MÉMORIA ZÉRO - TOME 1

Chapitre 5 : KYERAN

4227 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/06/2021 09:07

Kyeran poussa la porte de l’auberge d’un geste brusque. Il avait passé plus d’une heure à retrouver la piste de sa voleuse, en vain, et à peine franchit-il le perron qu’il dut affronter le regard amer d’Angélina. Les bras croisés, elle l’attendait, assise dans un des fauteuils du petit salon attenant à la salle de restauration.

— Te voilà enfin... grogna-t-elle avec une pointe d’exaspération dans la voix. Hayato m’a prévenue de ton retard, mais je ne pensais pas que ce serait à ce point.

Irrité par sa recherche infructueuse, il préféra ignorer son reproche pour se laisser glisser dans un autre siège en se pinçant l’arête du nez.

Sa cadette haussa un sourcil face à son air renfrogné.

— Qu’est-ce qui se passe ? Hayato t’a annoncé une mauvaise nouvelle ?

Il releva un regard vide de tout enthousiasme.

— Non, les recherches avancent plutôt bien...

— Ben, alors pourquoi tu tires cette tronche ?

Un soupir blasé s’échappa de ses lèvres.

— Je me suis fait voler mon pendentif...

Angélina resta muette quelques secondes et cligna des paupières avant de mimer de ses doigts la forme en croix du bijou.

— Tu veux dire... le pendentif ?

— Oui, le pendentif.

— Merde... et tu as retrouvé le coupable ?

— Tu ne vas pas me croire, acquiesça-t-il d’un hochement de tête.

— Dis toujours.

— C’était une femme, une Dragyanne, plus exactement.

Les yeux de la jeune femme s’écarquillèrent.

— Que... quoi ? Mais... tu m’avais bien dit que tous les membres de ton espèce étaient morts, non ?

Kyeran se frotta la nuque. Lui-même n’en revenait toujours pas de cette rencontre. Si au départ, il s’était pensé pris d’hallucinations, sa confrontation avec la voleuse l’avait convaincu du contraire. Il pouvait même encore sentir son parfum sur lui et le souvenir de ses beaux iris écarlates ne l’avait pas quitté.

— C’est ce que je croyais aussi, jusqu’à aujourd’hui. Comme quoi, les miracles existent !

— Alors, il y a peut-être d’autres survivants ?

— Peut-être... mais là, tout de suite, ce n’est pas mon problème.

Sa sœur le dévisagea avec sérieux avant d’arborer une expression plus moqueuse.

— Franchement, je suis étonnée que tu te sois fait avoir comme ça, ce n’est pas ton genre de te laisser distraire. D’un autre côté, tu n’as pas croisé un de tes congénères depuis des années, ça a dû te faire bizarre.

Il l’observa d’un œil sombre pendant que ses joues s’échauffaient malgré lui. Il ne sut quelle réaction adopter face à cette remarque, mais il dut admettre qu’Angélina n’avait pas totalement tort. Il avait manqué de vigilance en se laissant emporter par sa fascination instinctive et primitive. Désormais, il ne pouvait que se maudire lui-même et, la lèvre relevée en un rictus mauvais, il chercha à atténuer son humiliation.

— J’ai réussi à la traquer, mais le problème c’est que cette garce m’a semé en plongeant dans la rivière.

Angélina pencha la tête avec une moue désolée.

— Elle a brouillé ton odorat ? C’était bien joué de sa part.

— Et dire que j’étais à deux doigts de récupérer mon collier... soupira-t-il de plus belle en fixant le plafond.

— Que vas-tu faire ?

Il bondit sur ses pieds et grogna :

— Partir à sa recherche, bien sûr ! Tu ne crois tout de même pas que je vais rester là les bras croisés. D’abord, on range ce fichu grenier et ensuite, je repars.

La jeune femme ne chercha pas à le contredire et se contenta d’acquiescer d’un bref hochement de tête avant de le précéder dans les escaliers.


