MÉMORIA ZÉRO - TOME 1 (Ancienne version)
Lyria grogna de déception et referma son encyclopédie d’un geste sec. Elle avait eu beau examiner chaque page du chapitre sur les coutumes et artéfacts précieux détenus par les Dragyans, aucun paragraphe ne mentionnait l’existence d’un pendentif en forme de croix. Même en survolant le reste de l’ouvrage, elle n’y avait trouvé aucun indice. Ce bijou n’avait probablement aucun rapport avec ce peuple et Nexus le possédait peut-être par pur hasard. Impossible, donc, de savoir à quoi servait cet objet.
Perdue dans ses pensées, elle s’attarda sur la couverture gravée d’un dragon noir aux ailes déployées sur un fond en imitation cuir marron. Au dos du livre, les blasons claniques des quatre lignées alpha scintillaient de leurs reflets dorés autour d’un court résumé.
Évolution des Dragons, écrit par Anthonis Mazen, évoquait absolument tout sur les Dragyans : leur mode de vie, leurs mœurs, leur religion ainsi que la reproduction. Cet anthropologue les avait côtoyés pendant de nombreuses années afin d’étudier leur comportement et leur culture.
Ces créatures métamorphes existaient depuis des millénaires, mais lorsque l’espèce apparut pour la première fois sur le sol osirien, ce n’étaient que de simples dragons. Cependant, leur intelligence restait bien supérieure à n’importe quel autre être sentient, y compris les humains. Au fur et à mesure des siècles, leur physionomie avait évolué et s’était adaptée pour se fondre au milieu des hommes, passant ainsi d’une forme reptilienne à celle plus commune d’un bipède. Hormis les caractéristiques physiques telles que leur imposante carrure, leur peau parsemée d’écailles ou encore leurs mâchoires bardées de crocs, identifier un Dragyan au premier regard relevait du défi, surtout si certains de ces attributs étaient masqués par divers subterfuges.
Lyria, quant à elle, se différenciait de ses semblables grâce à ses iris écarlates et sa petite taille. Les Dragyans se dotaient en majorité de prunelles dorées, mais les individus issus d’une hybridation avec un humain naissaient avec des yeux rouges ainsi qu’une corpulence moindre. Ces métissages étaient autrefois mal vus. Qualifiés d’aberrations, les Omégas se retrouvaient écartés de la pérennisation de l’espèce pour ne pas entacher la pureté du sang des lignées.
C’était ce qu’avait pu observer Mazen, et bien que cette apparence physique ne l’ait jamais gênée, Lyria se questionnait toujours sur la nature de son éther. Si ses homologues dragons maîtrisaient en règle générale des magies élémentaires, elle se spécialisait dans les sortilèges basés sur l’illusion et la vitesse de déplacement. Des capacités parfaites pour une voleuse ! Cependant, ses atouts ne l’empêchaient pas de jalouser Nexus. En un instant, il avait gelé toute une zone de forêt malgré la chaleur caniculaire alors qu’à l’inverse, elle avait dû esquiver ses attaques et fuir pour sauver sa peau.
Elle frissonna à ce simple souvenir. Tôt ou tard, il reviendrait la traquer. L’instinct de chasse restait très ancré au sein de leur espèce et cet individu ne dérogerait pas à la règle. Ramener l’étrange bijou à ses supérieurs avant qu’il ne la retrouve devenait désormais sa priorité.
Plus facile à dire qu’à faire...
Sven et Séréna s’étaient absentés pour une mission confidentielle et ne seraient de retour que dans deux ou trois jours. Elle allait donc devoir trouver une solution pour protéger son butin. L’idée de rentrer à la guilde lui effleura l’esprit, mais la santé précaire de son père la rappela à l’ordre. Depuis quelques semaines, son état s’était dégradé et elle hésitait de plus en plus à s’en éloigner. Un profond conflit la tourmenta. En restant ici, elle prenait le risque que son rival la débusque, mais se réfugier chez ses confrères pendant plusieurs jours reviendrait à abandonner Allister. Qui savait ce qui se passerait durant ce laps de temps ?
Lyria réfuta cette idée, elle ne le laisserait pas seul ; et si Nexus venait à la retrouver, elle l’affronterait, même si ce dernier était bien plus expérimenté.
