MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)

Chapitre 11 : LA CURIOSITÉ EST UN VILAIN DÉFAUT

5595 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/06/2021 14:32

Lyria arpentait les rues de Zapornia d’un pas motivé. Depuis le jour où elle avait aiguisé l’épée de Kyeran, ce dernier n’était jamais revenu et son absence commençait étrangement à l’affecter. Jusqu’à présent, la sensation de manque ne la submergeait que lorsque Hayden la quittait pour partir en mission, mais elle trouvait toujours de quoi occuper son ennui. Le Dragyan, quant à lui, semblait avoir laissé une trace indélébile dans son esprit et l’irrépressible désir de le revoir la remplissait d’une gêne coupable.

Elle n’avait pas écouté les recommandations de son père.

Allister s’était excusé de ne pas l’avoir crue, mais n’avait pas oublié de la mettre en garde contre l’exterminateur. En vain. Attirée par sa personnalité mystérieuse, elle s’était alors lancée dans quelques investigations auprès des quelques habitants croisés sur son chemin. Après avoir écumé la ville entière, quelle n’avait pas été sa surprise d’apprendre qu’il exerçait aussi en tant que cuisinier dans un très bon restaurant ! Elle n’en avait pas cru ses oreilles. Ainsi, elle se rendit régulièrement sur ses lieux de travail dans l’espoir de le revoir, mais à son immense déception, personne n’avait été en mesure de lui révéler où il se trouvait et au fil du temps, son optimisme s’amenuisait.

Nouvelle journée, nouvelle tentative.

Ses pas la conduisirent pour la énième fois à la guilde des Alliés de la Nuit, sans grande conviction. Elle avait beau se douter qu’on lui fournirait la même réponse que les jours précédents, elle continuait pourtant à s’obstiner.

Sur le côté du vieux bâtiment en pierres grises, un garçon aux cheveux cuivrés s’affairait à lasurer les boiseries. C’était l’apprenti peintre qui s’occupait de la rénovation de l’établissement depuis deux semaines.

Il releva un visage mi-étonné, mi-agacé, lorsqu’il l’aperçut.

— Encore toi ?

Lyria se racla la gorge.

— Oui, désolée... je cherche toujours Kyeran.

— Il n’est toujours pas revenu, soupira-t-il en remontant les épaules.

Avec une grimace déçue, elle réajusta sa capuche et tourna les talons, mais alors qu’elle quittait les lieux, l’artisan l’interpella.

— Hé ! Attends !

Son cœur bondit dans sa poitrine. Elle se retourna en haussant un sourcil tandis qu’il se frottait les cheveux avec une moue embarrassée.

— Je peux te demander un truc ?

— Oui, vas-y.

— Tu es sa petite amie ?

Lyria se figea, abasourdie, et son rythme cardiaque s’affola malgré elle.

Oui, c’est notre compagnon, ronronna son dragon en bombant fièrement le torse.

Heureusement que cet humain n’entendait pas sa maudite conscience ! Alors qu’elle essayait de garder une expression neutre, ses mots s’emmêlèrent entre ses lèvres.

— N-non ! Ce... c’est juste un de mes clients !

L’apprenti peintre cligna des paupières. Elle s’attendit à ce qu’il la soupçonne de mentir, mais il n’en fit rien. Son visage arbora au contraire un air plus sérieux.

— Désolé. Comme tu viens ici tous les jours, je pensais que vous étiez ensemble.

— Pas du tout.

Cette situation devenait de plus en plus embarrassante aussi, préféra-t-elle mettre un terme à la conversation et s’éloigna.

— Au fait, tu t’appelles comment ?

Un soupir agacé s’échappa de ses lèvres. Cet humain était trop curieux.

Oui, mais si tu ne lui donnes pas ton nom, Kyeran ne saura jamais que tu es passée ici.

Après avoir mûrement réfléchi, elle se retourna. Le jeune homme n’avait pas bougé, il attendait sa réponse.

— Je m’appelle Lyria.

Il sourit.

— Ok, ben écoute... si je le vois, je lui dirais que t’es venue et que tu le cherches.