Pendant qu’ils grimpaient les marches, Kyeran tentait de garder son calme, son odorat focalisé sur les émanations de cire appliquées sur les boiseries. Plus le grenier se rapprochait, plus son cœur tambourinait. Quand ils atteignirent l’ultime palier, Angélina poussa une porte vermoulue dont les gonds émirent un grincement sinistre. Posté en léger retrait, Kyeran attendit qu’elle pénètre la première dans la pièce avant de lui emboîter le pas, mais un sentiment de malaise l’envahit lorsque l’obscurité le happa tel un spectre sournois. Tentant au mieux de contenir ses tremblements incontrôlables, il ne put empêcher son estomac de se nouer.

Cet endroit dépourvu de fenêtres où pendaient de nombreuses toiles d’araignées lui rappelait d’odieux souvenirs d’enfance. Arrivé à l’âge adulte, Kyeran pensait vaincre plus aisément ses peurs, mais malgré ses efforts, elles restaient encrées en lui comme une marque indélébile. Cette faiblesse l’emplissait de honte et il avait beau lutter, la panique finissait toujours par le submerger.

Calme-toi... ça va bien se passer… se rasséréna-t-il en respirant profondément.

Son infime supplice s’estompa quand Angélina s’empara d’une lanterne qu’elle suspendit à une poutre et psalmodia :

— Ignis.

Une flamme dorée se matérialisa au bout de la mèche, puis éclaira la pièce d’un halo jaunâtre rassurant. La jeune femme maîtrisait quelques sortilèges utiles du quotidien et à chaque fois qu’elle en usait, Kyeran se rappelait combien sa magie lui avait été bénéfique lorsqu’elle lui avait sauvé la vie dix ans auparavant.

Elle se retourna vers lui et son regard se teinta d’inquiétude.

— Est-ce que ça va ?

Après une énième expiration profonde, il acquiesça doucement.

— Oui, ça va passer.

— Tu fais encore des crises d’angoisse ?

— On dirait bien, oui...

Angélina l’observa d’un air soucieux et quand il retrouva sa contenance, sa mâchoire manqua de se décrocher. Face à lui, une multitude de cartons de toute taille s’accumulaient sur le sol dans un désordre indescriptible.

— Quel foutoir ! hoqueta-t-il. Il y en a pour plus d’une demi-heure à ranger tout ça !

Sa cadette leva les yeux au ciel, puis lui désigna du doigt de vieilles étagères accolées contre un des murs en pierre.

— Si on s’y met tout de suite sans râler, ça devrait être rapide. On va placer tout ce qu’on peut sur ces rayonnages et on empilera le reste dans un coin.

Kyeran grommela, mais n’eut d’autre choix que d’obtempérer. Si c’était le prix à payer pour pouvoir repartir le plus vite possible à la recherche de son pendentif, alors il n’avait plus qu’à se mettre au travail.


***


Le rangement du grenier s’était révélé plus fastidieux que Kyeran ne l’avait escompté. Pendant que sa sœur et lui s’étaient affairés à empiler les cartons, les étagères s’étaient effondrées, réduisant leurs efforts à néant. Cette déconvenue leur avait finalement coûté le double de temps prévu et lorsqu’il repartit à la recherche de son pendentif, la nuit était tombée. Malgré son excellente vision nocturne couplée à son odorat aiguisé, il n’avait pas rencontré plus de succès et avait fini par renoncer à son excursion.

Épuisé, il faillit s’écrouler sur son lit, mais la saleté incrustée sur ses vêtements et ses cheveux le rappela aussitôt à l’ordre. Il ne pouvait pas se coucher dans un état pareil.

Kyeran se dirigea dans la salle de bain attenante à sa chambre et après s’être déshabillé, pénétra dans la cabine. Une grimace lui échappa quand ses pieds entrèrent en contact avec le carrelage froid, mais un soupir d’aise remplaça bientôt ce désagrément lorsque l’eau chaude ruissela sur son corps. Les paupières fermées, il savoura cette pluie bienfaitrice et fit le vide dans son esprit. Après avoir passé plusieurs jours à éradiquer des mutants et s’être démené avec des cartons poussiéreux, cette douche arrivait à point nommé.