Un bref instant, elle pensa à demander de l’aide à son petit ami, Hayden, mais malheureusement, il ne se trouvait pas chez lui en ce moment. Devenu traqueur depuis leur arrivée dans la région six mois auparavant, le jeune homme partait souvent en mission. Savoir son compagnon loin d’elle n’arrangeait pas son moral et elle soupira face à la complexité de cette situation.
— Lyria ? Tu viens manger ? retentit soudain la voix d’Allister.
Elle relégua ses tracas dans un recoin de son cerveau et se leva, non sans s’étirer avec un grognement appréciateur. L’heure du dîner lui redonna meilleure humeur et juste avant de quitter sa chambre, elle hasarda un regard en direction du lit. Enroulé sur lui-même, Oz dormait profondément. Le xéobrat s’assoupissait de plus en plus ces derniers jours, mais elle ne s’en soucia guère. Elle descendit les escaliers et rejoignit la cuisine d’un pas enjoué lorsqu’un délicieux fumet citronné l’accueillit.
Un homme à la frêle silhouette et au visage entouré de deux grandes mèches châtain déposait une marmite fumante sur la table. Lyria saliva lorsqu’elle y découvrit un filet de poisson accompagné d’une sauce onctueuse et jaunâtre.
Allister l’observa d’un air soucieux.
— Tes blessures vont mieux ?
Elle tressaillit face à sa question.
— Oui, je n’ai plus mal.
— Ta capacité de régénération est moins rapide que celles de tes semblables. Fais attention à toi la prochaine fois.
Lyria hocha la tête, mais c’était plus à elle de s’inquiéter. Grâce à sa capacité de percevoir les énergies vitales, elle voyait celle de son père décliner peu à peu. Elle était passée d’un feu vivifiant à une simple flammèche vacillante qui luttait pour ne pas s’éteindre.
Allister souffrait d’un mal inconnu depuis de nombreux mois et son visage pâle et émacié préoccupait de plus en plus ses proches. Amaigri et affaibli, il sortait peu, hormis pour effectuer quelques courses lorsque sa condition physique le lui permettait. Les jours où la fatigue le forçait à rester alité, les parents d’Hayden ou un des voisins réalisaient pour lui quelques tâches et Lyria l’aidait de temps en temps pour les corvées ménagères. Toutefois, avec ses obligations envers sa guilde ainsi que la gestion de sa forge, elle se retrouvait vite dépassée.
En dépit de cette situation préoccupante, Allister ne paraissait nullement effrayé. Au contraire, il ne se départait jamais de son sourire bienveillant et ce soir, un semblant d’étincelle brilla au fond de ses yeux ternes et creusés lorsqu’il s’installa sur sa chaise.
— Vas-y, sers-toi.
Écoutant les protestations de son estomac, Lyria se coupa aussitôt un généreux morceau de poisson, mais se désintéressa de la garniture. Comme son régime était essentiellement carnivore, les légumes ne faisaient pas partie de son menu. Elle ne tarda pas à dévorer le contenu de son assiette pour se resservir une deuxième fois.
— C’est délicieux, ronronna-t-elle en se léchant les lèvres, tu cuisines toujours aussi bien.
Allister l’observa d’un air amusé et tandis qu’il picorait quelques haricots, il arbora une expression plus sérieuse.
— Je dois m’absenter pour faire quelques courses demain matin. Tâche de ne pas t’éloigner de la maison.
Elle releva la tête et inspira vivement.
— T’es sûr que c’est bien prudent ? Et si jamais tu fais encore une crise ?
— T’inquiètes pas, je ne pars pas seul, Sunan va m’accompagner.
Son appréhension retomba. La présence du père d’Hayden la rassurait et si un malheur devait arriver, le Mérien saurait agir. L’homme-félin rentrerait à Dabéorn sans tarder et obligerait Allister à se reposer, quitte à l’attacher de force sur son lit. Les deux hommes se connaissaient depuis de longues années et Lyria ne remercierait jamais assez le dévouement de Sunan à leur égard. Grâce à lui, ils possédaient un logis, certes modeste, mais bienvenu pour deux âmes en cavale comme eux.
L’esprit apaisé, elle voulut alors lui parler de sa rencontre avec Nexus, mais ne sut comment aborder le sujet. Devait-elle évoquer leur altercation ? Elle hésita quelques secondes, puis lâcha :
— J’ai croisé un Dragyan, aujourd’hui.