Elle le remercia d’un bref hochement de tête, puis décida de rentrer à la forge. Après avoir essuyé un nouvel échec, elle n’avait plus aucun intérêt à s’attarder dans les parages.

Tout en flânant le long d’une ruelle, elle promena son regard vers l’azur du ciel. Grâce au retour de la pluie, l’atmosphère avait retrouvé une température plus acceptable et la vie avait repris son cours. Pas partout, cependant. Si la nature s’était embellie avec les dernières intempéries, Zapornia, en revanche, demeurait toujours aussi déserte. Le Fléau poursuivait discrètement ses ravages alors, les habitants restaient calfeutrés chez eux à longueur de journée, persuadés d’être en sécurité entre leurs quatre murs.

Malheureusement, ce subterfuge ne leur permettrait pas de s’y soustraire pendant bien longtemps. Trois jours auparavant, Lyria avait assisté à deux exécutions publiques, preuve que cette calamité continuait de sévir. Les condamnés furent décapités sans aucune pitié malgré leurs supplications et face à cette macabre scène, elle en était venue à se demander qui étaient les monstres ? Les infectés ou les exterminateurs ? Est-ce que Kyeran agissait lui aussi de la sorte ? Prenait-il du plaisir à tuer des humains ?

C’est un exterminateur, bien sûr qu’il est dangereux !

Durant un court instant, elle se l’imagina, ses lèvres relevées en un rictus satisfait tandis qu’il écrasait le crâne de sa victime sous sa chaussure en ricanant. Elle frémit à cette pensée. Kyeran ne semblait pas être ce genre de personne, mais peut-être se trompait-elle ? Elle ne le connaissait pas suffisamment pour le cerner et il pouvait très bien cacher son jeu. Après tout, il n’avait pas hésité à l’attaquer pour récupérer son pendentif.

Oui, mais il a fait preuve d’indulgence à ton égard. Si cela avait été quelqu’un d’autre, aujourd’hui, tu serais assise sur le carrelage sale et froid d’une cellule en train de manger un quignon de pain sec.

 Lyria soupira et continua son chemin, les yeux rivés au sol. Ce n’était pas le moment de se torturer l’esprit avec des idées aussi stupides. Des choses bien plus importantes la préoccupaient déjà assez pour se permettre de se rajouter des soucis inutiles. Alors qu’elle longeait un des immenses remparts de la ville, plusieurs voix en provenance d’une ruelle voisine l’interpellèrent. Elle s’arrêta, tendit l’oreille et huma l’air. D’après leur nombre et la nature de leur conversation, elles appartenaient à un groupe de militaires.

Son corps réagit instinctivement, elle devait déguerpir d’ici au plus vite. D’un rapide coup d’œil autour d’elle, Lyria repéra une galerie traversant le mur d’enceinte juste derrière et s’y dissimula d’un bond. Tapie dans la pénombre, elle se figea et retint son souffle. Cinq soldats armés de fusils d’assaut passèrent devant l’ouverture béante. Ils effectuaient leur ronde quotidienne et à son grand désarroi, ils décidèrent de faire une halte tout près de l’entrée de sa cachette.

Merde, ils font chier, ceux-là !

Dabéorn se situait au nord de Zapornia et à cause de ces indésirables, elle allait devoir prendre la sortie sud de la ville pour ensuite la contourner. Un sacré détour ! Avec un grognement dépité, Lyria n’eut d’autre choix que de tourner les talons. Le dos à demi vouté, elle trottina le long de l’étroit et court tunnel tout en s’assurant que personne ne la suivait, mais à peine bondit-elle de l’autre côté, que son visage percuta quelque chose de dur et de métallique. L’impact l’obligea à reculer tandis qu’une vive douleur l’assaillait et des étoiles dansaient devant ses yeux.

La main posée sur son nez meurtri, elle jura tout haut.

— Bordel ! J’ai foncé dans quoi pour avoir aussi mal ?

— Si tu regardais où tu vas, peut-être que tu ne foncerais pas dans n’importe qui.