Enfin débarrassé, ou presque, de toutes ses tensions, il s’enroula dans une grande serviette et rejoignit le calme de son lieu de vie préféré. Sa bonne humeur se rembrunit toutefois très vite quand du courrier empilé sur son bureau l’interpella. Il ouvrit les enveloppes une par une et leur contenu continua de pimenter sa journée maudite. S’y trouvaient une contravention pour outrage envers un agent, une facture de réparation, un rappel à l’ordre pour non-présentation de son insigne et quelques publicités inutiles.

Tandis qu’il se laissait tomber sur le lit, le clignotement de son téléprisme posé sur sa table de chevet attira son attention. Kyeran s’en empara et appuya sur le bouton central. L’appareil émit une lueur verte, puis une voix féminine monocorde grésilla.

« Bonjour, Nexus, vous avez trois nouveaux messages. »   

Il fronça les sourcils, intrigué, et écouta la première voix familière.

« Bonsoir, Nexus, c’est Monsieur Bolkiah, je sais qu’il est tard et que vous n’êtes pas encore rentré d’expédition, mais j’aurais besoin que vous passiez me voir dès votre retour. C’est très important. J’aurais peut-être une mission d’ordre strictement confidentiel à vous confier. En attendant, je vous souhaite une agréable soirée. »

Kyeran grimaça. Le maire de Zapornia le contactait à l’occasion pour des missions spéciales, mais à son grand désarroi, cela tombait bien souvent sur ses jours de congé. À peine rentré, qu’il allait sans doute devoir repartir. Le message suivant défila et cette fois, ce fut le sermon tonitruant de sa supérieure qui retentit.

« Salut, Kyeran. Tu n’aurais pas un peu oublié de me dire que tu t’étais fait verbaliser, par hasard ? Inutile de trouver des excuses, j’ai dû payer ta contravention à ta place, alors tu as intérêt à te présenter à mon bureau demain à huit heures pour qu’on règle cette affaire. À plus ! »

Un grognement dépité s’échappa de sa gorge. Karen devait faire allusion à cette statue qu’il avait accidentellement cassée dans un temple en pleine forêt en combattant un Drake infecté. La note promettait d’être salée... surtout pour l’effigie d’une des déesses locales.

Dépourvu de tout optimisme et le regard rivé vers le plafond, il écouta le dernier message.

« Coucou, Dragounet ! C’est Élie ! Désolée de ne pas t’avoir donné de nouvelles ces temps-ci, mais avec les filles on n’arrête pas cinq minutes. Du coup, j’en profite pour te prévenir que je ne reviendrai que dans deux ou trois bonnes semaines, enfin... si l’histoire du couvre-feu ne vient pas ruiner nos concerts... Bon, ben, je ne t’embête pas plus longtemps et je te fais plein de bisous ! À bientôt, beau gosse ! »

Il sourit aux paroles acidulées et joyeuses d’Éléonore. L’absence de la chanteuse ne l’étonna guère, son métier l’accaparait beaucoup et elle partait très souvent en tournée à travers tout le pays.

Cette jeune femme était l’une des rares humaines avec laquelle il avait noué un lien grâce à leur passion commune pour la littérature et l’art. Toutefois, leur relation était uniquement basée sur une amitié charnelle. Ensemble, ils prenaient du bon temps, sans contraintes ni obligations, et chacun respectait l’espace privé de l’autre. Le libertinage leur correspondait le mieux à cause de leur situation professionnelle, mais aussi parce que Kyeran ne ressentait pas le besoin d’avoir une compagne ; il n’en voulait pas.

D’abord, parce qu’il avait prêté serment en devenant exterminateur et par conséquent, le mariage ainsi que la vie de famille lui étaient interdits. Ensuite, comme il s’était cru le dernier représentant de son espèce, cette situation lui convenait pleinement.

Jusqu’à ce qu’il rencontre la Dragyanne aux yeux écarlates et que ses convictions volent en éclat.