Allister releva aussitôt la tête, les yeux écarquillés et manqua de s’étouffer.
— Quoi ? Tu es vraiment sûre de toi ?
— Parfaitement sûre.
— Tu sais bien que c’est impossible, ils ont tous été décimés par le Fléau. Tu as dû confondre avec une autre espèce.
— Je sais ce que j’ai vu. Il n’y a pas trente-six individus dans le monde qui se baladent avec des yeux jaunes comme les siens et en plus c’est à cause de...
Lyria s’interrompit avec une vive inspiration et ses entrailles se crispèrent. Emportée dans son élan, elle avait failli avouer sa confrontation avec le Dragyan. Cela aurait été une mauvaise idée, surtout après avoir menti quelques heures auparavant sur l’origine de ses blessures. Allister aurait aussitôt voulu connaître la raison de cette altercation et n’aurait certainement pas été très enthousiaste d’apprendre que sa fille dépouille des innocents.
À son grand soulagement, son père ne semblait s’être intéressé qu’au début de sa phrase. Il se redressa sur sa chaise et se frotta le menton d’un air pensif.
— Alors, comme ça certains d’entre eux auraient réussi à survivre ? C’est intéressant...
L’estomac encore noué, Lyria préféra ne pas s’éterniser sur cette conversation. De peur d’avoir tendu la perche sur de futures interrogations, elle termina d’un trait son assiette et quitta la table.
— Tu n’as plus faim ? Tu ne veux pas de dessert ?
— Non, merci, je suis un peu fatiguée, mentit-elle, je vais aller me coucher.
Si Allister paraissait intrigué par son subit changement d’attitude, il ne chercha pas à la retenir et opina d’un hochement de tête en lui souhaitant une bonne nuit.
Quand elle rejoignit sa chambre, la première des lunes était à son zénith. Zéphyria baignait la pièce d’une apaisante lueur bleue et Lyria décida de se replonger dans son encyclopédie sur les Dragyans. Elle tapota deux fois dans ses mains tremblantes et le globe posé sur sa table de chevet diffusa son halo opalin et rassurant.
Encore entortillé sur l’édredon, Oz remua et leva un regard ensommeillé.
— Tu te réveilles enfin ? se moqua-t-elle en s’installant sur le lit.
Il bâilla, puis rampa le long de son bras pour s’enrouler autour de son cou. Lyria le caressa en signe de remerciement tandis qu’il ronronnait pour apaiser son anxiété. Le tambourinement de son cœur s’estompa lorsqu’elle s’empara de son livre pour se concentrer sur un tout autre sujet.
Jusqu’à aujourd’hui, elle n’avait pas jugé utile d’explorer le chapitre sur la reproduction puisqu’elle se pensait la dernière de son espèce, mais l’existence de Nexus venait d’éveiller en elle une pointe de curiosité. Ses joues s’échauffèrent alors qu’elle parcourait les pages jusqu’à tomber sur la partie convoitée qu’elle lut à voix haute.
— Chez les Dragyans, les couples se forment pour la vie. La maturité sexuelle apparaît en général entre l’âge de vingt et vingt-cinq ans. Quand une femelle devient prête à se trouver un partenaire, elle émet des phéromones pour montrer sa réceptivité. Plusieurs prétendants peuvent se transformer en dragon face à elle, mais un seul parmi eux est compatible et est choisi. C’est ce que l’on appelle le phénomène d’imprégnation qui s’expliquerait par une attirance réciproque ou un lien spécifique encore non élucidé à ce jour. Il se peut que les femelles soient également sensibles à un certain parfum. Lorsque le couple est formé, l’union se concrétise par un accouplement.
Lyria mesura l’importance de ces explications d’un air perplexe. À l’inverse des humains ou des autres espèces très civilisées, le mariage n’existait pas chez les Dragyans. D’après ce qu’elle venait de comprendre, leur union demeurait plutôt primitive et arriérée, similaire à la parade nuptiale de certains animaux. Toutefois, cette histoire d’imprégnation la rendait sceptique. À l’époque, les femelles possédaient l’embarras du choix, mais qu’en était-il de deux individus isolés comme Nexus et elle ? Seraient-ils automatiquement attirés l’un par l’autre ? Ou pas du tout ?