Elle sursauta et pendant un bref instant, crut devenir folle. Voilà que l’obstacle qu’elle venait de percuter lui parlait avec la voix de Kyeran. Le choc avait dû être redoutable pour en arriver à s’imaginer de telles choses. Pourtant, en relevant les yeux, ce n’était ni un mur ni un réverbère qui lui faisait face. Le Dragyan se tenait bel et bien là, devant elle, son regard traversé d’une lueur amusée. Son uniforme bleu nuit équipé de protections en néridium lui donnait l’apparence d’un guerrier venu du futur et Lyria comprit aussitôt qu’elle s’était cognée contre son plastron.

— Qu’est-ce que tu fais par ici ? lui demanda-t-il.

Elle se frotta les paupières pour être sûre de ne pas rêver et alors que son cœur s’affolait, elle ne réussit qu’à balbutier :

— Hein ? Euh... bah... je...

— Tu cherches une nouvelle victime à détrousser ?

Ses yeux papillonnèrent d’hébétude et pendant un bref instant, l’idée de lui faire ravaler son sourire arrogant et provocateur lui effleura l’esprit.

— Mais pas du tout ! Je voulais juste... allait-elle protester lorsqu’une voix au ton mielleux l’interrompit.

— Tiens ? Mais qui est cette jolie jeune fille ?

Un individu aux cheveux argentés surmontés d’oreilles pointues surgit de derrière Kyeran et Lyria laissa échapper une exclamation silencieuse. Ce n’était pas courant de croiser un Vulpian et celui-ci était plutôt bel homme. Bien que son apparence physique lui donne l’impression d’avoir à peine la trentaine d’années, ce spécimen était peut-être bien plus âgé qu’il ne le paraissait.

L’homme-renard la scruta de ses prunelles d’un bleu céruléen, puis son visage se mua en une expression ahurie tandis qu’il pointait son index sur elle.

— Attends un peu... cette fille, c’est une... Dragyanne ?

— On dirait bien, oui, marmonna-t-elle d’un ton excédé.

Le Vulpian adressa aussitôt un regard empli de reproches à Kyeran.

— Tu... tu t’es trouvé une femelle de ton espèce et tu ne m’as rien dit ?

Le concerné soupira et leva les yeux au ciel avant de se justifier.

— Je ne me suis rien trouvé du tout. J’avais besoin de faire aiguiser mon épée, c’est le hasard qui m’a mené sur son chemin.

— Quoi ? Elle est forgeronne ? s’exclama son partenaire en le bousculant. Voilà qui est intéressant !

Lyria recula d’un pas, mal à l’aise, lorsque le semi-humain se planta devant elle en se frottant le menton.

— Alors comme ça, c’est toi qui hantes les pensées de mon ami. C’est quoi ton petit nom ?

Son subit enthousiasme la laissa pantoise et elle grimaça face à son aveu.

Comment ça, j’occupe les pensées de Kyeran ?

Elle chercha aussitôt des explications auprès du principal intéressé, mais ce dernier s’était détourné avec une expression embarrassée. Voyant qu’elle ne pourrait pas compter sur lui, elle lâcha finalement d’une voix atone :

— Lyria...

— C’est joli, roucoula le Vulpian. Moi, c’est Hayato. Je suis médecin, mais aussi tireur d’élite quand j’accompagne Kyeran sur le terrain. Si ça te dit, on pourrait faire plus ample connaissance autour d’un verre ?

Derrière lui, l’exterminateur sortit enfin de son hébétude et secoua la tête avec de gros yeux.

« N’accepte surtout pas ! »

Sa voix résonna dans le cerveau de Lyria. Déstabilisée par cette soudaine intrusion mentale, elle tressaillit et porta une main à sa tempe. D’après Mazen, les Dragyans pouvaient communiquer par la pensée, mais elle ne l’avait jamais expérimenté jusqu’à aujourd’hui. Si c’était pour elle quelque chose de tout à fait inédit, elle tint compte de la mise en garde.

— Euh... non merci.

— Oh... dommage, grimaça Hayato en se retournant vers son partenaire. J’imagine que tu préfères partager ce moment avec lui, mais... laisse-moi te prévenir...

