurs.
Elle le dévisagea d’abord avec un air surpris, puis évalua sa proposition avec sérieux. Il n’avait pas tort. Ce serait plus gratifiant d’exercer un travail honnête plutôt que de continuer d’effectuer les basses besognes de ses vils supérieurs, mais pour cela, elle devrait quitter les Red Skulls. Malheureusement, sa démission ne serait pas aussi simple à poser, car ses supérieurs n’accepteraient sa requête que sous certaines conditions.
— Merci, mais tuer des bestioles, ce n’est pas mon truc, répondit-elle finalement avec une pointe de regret dans la voix.
Les épaules de Kyeran semblèrent s’affaisser de déception, mais il n’insista pas. Au lieu de cela, il porta instinctivement sa main sur la garde de son épée et son expression se rembrunit. Si les abords de la rivière étaient redevenus paisibles et propices à la détente, ce fut de courte durée. L’horrible atmosphère qui régnait auparavant les assaillit de nouveau. Lyria agrippa fermement le manche de sa faux lorsqu’autour d’eux, six silhouettes sombres surgirent de sous le couvert des arbres. Une meute de vouivres-tigres les avait encerclés, et parmi elles, trois étaient infectées à un stade avancé du Fléau.
Kyeran grinça des dents.
— J’avais oublié que cette espèce chassait en groupe...
Effectuant un pas en arrière, Lyria se retrouva dos à dos contre lui et examina d’un rapide coup d’œil leurs nouveaux adversaires. Elle ne se laisserait pas impressionner par ces viles créatures.
— On en a déjà tué une, on va les abattre elles aussi.
Alors qu’elle s’attendait à ce que l’exterminateur approuve son envie de combattre, celui-ci la contesta.
— Non. Nous sommes deux contre six, nous ne ferons pas le poids, on doit se replier.
— Quoi ? Mais...
— Ne discute pas, la coupa-t-il. Je vais nous sortir de là. Surtout, ne te retourne pas.
Lyria grogna de frustration, mais dut admettre que Kyeran n’avait pas tort. Le premier défi s’était révélé intense et en engager un nouveau contre six adversaires aussi tenaces relèverait du suicide. À présent, que comptait faire l’exterminateur ? Et... pourquoi ne devait-elle pas le regarder ? Il avait dû s’éloigner de quelques pas, car la chaleur dégagée par son dos s’effaça pour laisser place au vide.
Trop concentrée à surveiller la progression des prédateurs, Lyria ne chercha pas à enfreindre la consigne de son partenaire et soudain, l’air se figea tandis que la température se refroidissait de façon significative. Sous ses pieds, la terre trembla et le soleil rayonnant disparut derrière une ombre gigantesque. Son cœur tambourina dans sa poitrine lorsqu’elle ressentit l’aura qui émanait de la silhouette sombre. Elle était si écrasante qu’elle en éprouva un sentiment de malaise et des frissons parsemèrent sa peau.
Les vouivres-tigres non atteintes du Fléau émirent des sons plaintifs et s’aplatirent au sol en reculant doucement. Ce ne fut pas le cas des trois autres. Aveuglées par le mal qui les ronge, les bêtes infectées passèrent à l’attaque, gueules grandes ouvertes. Un rugissement assourdissant retentit et un souffle glacial s’abattit sur elles. Les créatures se retrouvèrent figées dans un geyser gelé, puis avant que Lyria ne puisse réagir, cinq énormes griffes d’un bleu nuit profond se refermèrent autour d’elle. Elle sursauta en poussant un petit cri tandis que la clairière et la rivière s’éloignaient sous ses pieds.
***
Excédée, Lyria effectuait les cent pas en faisant tournoyer sa faux. Kyeran s’était dragomorphosé et avait préféré fuir comme un lâche plutôt que combattre. Elle ne comprenait toujours pas comment une créature aussi redoutée que lui en était venue à prendre cette décision. À lui seul, il aurait pu terrasser leurs ennemis.
Assis sur son postérieur, le Dragyan était encore sous sa forme reptilienne et la fixait d’un regard nonchalant avant de bâiller à s’en décrocher la mâchoire. Elle frémit rien qu’à la vue de ses larges crocs affutés. Si ceux des vouivres étaient comparables à des poignards, les siens se rapprochaient plus de la taille d’un glaive.
— Pourquoi tu ne t’es pas transformé plus tôt ? râla-t-elle. On aurait pu toutes les vaincre !
Kyeran étendit une de ses immenses ailes aux écailles semblables à des plumes sombres et un nuage de fumée grise s’échappa de ses naseaux. Sa voix s’immisça alors dans son cerveau en un résonnement agacé.
« Cela n’aurait rien changé. Je ne suis pas invulnérable et ces trois choses m’auraient attaqué sans hésiter si je ne les avais pas bloquées avec ma magie. »
— Elles n’étaient plus que trois ! protesta-t-elle. Les autres ont eu peur de toi et ont fui. Je suis sûre qu’on aurait pu les battre.
