Les hommes ne tombent pas du ciel...

Chapitre 2 : Hitch Hiker

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 10/11/2016 07:26

      J’ai visualisé le lapin mort, étendu les bras en croix ou pire, en hachis. Je me suis sentie un instant en communion avec les deux mille chauffards qui prennent la fuite et qui finissent derrière les barreaux à bouffer du potage aux haricots, puis je me suis liquéfiée. S’il était blessé ? Si je devais lui faire un truc médical du genre massage cardiaque ou je ne sais pas quoi ? Je n’avais aucune idée de la manière de m’y prendre.

      Le bon sens caché tout au fond de moi a fini par émerger enfin et je me suis précipitée vers la portière de la voiture. J’ai attrapé la lampe de poche qui me permet d’aller aux toilettes quand la fête foraine du village coupe l’électricité aux motels où j’ai commis l’erreur de m’arrêter sans réfléchir. Ma lampe fidèle fonctionnait, j'ai réussi à trouver mon portable, mais il avait glissé par le truchement de l’inadvertance sous la pédale du frein et se retrouvait donc à l’état de particules.

      J’ai complètement oublié Stanislas qui étouffait sous son airbag. J’ai pris mon courage et le distributeur de mouchoirs à deux mains et j’ai contourné le capot de la voiture.

      La lampe a glissé sur une chaussette de tennis taille 44 ou 45, un jean boueux, un pull à côtes noir.

      Aucune trace de rouge pour l’instant, ce qui me laissait l’espoir d’une réduction de peine et d’échapper à l’envie de vomir qui me serrait l’estomac.

      Le reste du lapin était dans le fossé et il a fallu que je m’approche davantage. J’ai prudemment longé l’herbe verglacée, perdu l’équilibre et je me suis ramassée méchamment sur les fesses en lâchant la lampe.

      La lumière en revenant m’a éblouie puis a éclairé une masse de cheveux bruns maculés de sang, un col de veste de sport marine, un menton d’homme avec une cicatrice blanche fine comme un coup de feutre raté.

      A ce stade-là, je me suis aperçue que mes dents claquaient. Ça faisait un petit bruit, comme des hamsters en plein spectacle de claquettes. J’ai essayé de faire tenir ma mâchoire tranquille d’une main, je me suis accroupie, et de l’autre j’ai touché le lapin.

      Enfin, l’homme.

      Il pouvait avoir trente ou trente-cinq ans. Quelque chose dans le genre. Il était inconscient, étendu comme un enfant qui dort avec ses poings fermés près de son visage. Sauf qu'il portait une montre en or tout à fait business boss - ou mafioso.

      Mais enfin il ne dormait pas. Il avait toutes les chances d’être aussi mort qu’un hérisson sur le bord de la route. Et moi je ne savais ni quoi faire ni comment le faire. C’était le moment de piquer une crise de larmes aussi inutile que soulageante et c’est donc ce que j’ai fait. Pendant trente secondes, car ensuite il a bougé, gémi et ouvert les yeux.

      Des yeux qu'un romancier talentueux vous décrirait d'un bleu céleste, profond, infini… whaooh.

      Il s'est assis avec la grace d'un chat et a porté la main à sa tête en clignant des paupières. Puis il a tourné la tête vers moi.

      - Vous êtes blessée, a-t-il constaté.

      Sa voix était celle du héros de film apparaissant dans la brume de la bataille et son sourire celui du mec de la pub pour les déodorants – tout simplement flippant de choupinesquitude.

      - Vous aussi, ai-je bredouillé en lui tendant un mouchoir.

      J'ai omis de préciser que c'était ma faute, mais il a jeté un coup d'œil autour de lui et a paru comprendre tout seul. Il s'est levé en s'appuyant un instant sur sa main gauche. Il a fait une grimace et serré son poignet droit contre lui. Puis il s'est mis complètement debout et c'est là que j'ai réalisé que 1m80, c'était vraiment grand.

      - Il faut que vous alliez à l'hôpital, a-t-il ajouté. Et que nous amenions votre véhicule chez un garagiste.

      Je me suis redressée à mon tour.

      - Vous aussi, une visite chez le médecin ne vous ferez pas de mal, ai-je dit en me sentant tellement en phase avec les héroïnes cool et détendues qui disent des trucs du genre dans les situations surréalistes comme celle-ci.

      Il a acquiescé. Tamponné du mouchoir la blessure à l'arrière de sa tête avec une crispation des lèvres puis souri.

      - On va prendre votre voiture, a-t-il dit gentiment en commençant à remonter le talus.