Le Vulpian se rapprocha d’elle et plaqua presque ses lèvres à son oreille. Lyria frémit à cette proximité invasive.

S’il tente le moindre geste déplacé envers moi, je lui colle un pain.

— Si tu comptes sur lui pour te faire découvrir monts et merveille, tu risques d’être déçue, lui chuchota-t-il. Il n’est pas très sociable comme garçon, mais si jamais tu changes d’avis et que tu as envie de vivre une expérience hors du commun n’hésite pas à venir me voir.

Un raclement de gorge agacé retentit.

— Pas la peine de faire des messes basses, je t’entends très bien, tu sais.

Hayato s’esclaffa face au regard noir de Kyeran et leva les mains en signe de reddition.

— D’accord, j’ai compris, je vous laisse tranquille. Je rentre à la guilde pour m’occuper de faire analyser les échantillons. Si tu veux passer dans la soirée, n’hésite pas, sinon on se voit demain.

Le Dragyan opina, puis Hayato reprit sa route, non sans adresser une œillade malicieuse à Lyria.

— À bientôt, jolie Lyria ! N’oublie pas de réfléchir à ma proposition !

Elle leva les yeux au ciel en secouant la tête, déjà lassée par ces belles et futiles paroles.

— Quel drôle d’énergumène !

— Comme tu dis... confirma Kyeran sur un ton mi-amusé, mi-irrité.

— Tu n’dois pas t’ennuyer avec lui.

— Oh que non !

Il marqua une pause, puis passa à un autre sujet.

— Au fait, tu sais qu’avec le Fléau et la présence de l’armée, tu ne devrais pas trop traîner dans les parages ?

— Pourquoi ? T’as peur que j’me transforme en un de ces trucs dégueu et qu’elle vienne me couper la tête ? ricana-t-elle. Ça fait des années que j’croise des infectés alors, si j’avais dû l’attraper, ça fait longtemps que ça m’serait arrivé.

Un sourire lugubre étira les lèvres de Kyeran.

— Tu as bien de la chance, mais si ça peut te rassurer, ce n’est pas eux qui se chargeraient de t’exécuter.

Amusée par la pointe d’insolence dans sa voix, elle croisa les bras sur sa poitrine et le défia d’un regard malicieux.

— Bien sûr, seul un exterminateur peut se permettre ça, n’est-ce pas ?

Un rire chaleureux et agréable lui échappa. Lyria s’en mordit la lèvre et un étrange frisson la parcourut. Comment un individu soi-disant sanguinaire pouvait-il se montrer aussi attirant ? Elle devrait être en train de se méfier de lui, pas de l’admirer ou de se laisser embobiner.

Kyeran est un Dragyan, avant tout, ronchonna son dragon. Il ne te fera jamais de mal !

— Et du coup, qu’est-ce qui t’amène dans le coin ?

Elle ne sut comment aborder le sujet. Comment prendrait-il le fait qu’elle ait enquêté sur lui ? Mal ? Ou amusant, peut-être ? Lui avouer la vérité n’était finalement pas la meilleure des solutions. Si l’ambiance était redevenue propice pour faire connaissance, il risquerait de se faire des idées et elle ne voulait pas créer de quiproquo entre eux. Toutefois, un tas de questions se bousculaient dans sa tête, elle pouvait jouer cette carte. Alors qu’elle était sur le point de reprendre la parole, un gargouillis sonore retentit.

Kyeran posa une main sur son ventre et grimaça.

— Je commence à avoir faim, ça te dirait d’aller manger quelque part en ville ?

Le cœur de Lyria rata un battement. Elle ne s’attendait pas à une telle invitation. Que devait-elle répondre ? Sa prudence entra aussitôt en conflit avec son désir. Elle mourait d’envie d’accepter pour partager un peu de temps avec lui, mais l’ombre des Red Skulls planait au-dessus d’elle comme un nuage lugubre. Elle venait d’éviter un petit bataillon de soldats, elle ne voulait pas prendre le risque d’en croiser d’autres.

— Oui, acquiesça-t-elle, mais j’aimerais ne pas traîner dans les parages, si tu vois ce que je veux dire...