Malgré sa cuisante défaite, son amertume se retrouvait en perpétuel conflit face à une curiosité omniprésente. De nombreuses questions se bousculaient dans son esprit. Comment avait-elle fait pour échapper au Fléau ? Pourquoi ressemblait-elle autant à Léona ? Existait-il un lien de parenté entre elles qui expliquait cette forte ressemblance ?

Kyeran réfuta immédiatement cette hypothèse. C’était peu probable. Si Léona avait enfanté, il l’aurait su. De plus, la défunte était une Alpha, tout comme lui, et les Dragyans de son rang ne se mélangeaient jamais avec les humains. Or, la jolie voleuse possédait toutes les caractéristiques d’une Oméga. Son odeur ainsi que sa petite taille trahissaient la présence de gènes de ces frêles créatures dans ses veines et ses iris rubis étaient la particularité propre aux hybrides.

Cependant, Oméga ou pas, l’exterminateur n’hésiterait pas à employer la manière forte pour récupérer son dû. Il trouverait un moyen de contrer son sort de téléportation pour le rendre inopérant et pour cela, l’affronter dans un milieu clos serait la seule solution. Alors, il tirerait avantage de sa magie de glace.

Ne sois pas violent avec elle, résonna un murmure caverneux dans sa tête, elle nous est précieuse.

Kyeran sursauta. L’espace d’un instant, il resta confus et désorienté, puis se rappela que ce n’était pas la première fois que cette étrange voix s’immisçait dans son esprit. Cela avait débuté au moment où sa main était entrée en contact avec celle de la voleuse, puis avait continué lors de leur confrontation. Cette voix, qui le sermonnait sur sa conduite, c’était celle de sa conscience draconique.

Pouvait-on souffrir d’un dédoublement de la personnalité ? Il commença à douter, car jusqu’à présent, lui et le dragon formaient une seule et même entité. La créature faisait partie intégrante de son âme ainsi que de son corps. Quand la situation le nécessitait, il pouvait se dragomorphoser. Alors pourquoi avait-il la désagréable impression que deux individus aux opinions divergentes l’habitaient ?

La bête avait tenté à plusieurs reprises de le convaincre que la chapardeuse était ce qu’il y avait de plus précieux au monde. Loin de s’imaginer que sa propre conscience pouvait penser différemment de lui, Kyeran commença à en éprouver un malaise et un frisson parsema sa peau. Il ne comprenait pas où son dragon voulait en venir, mais cela devait cesser. Il ne se laisserait pas ensorceler par cette jolie femelle, même si son regard écarlate l’avait déjà plus ou moins hypnotisé.

Il fit rouler son téléprisme entre ses doigts, puis le reposa sur la table de chevet avant de se lever pour fouiller dans son armoire. Il en ressortit quelques vêtements, puis un ruban de gaze qu’il entreprit aussitôt d’enrouler autour de son bras gauche. C’était un rituel qu’il effectuait au quotidien pour masquer le symbole écailleux sur sa peau : celui de son ancien statut royal. Il ne le montrait à personne, car à l’instar de certains de ses tatouages, il représentait tout ce qu’il détestait : son tumultueux passé. Seules Angélina et sa mère, Éléna, connaissaient l’existence de cette marque emblématique sans pour autant savoir sa signification.

Son œuvre achevée, il s’assura du bon maintien de la bande, puis ses yeux dérivèrent malgré lui vers le reflet que lui renvoyait le miroir. Si son physique d’adolescent avait légué sa place à celui d’un homme grand et athlétique, son corps parsemé de nombreuses cicatrices lui laissait un goût amer. En dépit de sa bonne volonté, ces séquelles gravées à jamais dans sa chair lui rappelaient des traumatismes qu’il s’efforçait désespérément d’oublier.

Une disgracieuse estafilade traversait son torse depuis la clavicule droite jusqu’à la naissance de sa hanche gauche. La peau avait mal cicatrisé et formait un bourrelet au toucher désagréable. Si au fil des années, Kyeran avait appris à vivre avec, il en éprouvait un haut-le-cœur chaque fois que ses doigts s’aventuraient sur cette zone. C’était plus fort que lui. Il ne pouvait s’empêcher d’effleurer l’une des responsables de sa perte de contrôle. Depuis ce jour, sa vie n’était plus la même.