      C'était peut-être un agent secret habitué aux crashs d'hélicoptère et aux tirs de balles. Je me suis visualisée en train d'expliquer aux journalistes pourquoi Stanislas était devenu une œuvre de science-fiction puis j'ai secoué cette idée débile et je l'ai rejoint.

      Il avait désactivé l'airbag côté passager, je ne sais pas comment.

      - Vous avez une clé à molette ?

      Mais bien sûr, toutes les illustratrices en voyage trimballent des caisses à outils avec elles, dans le cas évident où elles renverseraient des lapins de 1m80 plutôt craquants.

      Je lui ai tendu le vaporisateur d'eau et il a encore souri.

      - Merci, ça ira.

      Je pensais qu'il se fichait de ma tête, mais il a vraiment pris la bouteille et s'en est servi pour finir de briser mon pauvre pare-brise et pour enlever les derniers morceaux de verre. Puis il m'a tendu Stanislas et s'est installé sur le siège passager.

      - Je vous laisse conduire, a-t-il dit tranquillement avant de remettre sa basket.

      Je l'ai regardé. Honnêtement, j'avais l'impression qu'un truc faisait bip-bip-bip-biiiiip dans mon cerveau. J'ai mentalement demandé pardon à Stanislas et je m'en suis servie pour balayer les éclats de verre éparpillés sur le siège du conducteur, avant de m'asseoir machinalement et de remettre le contact.

      Dans le rétroviseur, j'ai croisé mon front balafré d'une coupure qui saignait sur ma mèche cannelle, ainsi que mes yeux passablement ahuris. J'ai dégagé le véhicule avec quatre ou cinq à-coups, en me maudissant intérieurement d'avoir l'air aussi nulle alors que pour la première fois depuis des années un mec beau ET intelligent était monté volontairement dans ma voiture, et j'ai repris la route de l'Ouest juste avant qu'une voiture n'apparaisse à quelques centaines de mètres et ne nous dépasse.

      Le froid m'engourdissait et le vent qui s'engouffrait par le pare-brise absent me congelait et faisait pleurer mes yeux. A côté de moi, l'homme restait silencieux, fixant la route. Sur la banquette arrière, Stanislas reposait de guingois contre le carton à dessin cabossé et il avait l'air piteux.

      Sur le volant, mes mains tremblaient sans que j'arrive à les arrêter. Sous le tableau de bord, le haut de ma botte droite était maculé de boue. J'ai eu le sentiment de devoir absolument le nettoyer, un sentiment d'autant plus hystérique que je n'arrivais pas à détacher mes doigts moites du cuir du volant. J'y suis finalement arrivée en faisant dévier la voiture sur l'autre voie et en faisant horriblement grincer les rouages quand j'ai confondu l'embrayage et l'accélérateur.

      L'homme a posément tendu le bras devant lui et s'est calé contre le tableau de bord. Grillée. J'étais définitivement grillée. Personne ne sortirait avec une fille qui passe ses vitesses n'importe comment – et encore moins avec une fille qui vient de vous renverser.

      Au bout d'une demi-heure mes phares ont éclairé par miracle la borne de bienvenue de la ville et j'ai pris le chemin de l'hôpital comme j'aurais pris celui de l'échafaud.

     Cette fois c'était certain, ils allaient m'enlever mon permis et faire une publicité néfaste aux aventures de Stanislas, mettant fin à notre brève gloire et à mes cinq mille dollars.

     Je me suis garée en travers sur le parking désert et j'ai consulté ma montre.

      Il était à peu près minuit dix.

      L'homme est sorti de la voiture et s'est accoudé sur le toit. Il a eu l'air de vouloir dire quelque chose puis s'est ravisé et nous nous sommes dirigés vers les urgences.

     Mes clés tressautaient dans ma poche et mes jambes molles me donnaient une démarche de poulpe crevé, ce qui devait encore ajouter au tableau désespérant que je formais.

     Tout était désert, comme dans n'importe quel hôpital de petite ville à cette heure de la nuit. La femme derrière le guichet a levé les yeux et a soupiré en prenant une fiche neuve.

      - C'est pour quoi ? a-t-elle demandé nonchalamment.

      - Accident de voiture, ai-je avoué d'un ton accablé.

      - Votre nom ?

      - Pearl. Melain.

      - Et vous ?

      - Noah. Je suis son mari, a dit l'homme avec un rire agréable qui a tout de suite mis la guichetière dans sa poche et qui m'a cloué le bec.

      - Très bien, a conclu la femme. Signez ici.

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