Kyeran sembla comprendre la problématique et se frotta le menton d’un air songeur.

— Dans ce cas, je connais un endroit sûr où nous pourrons être tranquilles. Suis-moi.

Elle lui emboîta le pas et haussa un sourcil quand il se dirigea droit vers la forêt.

Où l’emmenait-il ?

 

***

 

Au bout de longues minutes de marche à travers bois, ils arrivèrent sur la rive du Mésoa, cet affluent qui avait permis à Lyria de fuir Kyeran la première fois qu’ils s’étaient affrontés. Elle redécouvrit cet endroit dans des circonstances plus agréables et le doux clapotis de l’eau, accompagné de la symphonie joyeuse des oiseaux, la plongea dans une délicieuse torpeur.

Dans ce coin reculé de forêt, les arbres souffraient moins de la sécheresse et avaient gardé leur port altier. Les frondaisons des saules pleureurs caressaient la surface limpide de la rivière au gré d’une légère brise tandis que les feuillages vert tendre des charmes et des bouleaux tamisaient les rayons du soleil. Quelques libellules aux ailes colorées voletaient, puis se posaient sur la tige d’un roseau pour repartir ensuite dans une poursuite effrénée quand un intrus avait le malheur de les déranger.

Lyria se laissa porter par la délicate odeur de mousse humide émanant des pierres mouillées. Face à la quiétude des lieux, elle peinait à s’imaginer que des créatures infectées du Fléau pouvaient surgir à tout moment. Kyeran l’avait prévenue, aussi étaient-ils restés très vigilants pendant leur trajet. Elle pria alors pour que cet instant de calme ne se termine pas en combat improvisé suite à une embuscade imprévue.

— Au fait, qu’est-ce qu’on fait ici ? lui demanda-t-elle enfin.

Face à son expression intriguée, Kyeran sourit.

— On va pêcher.

— Pêcher ?

— Oui, mais comme je t’ai invitée, tu auras juste à me regarder faire.

Elle l’observa, perplexe. Il l’avait donc emmenée jusqu’ici dans le seul but de manger du poisson. Son estomac ne tarda pas à approuver cette excellente idée d’un gargouillis guttural. Alors qu’elle s’attendait à voir Kyeran sortir du matériel de pêche de son sac – ce qui était peu probable au vu de sa contenance –, il commença à retirer son équipement ainsi que son uniforme. Ses entrailles se crispèrent et son esprit divagua malgré elle. Pendant un bref instant, elle s’imagina le Dragyan, nu, sa peau légèrement bronzée brillant au soleil et...

Reprends-toi, Ly ! T’as pas honte de fantasmer comme ça sur lui ? Tu le connais à peine !

À sa grande frustration, il avait gardé son maillot de corps dont il avait retroussé les manches ainsi que son pantalon ourlé au-dessus des genoux. Toutefois, ses avant-bras attisèrent sa curiosité.

Un bandage blanc sale camouflait le gauche tandis que deux larges tatouages noirs semblables à des anneaux et une sorte d’étoile ornaient le droit. Ils lui évoquèrent alors des symboles entraperçus dans son manuel sur les Dragyans, mais elle ne se souvenait plus de leur signification. Une petite révision du chapitre concerné s’imposait pour se remettre à jour et elle ne manquerait pas de s’y atteler une fois rentrée à la maison. Deux demi-lunes argentées formant un cercle gravé sur les sombres arabesques attirèrent aussi son attention. C’était la morsure qu’elle lui avait infligée pendant leur combat à la forge et la blessure avait laissé une cicatrice indélébile. Elle trouva cela fort étrange d’autant que les Dragyans étaient réputés pour leur haute capacité de régénération.

— Pourquoi ton bras n’est toujours pas guéri ? lui fit-elle constater.

Kyeran la regarda fixement avant de baisser les yeux vers sa balafre qu’il caressa d’un air distrait.

— Les morsures de Dragyans ne disparaissent pas complètement, notre salive comporte une puissante toxine. Du coup, la cicatrisation est plus longue et les tissus ne se reconstituent pas comme à l’origine.

