Les hommes ne tombent pas du ciel...

Chapitre 3 : Urgences

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 09/11/2016 23:54

      J'ai rempli les papiers dans un état second. Comment ça, son mari ? Pour qui se prenait-il ? Où étaient les accusations de chauffard ? La plainte, etc. ? Qu'est-ce qui lui prenait ? Non, vraiment, il trouvait que j'aurais pu être sa femme ? Moi ? Les mecs qui s'intéressent aux filles sans poitrine existent réellement ? C'était quoi, un remake de Pretty Woman version Qui veut la peau de Roger Rabbit ?

      Elle nous a désigné une salle quelques portes plus loin, où un interne nous a rejoints. Il avait une paire de lunettes plutôt épaisses et sa blouse était tâchée de café.

      - Vous vous êtes bien arrangés, a-t-il dit en poussant l'homme vers la table d'examen.     

      - Les femmes au volant, vous savez ce que c'est, a plaisanté l'homme tout à fait à l'aise.

      A ce stade-là, j'étais tellement estomaquée que même Jay qui prétend que je suis capable de parler même en mastiquant tant je suis bavarde aurait été en admiration. Je me suis laissée tomber sur un tabouret devant le comptoir envahi de produits médicaux et je me suis contentée d'observer. C'était un rêve. Ça ne pouvait être que ça. Mes rêves sont toujours barjots. Je devrais arrêter le canal 6 et en rester aux dessins animés, les séries télévisées me pourrissent le cerveau.

      L'homme a ôté son pull et son T-shirt avec difficulté, aidé par l'interne. Il était mince, musclé. Le rêve devenait vraiment intéressant et j'ai arrêté de réfléchir à quel feuilleton j'avais regardé à 17h pour fantasmer comme ça, pour profiter allégrement du spectacle. Après tout, j'étais sa "femme", non ? Trooop bien.

      - Vous devez avoir une ou deux côtes fêlées, a dit l’interne. On va quand même faire une radio, au cas où. Quant à votre blessure à la tête…

      - La caisse à outils, a complété l'homme en souriant. On ne devrait jamais la laisser sur la banquette arrière, n'est-ce pas ?

      L'interne a acquiescé sans saisir l'absurdité de la phrase. Il aurait mieux fait de boire son café plutôt que d'en décorer sa blouse, cet imbécile. Je me suis levée avec la ferme intention de rectifier les faits. Après tout, ce n'était qu'un rêve. Qu'est-ce qui pouvait m'arriver ?

      - Comment s'est déroulé l'accident ?

      Je me suis rassise. On ne savait jamais. Si c'était vrai, si je n'étais pas en train d'halluciner, je risquais toujours de me faire retirer mon permis et de perdre mon boulot.

Je sais, je suis lâche.

      Mais lui, il était carrément bizarre.

      - Une vache au milieu de la route, a-t-il expliqué tout naturellement. Elle avait du s'échapper. Enfin, le fermier a été sympa, le prix de la viande lui a suffi.

      - Vous avez réussi à retrouver le propriétaire ? a relevé innocemment l'interne qui n'était finalement pas si bête. Montrez votre poignet. Vous auriez du faire quelques steaks ! C'est une entorse sérieuse, mais on va arranger ça.

      Et cet idiot a clos le sujet. Il a mis en place le demi plâtre, bouclé l'écharpe sur l'épaule de l'homme après l'avoir aidé à remettre ses vêtements, puis il s'est tourné vers moi.

      - Voyons cette blessure, a-t-il dit en enfilant de nouveaux gants stériles.

      Il a nettoyé la plaie et m'a posé deux agrafes en me faisant un mal de chien. Puis nous avons fait un bref passage en salle de radio, pour constater que je m'en tirai avec quelques contusions sans gravité tandis que mon "mari" avait une côté fêlée, avant de nous retrouver à nouveau devant le guichet. L'interne a serré la main gauche de l'homme.

      - Ne laissez pas madame conduire, la prochaine fois, a plaisanté ce crétin en remettant sa fiche d'observations à la femme derrière le guichet. Bonne nuit !

      - Bonne nuit à vous aussi, a répondu l'homme en lui adressant un sourire comme si c'était son meilleur ami. Puis il a passé son bras valide autour de ma taille et m'a imperceptiblement serrée.

      - Je te laisse payer, chérie.

      Il n'y avait pas de menace dans sa voix mais moi, comme une cloche, j'en ai senti une et j'ai docilement sorti mon carnet de chèques de mon sac en patchwork. L'homme a tiqué légèrement et s'est reculé un peu. Quelques minutes après, nous sommes sortis en silence de l'hôpital et nous nous sommes retrouvés devant ma pauvre voiture défigurée.

      - Il faut l'amener chez un garagiste, a dit l'homme.

      J'ai ouvert la bouche avec la ferme intention de lui dire d'arrêter ses manigances et de me lâcher les baskets, mais quelque chose dans son regard m'a stoppée. Et je ne dirais pas que c'était quelque chose d'effrayant. Il a juste porté la main à sa blessure à la tête en grimaçant, et l'espace d'un instant quelque chose a chaviré, comme un problème électronique dans son hypothétique cerveau de robot. Ou une fugitive impression d'être perdu. Je suis donc montée à nouveau dans la voiture – je l’ai laissé s’installer à côté de moi – et je nous ai menés cahin-caha chez Enzo, le garagiste qui change systématiquement mes pneus quand je m'arrête au motel de sa sœur, quelques centaines de mètres plus loin, Paula's.