« Peut-être, mais leur acide aurait endommagé mes écailles et j’aurais subi de sérieux dégâts. Quant à toi, tu as beau savoir te défendre, tu aurais été réduite en charpie à l’heure qu’il est. »
Il marqua une pause, puis ses arcades sourcilières épineuses se froncèrent en une expression sévère.
« Mais surtout... ne me remercie pas. »
Lyria gonfla les joues avant de lâcher un profond soupir. Quel Dragyan exaspérant !
Exaspérant, peut-être, mais il t’a sauvé la vie ! Il a raison, tu pourrais au moins le remercier ! s’indigna la voix de son dragon.
Elle baissa le regard et s’assit dans l’herbe.
— Désolée... à cause de l’excitation due au précédent combat, je n’ai pas mesuré l’importance du danger et... j’te remercie de m’avoir tirée de ce mauvais pas.
Kyeran hocha son énorme tête surmontée de quatre cornes et tourna ses yeux d’un doré incandescent vers l’horizon nimbé d’orange. Les rayons de l’astre se reflétaient sur ses écailles d’un bleu nuit profond. Elles brillaient comme si des milliers de diamants y étaient incrustés, lui donnant l’aspect d’un ciel étoilé. Il était si impressionnant, et pourtant, Lyria se sentait en parfaite sécurité auprès de lui.
Notre compagnon te protègera, ronronna son dragon.
Elle profita de ce court instant d’accalmie pour admirer le paysage et la vue lui coupa le souffle. Depuis qu’elle avait emménagé dans la région, elle n’avait jamais pris le temps de découvrir la beauté de la nature environnante. Ses soucis personnels accaparaient bien trop son quotidien, mais il avait suffi que Kyeran l’emmène sur le rebord de cette falaise pour réaliser qu’elle était passée à côté d’innombrables choses.
Le surplomb rocheux dominait le village de Dabéorn de plusieurs centaines de mètres. Nichées au fond de la vallée, les maisons lui paraissaient minuscules et insignifiantes en comparaison des silhouettes majestueuses et sombres des Atalantes qui se découpaient sur un ciel au dégradé pastel. À moyenne altitude, les grandes prairies herbeuses chatoyaient sous la lueur rougeâtre du soleil couchant tandis que vers le sud, le reflet scintillant de la surface d’un lac se distinguait au sein du paysage montagneux.
Le temps passa vite. Son désir de rester avec Kyeran la torturait, mais le devoir de veiller sur Allister la ramena à la raison. Lyria se tourna vers le dragon noir.
— Je vais devoir rentrer, lui annonça-t-elle, la voix teintée d’une pointe de regret. Il faut que je retourne auprès de mon père.
Le Dragyan opina puis, tout en déployant ses ailes, courba son long cou avant de désigner son dos.
— Je vais te raccompagner, monte.
Un sentiment de nervosité mêlé à de la jalousie envahit Lyria malgré elle. Kyeran pouvait se transformer et voler. Elle, non, et personne ne pouvait lui expliquer pourquoi. Refoulant sa frustration, elle grimpa maladroitement sur son flanc aux écailles lisses et chaudes, puis s’installa entre deux épines dorsales. Qui n’avait pas rêvé de chevaucher un dragon ? Le Dragyan battit des ailes, une fois, deux fois, puis bondit dans les airs.
Le trajet jusqu’à Dabéorn fut moins chaotique que le précédent, mais court. Voyager en position assise se révélait bien plus agréable que de se retrouver enfermée entre cinq griffes géantes susceptibles de vous lacérer le corps en un seul coup. Tout en échangeant des informations sur les Dragyans avec son nouvel ami, tel que la télépathie, la capacité à percevoir les auras ou encore les énergies vitales, Lyria savourait le souffle du vent dans ses cheveux et admirait l’immensité du paysage face à elle. C’était exaltant, addictif, et pourtant, elle avait l’impression d’avoir déjà vécu ce genre d’expérience. Un jour, elle réussirait à se dragomorphoser et ainsi, elle volerait partout, jusqu’au bout du monde.
Quand Kyeran arriva aux abords de Dabéorn, il plana et tourna lentement autour, descendant à chaque cercle effectué, puis atterrit à deux bonnes centaines de mètres du village. Lyria se laissa glisser sur son flanc et avant même de pouvoir le remercier de l’avoir ramenée, il avait bondi dans la forêt avoisinante. Deux minutes plus tard, il en ressortit sous sa forme humaine et tout habillé.
Ils marchèrent ainsi ensemble jusqu’aux premières maisons et évoquèrent la santé préoccupante d’Allister. Puis, comme une illumination, le nom d’une personne rencontrée quelques heures auparavant se présenta aussitôt dans l’esprit de Lyria.
Elle s’arrêta et se tourna vivement vers l’homme-dragon.
— Au fait, ton équipier, il a bien dit qu’il était médecin, non ?
Kyeran tressaillit, surpris par cette question soudaine.
— O-oui, en effet.