— Ah... c’est embêtant, ça... grimaça-t-elle.

Un sourire narquois rehaussa les pommettes de l’homme-dragon.

— En effet, et il semblerait que je sois bien parti pour en garder un petit souvenir...

Elle se détourna et se pinça les lèvres.

— Tu m’avais attaquée, fallait bien que j’me défende.

— Et c’était tout à ton honneur.

Un étrange silence retomba entre eux durant lequel Kyeran pénétra dans la rivière avant de se pencher au-dessus de la surface de l’eau. Quel individu déstabilisant ! Il pouvait se montrer aussi distant et froid que chaleureux et taquin. Lyria ne savait plus quelle attitude adopter en sa présence et resta assise dans l’herbe à l’observer. D’abord sans un mot, puis malgré elle, les questions affluèrent de nouveau.

— Les tatouages sur ton bras, qu’est-ce qu’ils signifient ?

Ses yeux se relevèrent derrière ses longues mèches auburn.

— Tu devrais le savoir, pourtant, non ?

Lyria secoua la tête.

— Je n’suis pas comme toi. J’ai grandi parmi les humains et je n’connais pas grand chose sur notre espèce. Mon père m’a donné un manuel sur les Dragyans pour apprendre, mais ce n’est pas suffisant.

Cette fois, Kyeran se redressa et fronça les sourcils.

— C’est quoi ce livre ?

— Introduction à l’Évolution des Dragons.

Son regard s’écarquilla et elle frémit face à son air surpris.

— Ça te dit quelque chose ?

— Bien sûr, l’auteur est un anthropologue du nom d’Anthonis Mazen.

— Tu l’as connu ?

— Pas personnellement, continua-t-il en s’étirant, mais je sais qu’il a passé quelques années à étudier mon clan. Ensuite, il est parti travailler dans un laboratoire à Kaldia pour un projet scientifique. Si mes souvenirs sont bons, il s’appelait Mémoria quelque chose...

— Mémoria... murmura-t-elle en appuyant sur chaque syllabe.

Ce mot sonnait comme une mélodie familière. Elle avait déjà entendu ce nom, mais où et quand ? Elle eut beau fouiller dans sa mémoire, rien ne lui revenait.

— Et c’était quoi ce projet ?

Kyeran haussa les épaules.

— Aucune idée. Là où je vivais, ce genre d’informations était rarement divulgué.

— Ah ? Dommage... soupira-t-elle.

Le Dragyan la considéra d’une expression désolée avant de désigner les marques noires gravées sur son bras.

— Pour en revenir à ta première question, ces deux cercles-là représentent des dragomorphoses forcées.

— Des dragomorphoses forcées ? C’est-à-dire ? s’enquit-elle, un sourcil arqué. J’croyais qu’on pouvait s’transformer librement autant qu’on l’voulait.

— Bien sûr qu’on le peut, mais il y a un cap à franchir avant de le faire à volonté, lui expliqua-t-il. La première dragomorphose survient à l’âge de dix ans, elle correspond au passage de l’enfance à l’adolescence. Tous les Dragyans, sans exception, subissent cette transformation et ensuite, un anneau noir comme ceux-ci apparaît sur notre bras. Normalement, tu devrais en avoir un.

Lyria savait qu’elle ne possédait aucun tatouage, pourtant, le doute l’envahit face aux explications de l’exterminateur. Comme tous ses pairs, l’arrière de son poignet aurait dû être décoré de ce cercle sombre, mais en relevant sa manche droite, elle ne put que constater avec une grimace amère l’absence du dit anneau.

Kyeran ne manqua pas de le remarquer et se figea dans l’eau, un masque de pur étonnement au visage.

— Tu... tu n’as pas de marque ? Tu ne t’es jamais transformée ?

Elle soupira et laissa retomber son bras.

— On dirait bien que non.

— Mais enfin, c’est impossible !

— Et bien, il faut croire que tout est possible, justement, le contredit-elle d’un ton résigné avant de s’intéresser à son deuxième anneau, et celui-ci ? C’était pour quoi ?