      J'ai attrapé un de mes deux sacs avec l’intention d’aller me pieuter sérieusement pour oublier toute cette histoire… et l'homme a pris l'autre. J’ai abandonné toute idée de me débarrasser de ce bout de scotch. Je me suis chargée de Stanislas qui boudait, ainsi que de mon ordinateur et de mon carton à dessins et nous sommes entrés dans la cafétéria du motel comme des chameaux en pleine cavale. Paula n'était pas là mais la serveuse qui mâchait du chewing-gum en faisant faire le grand écart à ses maxillaires, derrière le comptoir où elle essuyait des verres, nous a filé deux chambres contiguës avant que j'ai eu le temps de dire que je voulais le maximum de couloirs entre nous deux.

      L'homme a déposé mon sac sur le lit recouvert d'une courtepointe  brodée à la Ingalls et a déverrouillé la porte qui communiquait. Il s'est appuyé un instant contre le chambranle et de dos, il avait l'air vraiment épuisé, d'un coup.

      - Et maintenant quoi ? ai-je lâché, sentant mes nerfs craquer comme le plop d'un bouchon de champagne. C'était quoi, cette histoire ?

      Il n'a pas répondu. Il est passé dans la pièce voisine et a refermé la porte.

      J'ai regardé Stanislas affalé au milieu des coussins à volants et je lui ai jeté mes clés à la figure.

      - Vous les hommes, vous êtes vraiment graves ! lui ai-je lancé furieusement pour me défouler.

      J'ai allumé ensuite toutes les lampes et j'ai éparpillé toutes mes affaires sur le plancher avant de m'emparer du vanity et du grand peignoir blanc que Sally, ma coloc, m'a offert à Noël dernier en prétendant qu'elle en avait marre que je lui gâche tous les films en me plaignant de ne pas avoir le même que les héroïnes. J'ai pris un bain bouillant, plein de mousse, avec les écouteurs de mon mp3 dans les oreilles et j'ai lavé mes cheveux soigneusement pour enlever absolument tous les éclats de verre, ce qui a définitivement noyé mon mp3. Quand l'odeur de la fleur de pêcher est devenue vraiment trop concentrée dans la salle de bains, je suis allée commander un breackfast complet et je me suis goinfrée en m'abrutissant devant un documentaire sur les Parcs Nationaux. Puis je me suis endormie.

      Enfin, je suppose, parce que quand je me suis réveillée, il y avait du sundae fondu sur le couvre-lit, la télé diffusait un reportage sur la récolte des céréales et le soleil dessinait des rayures dorées sur la moquette beige.

      J'ai passé la main dans mes cheveux emmêlés et je me suis massé les tempes, essayant de reprendre contact avec la réalité. Autour de moi, la pièce avait sans doute été dévastée par un cyclone. Tous mes muscles criaient « va te recoucher, pauvre cloche ». Je me suis étirée en geignant, j'ai attrapé une paire de chaussettes que j'ai enfilée puis j'ai fini le reste de mon verre de jus d'orange avec un bonbon au chocolat. J'ai déniché des sous-vêtements que j'ai mis en bâillant, puis je me suis traînée vers la salle de bain pour me réveiller avec une douche froide.

      C'est là que je me suis rappelée le délire de la veille. J'ai passé la tête par la porte de la salle de bain et jeté un coup d'œil prudent en direction de la porte communiquante. Elle était toujours fermée, mais on ne sait jamais. Au cas improbable où je n'ai pas rêvé, il devait y avoir un lapin accidenté de 1m80 plutôt joli garçon de l'autre côté du mur.

L'urgence de la situation m'est apparue clairement. J'ai ramassé un cache-cœur en cashmere bleu ciel, un pantalon en velours noir, un T-shirt blanc décolleté en V et je me suis engouffrée dans la salle de bains que j'ai fermée à double-tour.

      Pourquoi est-ce que je donne tous ces détails ? Je suis superficielle. Il faut vraiment que je note quelque part de me rappeler de devenir adulte.

      Je ne suis sortie qu'une fois mes dents décapées et mon haleine fraîche, correctement vêtue et maquillée. J'ai terminé de me coiffer en remettant en ordre relatif la chambre en déroute. Stanislas me suivait des yeux d'un air critique, mais je n'avais que faire de son avis. Les opossums en peluche ne sont pas supposés être formés pour répondre à des questions comme "qui êtes-vous exactement ? Pourquoi vous être fait passer pour mon mari ? Vous me trouvez assez vieille pour être mariée ? Pourquoi ne pas m'avoir dénoncée ?"

      Cette dernière question n'était peut-être pas obligatoire. Inutile de rappeler à un beau mystérieux que vous l'avez renversé en voiture parce que vous étiez au téléphone avec votre mère.

      Je me suis enfin approchée de la porte fatidique. En fixant le bois synthétique, j'ai eu un bref flash d'un film où l'héroïne croit qu'elle a enfin mis la main sur Superman, et soudain elle ouvre la porte sur une chambre d'hôtel tellement vidée et nettoyée qu'on dirait qu'elle a été aseptisée. Tout ce qui m'attendait de l'autre côté du battant, c'était vide et déception… ou alors la honte de ma vie, si je tombais sur un autre client du motel.

      J'ai tourné le loquet, qui n'a pas résisté.

 

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