Prise d’un élan incontrôlable d’espoir, elle agrippa le col de son uniforme entre ses mains avant de rapprocher son visage du sien.
— Tu crois qu’il pourrait ausculter mon père ?
Elle regretta toutefois bien vite son geste lorsqu’elle sentit le Dragyan se crisper sous sa poigne. Ses pupilles s’étaient étrécies et une lueur farouche brillait dans ses iris. L’été avait laissé place à l’hiver. Il la repoussa de sa large paume posée sur son crâne tandis qu’un grognement menaçant s’échappait de sa gorge.
— Alors, on va mettre les choses au clair. Personne, hormis mes proches, n’a le droit de me toucher de cette façon, donc tu ôtes tout de suite tes petites mains boudinées de là et tu ne recommences plus jamais ça.
Un frisson la parcourut lorsqu’elle se heurta de nouveau à son aura oppressante. Elle n’avait aucune envie de se retrouver avec la tête pressée comme un citron, aussi le lâcha-t-elle avant de réajuster le tissu froissé de sa veste.
— Ok, ok... j’te touche plus ! bredouilla-t-elle en tapotant une dernière fois le vêtement. Désolée d’avoir pénétré ta sphère privée...
Kyeran détourna les yeux.
— Excuse-moi de m’être emporté de cette façon, c’est juste que... je n’aime pas qu’on me touche.
Déroutée, Lyria recula d’un pas et le fixa d’un regard perplexe. À présent, elle savait à quoi s’attendre et s’abstiendrait à l’avenir de réitérer ce genre d’intrusion. Après ce court incident, elle reprit sa marche.
— Pour en revenir à ma question, tu crois qu’Hayato pourrait m’aider ?
Kyeran la rattrapa et haussa les épaules.
— Je ne sais pas, mais ça vaudrait le coup d’essayer.
— Est-ce qu’il pourrait passer demain ?
— Oui, c’est faisable, nous n’avons pas prévu de repartir tout de suite pour une autre mission.
De l’apaisement envahit Lyria. Ce n’était qu’un médecin de plus, mais un semblant d’espoir renaquit en elle. Hayato serait peut-être celui qui percerait le mystère du mal qui rongeait son père. Elle le souhaitait de tout son cœur.
Perdue dans ses pensées, elle sursauta quand Kyeran reprit la parole.
— On est arrivés.
Lyria avisa la forge avec un certain regret. Elle aurait préféré passer plus de temps avec le Dragyan, mais la nuit tombait et Allister ne tarderait pas à s’inquiéter de son absence prolongée.
— Bon, ben... merci de m’avoir raccompagnée.
— Pas de quoi. On se revoit demain ?
Elle tressaillit et une lueur de malice traversa les yeux de l’homme-dragon.
— Je suppose que tu as encore des questions à me poser et j’aimerais aussi que tu me montres ce livre dont tu m’as parlé tout à l’heure.
— Euh... d’accord, balbutia-t-elle en clignant des paupières, mais j’te garantis pas que tu seras toujours en vie si tu passes la porte.
Un rire nasal lui échappa.
— Si tu parles de ton père et de sa formidable poêle à frire, je survivrai sans problème à une prochaine offensive.
Lyria pouffa, puis soupira au simple souvenir des mises en garde d’Allister. Elle n’avait plus aucun doute en ce qui concernait Kyeran. Ce n’était pas quelqu’un d’aussi menaçant que les rumeurs le laissaient croire et elle ne renoncerait pas à son envie de le revoir. Il lui était désormais impossible de lutter contre ce désir viscéral et instinctif qui enflait à chaque seconde dans tout son être.
— Méfie-toi, il pourrait trouver autre chose de plus... dangereux, le prévint-elle. Comme une arme, par exemple.
Kyeran pencha la tête, l’expression amusée.
— Il n’osera pas.
— Ça, t’en sais rien.
Le Dragyan esquissa un mince sourire et resta figé. Lyria put lire un profond conflit dans son regard. Deux sentiments s’entremêlaient, l’envie et la peur. Il ne semblait pas vouloir partir, mais pour une raison qu’elle ignorait, quelque chose le poussait à garder ses distances avec elle. Néanmoins, après ce moment passé ensemble, un lien indéfinissable s’était tissé entre eux. Une étrange alchimie était en train de s’opérer, comme si un courant invisible les portait l’un vers l’autre.
— Au fait, tu ne m’as pas dit où tu avais appris à te battre.
Troublée, Lyria cligna plusieurs fois des paupières avant de réagir à sa question.
— Et toi, tu ne m’as pas dit ce que signifiait ton tatouage en forme d’étoile, renchérit-elle.
— Tu le sauras peut-être quand on se reverra, lui assura-t-il d’une œillade avant de tourner les talons et de la saluer d’un signe de main. À demain.
Lyria l’observa s’éloigner, silencieuse. Une petite vague de satisfaction caressa son cœur et ses lèvres s’étirèrent légèrement.
J’espère bien, j’ai encore tant de choses à savoir de toi...