Le Dragyan ne s’attendait sans doute pas à ce qu’elle continue son interrogatoire et son regard se rembrunit légèrement.

— Celui-ci est apparu lorsque je me suis retrouvé en danger de mort. Quand on se sent menacé, notre dragon se réveille et prend le dessus sur notre conscience. Nous avons un fort instinct de survie.

Cette conversation devenait de plus en plus captivante et Lyria retrouva un semblant de bonne humeur.

— Très intéressant, tout ça, murmura-t-elle. Et l’espèce d’étoile, là ? Qu’est-ce que c’est ?

Le motif désigné formait un mélange d’étoile et de croix. La marque principale se composait de quatre branches presque similaires et symétriques. Seule celle du bas se prolongeait en une longue pointe dédoublée en direction des anneaux et entre les premiers pics noirs, quatre autres symboles identiques venaient s’y rattacher. L’ensemble ressemblait à une sorte de fleur à l’apparence obscure.

L’expression de Kyeran s’assombrit et son visage arbora la consistance de celui d’une statue de pierre. Lyria comprit à son attitude qu’elle avait touché un point sensible. Avant qu’elle n’émette de nouveau le moindre mot, le Dragyan leva une main.

— Elle est plus ou moins liée au deuxième anneau, mais je ne souhaite pas en dire davantage. La curiosité est un vilain défaut, donc fin de l’interrogatoire. Maintenant, tu ne m’interromps plus et tu me regardes faire.

Elle cligna des paupières et resta bouche bée face à son ordre. Il était clairement en train de l’inviter au silence. Quel toupet, alors qu’il venait de lui tendre une perche ! Elle dut se faire violence pour empêcher l’avalanche de questions qui la submergeait. Cela ne serait pas une tâche aisée, mais sa curiosité de le voir à l’œuvre l’emporta.

Concentré, le Dragyan se figea. Son bras replié en arrière ainsi que sa main changèrent d’aspect. La peau s’assombrit et se couvrit d’écailles d’un bleu nocturne pendant que ses doigts s’allongeaient en des griffes acérées et recourbées aux couleurs de l’onyx. Seule cette partie de son corps se transforma alors qu’il gardait une parfaite apparence humaine.

Lyria en frémit de jalousie et se massa son poignet droit avec amertume. Jamais elle n’avait réussi à activer sa dragomorphose et ne savait même pas si elle en possédait la capacité. Voir ainsi un de ses semblables en user aussi facilement était à la fois grisant et décourageant.

Tout se joua en une fraction de seconde. Kyeran fondit sur sa proie et un éclaboussement plus tard, un poisson de belle taille se retrouva planté entre ses serres.

— Belle prise ! se congratula-t-il avec un sourire satisfait avant de le lui lancer. Tiens, c’est pour toi. Bon appétit !

Lyria sursauta et se figea lorsque son futur repas atterrit juste sous son nez. La créature sautilla en tous sens, projetant des gouttelettes d’eau à chaque bond et elle l’observa sans savoir comment agir. Au bout de longues minutes à se débattre dans une vaine tentative de survie, le poisson s’immobilisa, épuisé. Sa bouche et ses ouïes s’ouvrirent, puis se refermèrent une dernière fois avant de cesser leur mouvement saccadé. Elle n’avait pas l’habitude d’assister au trépas d’un tel animal aussi, s’en approcha-t-elle avec prudence pour le renifler et le détailler.

C’était un très beau poisson. Ses écailles se déclinaient en un magnifique dégradé de vives couleurs. Le dos, teinté d’une ligne épaisse d’un bleu profond et sombre, s’éclaircissait vers le ventre en un gris argenté presque blanc constellé de points orange cerclés de noir. Les nageoires d’un rosé translucide brillaient de reflets verts et seules les pectorales, situées en arrière des ouïes, s’allongeaient pour former des ailes.

Un saumon volant, pensa-t-elle avec un sourire.

— Tu vas le contempler encore longtemps ? Mange-le pendant qu’il est bien frais.