Les paupières fermées, il expira profondément pour chasser ses pensées moroses, puis se détourna de son reflet avant de s’habiller et rejoindre son lit. Au moment où il se glissa sous ses couvertures, quelqu’un frappa à la porte.

— Kyo ? Tu dors ?

Surpris d’entendre la voix étouffée d’Angélina, Kyeran mit quelques secondes avant de réagir.

— Non, pas encore, pourquoi ?

— Je n’arrive pas à dormir. Est-ce que je peux rester vers toi, cette nuit ?

— Oui, bien sûr.

Quand la jeune femme entra, Kyeran fronça les sourcils face à son visage blême. Elle peinait à garder les yeux ouverts et donnait l’impression d’être malade. Pendant le rangement du grenier, il avait constaté que son habituelle énergie débordante s’était comme volatilisée et le moindre effort l’avait obligée à reprendre son souffle. Persuadée de tout remettre en ordre en un temps record, Angélina s’était surestimée.

— Tu as mauvaise mine, lui fit-il remarquer. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Accoutrée d’un pyjama en peluche usée, elle s’installa à ses côtés sans un mot tandis qu’il s’étendait face à elle. Ils n’avaient pas partagé le même lit depuis un bon moment et cette situation les rendit nostalgiques. Kyeran connaissait bien les états d’âme de sa cadette et quand elle n’arrivait pas à trouver le sommeil, c’était parce qu’elle cogitait, parfois trop, au point de se déclencher de l’anxiété.

Angélina se pinça les lèvres, à la recherche de ses mots. Elle le fixa ensuite de ses yeux sombres, puis soupira :

— Je suis peut-être enceinte.

Le silence s’abattit tel un couperet. Abasourdi, Kyeran resta bouche bée avant d’assimiler son aveu, puis une joie pure lui enserra le cœur. Il voulut la féliciter pour cet heureux événement, mais elle le coupa dans son élan.

— Avant que tu ne dises quoi que ce soit, n’en parle pas à Sköll.

Décontenancé, il la fixa en haussant un sourcil, puis hocha doucement la tête.

— Pourquoi tu ne lui as pas dit ?

— Parce que mes cycles ont toujours été irréguliers et je ne suis pas sûre de la date exacte à laquelle la grossesse a commencé. Parfois, il arrive que certaines femmes aient des symptômes sans être réellement enceintes, je ne voudrais pas lui faire une fausse joie. C’est pour ça que je préfère attendre encore un peu pour demander la confirmation d’un médecin.

— J’avais remarqué que l’odeur de ta peau avait changé depuis quelque temps et je me demandais bien de quoi cela pouvait venir, mais à présent, je suis fixé, sourit-il.

Il marqua une pause, les yeux rivés au plafond, et poursuivit :

— Et maintenant que tu me l’as dit, je pensais que c’était pour ça que Sköll t’avait demandé en mariage.

Angélina se releva presque d’un bond.

— Attends, quoi ?

Kyeran tressaillit face à sa soudaine réaction et un instant de réflexion plus tard, il grimaça après avoir compris le malentendu. Sa sœur se laissa retomber sur le lit, les joues gonflées d’agacement.

— Je lui avais pourtant bien dit de ne pas vendre la mèche. Je voulais attendre la fête des Illuminations pour vous faire la surprise.

— Et bien... c’est loupé, pouffa-t-il. Mais ne t’inquiète pas, avec moi, ton secret sera bien gardé.

— J’espère bien...

Le silence retomba. Par la fenêtre, la douce lueur azurée du croissant de Zéphyria les baignait de son aura apaisante et projetait des ombres complexes sur les murs. Dans quelques heures, elle disparaîtrait progressivement du ciel pour laisser place à sa jumelle rouge, Astoria, qui restait visible une bonne partie de la journée.