Oz la dévisageait d’un regard fatigué pendant qu’elle réfléchissait. Bien que sa relation avec Hayden la contente, elle ne la comblait pas entièrement, et malgré leurs sentiments réciproques, Lyria sentait qu’il lui manquait quelque chose pour s’épanouir. Peut-être était-ce dû à leur incompatibilité génétique qui les empêcherait de procréer plus tard ? Si elle s’était résolue à vivre sans connaître ce bonheur, un espoir insensé envahissait à présent son cœur.
Tu débloques, Ly, s’indigna la partie la plus raisonnable de sa conscience, tu ne connais pas ce type et s’il t’avait retrouvée, il t’aurait trucidée pour t’être enfuie avec son pendentif ! Arrête un peu de fantasmer ! Hayden est un homme bien, tu as de la chance de l’avoir, même si vous n’aurez pas d’enfants.
Elle soupira et pensa à son compagnon. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis qu’il était reparti en mission et son absence commençait à lui peser sur le moral. Rencontré deux ans auparavant dans une précédente ville, l’homme-chat lui avait toujours été d’une fidélité et d’un soutien indiscutables. D’abord amicale et complice, leur relation avait évolué ensuite vers quelque chose de plus fort, plus intime. Elle avait fini par craquer face à ses yeux d’un émeraude étincelant, sa peau hâlée au parfum de terre chaude, son sourire charmeur et son allure féline. À la simple vue du Mérien, n’importe quelle fille fondait comme neige au soleil et Lyria n’avait pas dérogé à la règle.
Le contacter sur son téléprisme lui vint en tête, mais devant l’heure très avancée de son horloge, elle se ravisa. Le traqueur avait dû passer une dure journée et il devait sûrement dormir ; elle l’appellerait le lendemain. En attendant, elle continua sa lecture, puis tomba sur le croquis de deux Dragyans côte à côte. Elle fut décontenancée de constater que peu de détails les différaient l’un de l’autre.
Si les Dragyannes se distinguaient par la présence d’une poitrine plutôt modeste en comparaison de certaines humaines, le bas ventre était identique ou presque à celui de leur homologue masculin. Cette zone se couvrait de très fines écailles colorées et les appareils génitaux, à l’instar des reptiles, demeuraient internes. Le seul indice qui permettait de définir le sexe d’un nouveau-né était la fente cloacale : horizontale chez le mâle, verticale pour la femelle. Hormis ces informations, elle ne trouva rien au sujet de la conception d’un enfant, pas même un schéma sur les organes copulateurs.
— Quoi, c’est tout ? Mais où est le reste ?
Elle tourna plusieurs pages sans dénicher la moindre réponse, puis referma l’ouvrage. Agacée, elle rencontra le regard d’Oz qui secouait la tête.
— Quoi ? J’ai bien le droit de savoir à quoi ça ressemble, non ?
Le xéobrat leva les yeux au ciel et se déroula de son cou pour regagner le confort moelleux de la couette sans lui prêter attention. La créature s’entortilla sur elle-même et se rendormit.
Décontenancée, Lyria reposa son livre sur la table de chevet et se glissa sous ses draps. Une fois son orbe éteint, sa vision nocturne s’adapta rapidement à la faible lueur lunaire. Envahie par le doute, elle médita de longues minutes sur ses interrogations, le regard fixé sur les poutres sombres du plafond. Ses sentiments pour Hayden demeuraient sincères et forts, mais elle n’arrivait pas à freiner le désir naissant et incontrôlable qui pulsait au plus profond de son être.
Ses yeux dérivèrent vers son bureau où reposait sa bourse en velours. À cause du pendentif volé, elle se retrouvait dans une situation délicate. Si elle le rendait à son propriétaire, elle pourrait peut-être s’attirer sa sympathie, mais en échange, elle subirait les foudres de Séréna. À l’inverse, Nexus continuerait de la traquer ou pire encore, il s’attaquerait sans doute à la guilde tout entière juste pour récupérer son bien.
Lyria ne s’attendit pas à s’endormir, trop éveillée en raison de ses nombreuses réflexions, mais l’épuisement dû à sa course poursuite dans les bois combinée à la guérison de ses blessures finit par la gagner. Ses paupières s’abaissèrent et elle tomba dans un profond sommeil, hantée par deux orbes dorés.