Lyria sursauta à la voix de Kyeran. Celui-ci quittait la berge, une nouvelle prise à la main – bien plus grosse que la précédente – et s’installa près d’elle. Elle le dévisagea en silence, dubitative. Elle n’avait jamais avalé de chair crue jusqu’à aujourd’hui. Comment devait-elle s’y prendre ?

Un léger goût de bile lui remonta dans la gorge et elle se recula.

— Je... mon père a toujours cuisiné ma viande. J’peux pas manger ça !

Il pencha la tête sur le côté, l’air amusé.

— C’est bien la première fois que je vois un Dragyan faire la fine bouche devant un poisson fraîchement pêché.

À ces mots, il planta ses crocs dans sa proie et en arracha une bouchée avant de l’engloutir d’une traite. Le dégoût et l’envie de nouvelles découvertes se querellèrent dans l’esprit de Lyria. Tentant au mieux de réprimer sa nausée, elle soupira pour chasser son malaise et s’empara du poisson. Un hoquet écœuré lui échappa lorsque ses doigts glissèrent sur la peau visqueuse et, les yeux fermés, elle mordit dedans à son tour.

La texture la déconcerta.

La chair fondait presque sur sa langue tant elle était tendre et le goût était bien moins prononcé que l’odeur le laissait penser. Finalement, elle en arracha un nouveau morceau, puis un autre encore quand la faim l’emporta sur sa précédente réticence.

— Ch’est pas mauvais, conclut-elle, la bouche pleine.

Kyeran acquiesça d’un bref hochement de tête et continua de dévorer sa proie avec voracité. Toutefois, s’il y avait bien un inconvénient auquel Lyria ne put échapper, ce fut celui des arêtes. Quelques-unes d’entre elles lui piquèrent la gorge et la firent tousser à plusieurs reprises.

— C’est agaçant, hein ? pouffa l’homme-dragon.

Elle grimaça en déglutissant.

— Comment tu fais pour n’pas t’étouffer, toi ?

— Question d’habitude. Je suis un vrai Dragyan sauvage, moi ! Pas un dragonnet de compagnie nourri à la pâtée pour chiens de son humain ! plaisanta-t-il avec un clin d’œil tandis qu’il se léchait les doigts.

Cette réplique la renfrogna et il s’esclaffa. Ce Dragyan était vraiment exaspérant. Terriblement beau et dangereux, mais exaspérant !

Kyeran reprit son sérieux et la dévisagea avec intérêt.

— Ton xéobrat n’est pas avec toi, aujourd’hui ?

Elle ne s’attendait pas à ce qu’il parle d’Oz et ses lèvres tressaillirent.

— N-non, il est resté à la maison, auprès de mon père.

— Comment va-t-il ? Il a revu un médecin ?

— Oui, mais à part un traitement qui l’fait dormir et calme les douleurs, il n’a rien donné d’autre. Sinon, on va dire qu’il y a des jours où ça va à peu près et d’autres...

Sa voix mourut au simple fait d’évoquer la santé de son père. Il était loin d’être sorti d’affaire et cela l’angoissait au plus haut point.

— Mince... lâcha-t-il d’un ton contrarié. Tu n’as pas peur de le laisser seul ? Enfin, je veux dire, Oz est un animal, il ne pourra pas lui venir en aide si jamais il lui arrive quoi que ce soit pendant ton absence.

— T’inquiètes pas pour lui. Hayden est rentré de mission y’a quelques jours et il vient vérifier que tout va bien quand je n’suis pas là.

Le regard de Kyeran se voila de nuages sombres.

— Au moins, tu peux compter sur ton compagnon...

Elle opina silencieusement. La présence d’Hayden la rassurait dans ces moments-là et elle ne le remercierait jamais assez pour son aide. Ses songes furent soudainement troublés lorsqu’elle sentit quelque chose lui chauffer l’épaule gauche suivie d’un chuintement. En tournant la tête, elle remarqua un étrange liquide verdâtre et poisseux en train de ronger le tissu de sa cape. Ses yeux s’écarquillèrent et un élan de panique la submergea. Elle allait se relever pour se débarrasser du vêtement quand Kyeran l’arrêta.

— Non, surtout ne bouge pas !


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