Cette révélation bouleversait Kyeran. Un mariage et un bébé. C’était incroyable. Il ne pouvait espérer un meilleur avenir pour sa sœur et son compagnon ; pourvu que le Fléau ne vienne pas l’entacher. Il souhaitait de tout son cœur que la situation n’empire pas dans les mois à venir et leur laisse suffisamment de temps pour savourer leur bonheur. Aussi se trouva-t-il un nouvel objectif : il protègerait Angélina coûte que coûte et aucun infecté se mettrait en travers de sa route.

Submergé par sa joie, il en oublia ses tracas causés par le vol de son pendentif, mais alors qu’il pensait Angélina assoupie, celle-ci sortit de son long mutisme et aborda le sujet malgré elle.

— Au fait, je me demandais... ton pendentif, il représente quoi pour toi ?

Il inspira vivement. Jusqu’à aujourd’hui, elle n’avait jamais osé lui poser cette question. Toutefois, il ne vit aucun problème à lui répondre, cela ne touchait pas à des souvenirs douloureux.

— Ce n’est pas un pendentif, mais une clé. Un scellé, plus exactement.

Elle se retourna vers lui tout en prenant un air intrigué.

— Un scellé ? Comment ça ?

— Il y a plus de deux mille ans, mon clan s’est allié aux humains ainsi qu’aux autres créatures du continent pour combattre des entités démoniaques. Se sont ensuivies de longues années de batailles avec de lourdes pertes dans les deux camps jusqu’à ce que les derniers Elfes décident de trouver une solution : celle de sceller les démons. Ils ont donc créé les clés en échange de leur vie pour mettre fin à la guerre et elles ont été ensuite confiées à des personnes de haute importance. La mienne se transmet de père en fils.

Angélina baissa les yeux et réfléchit.

— Je connais cette histoire, on nous l’a enseignée à l’école. Si je comprends bien, tu es une sorte de gardien.

— On peut dire ça comme ça.

— Donc, il faut que tu la retrouves.

Il acquiesça d’un air grave. Il comptait bien récupérer son artéfact, quitte à employer les grands moyens et ce serait sa première mission dès le lever du jour.

— Essaie de ne pas être trop brusque avec elle, reprit la jeune femme. Je sais à quel point ça a dû te mettre en rogne de te faire avoir. Moi-même j’aurais hurlé ma haine dans le monde entier, mais c’est la première représentante de ton espèce que tu croises depuis des années. Peut-être qu’en sympathisant avec elle...

Les yeux de Kyeran s’arrondirent. Il ne s’attendait pas à cela et un sentiment de tristesse mêlé à de la colère pointa en lui. Sa rencontre avec la Dragyanne Oméga était partie sur de mauvaises bases et peu de chance subsistait pour qu’une réconciliation se produise aussi facilement que sa sœur l’espérait. Ses entrailles se nouèrent quand il réalisa que son quotidien ressemblait à une vaste comédie. Il se voilait la face. Avancer seul sans perspective de perpétuer son espèce l’effrayait bien plus qu’il ne voulait le laisser croire. Les Dragyans étaient conçus pour vivre en couple ou en groupe familial, mais pas pour être isolés les uns des autres et cette femelle avait réveillé en lui une sensation longtemps oubliée : celle de se sentir dragon.

— J’essaierai, marmonna-t-il, mais je ne te promets rien.

Balayant ses pensées moroses, il changea aussitôt de sujet.

— Au fait, tu sais si quelqu’un a repris la forge qui a fermé en ville ?

Les yeux mi-clos, Angélina bâilla avant de répondre d’une voix ensommeillée :

— Non... mais... j’ai entendu dire qu’il y en avait un qui s’était installé à Dabéorn.

— Ah ? Je l’ignorais. J’irai y faire un tour demain, dans ce cas.

Angélina n’émit aucun commentaire. La fatigue eut enfin raison d’elle. Kyeran l’observa avec un air attendri, puis la recouvrit du drap. Tout en contemplant la lune bleue, il réfléchit alors à la meilleure attitude à adopter quand il reverrait sa rivale. Les suggestions de sa sœur n’étaient finalement pas si dénuées de bon sens. En tentant une approche plus douce comme une négociation, peut-être pourrait-il apaiser les tensions ?


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