Les hommes ne tombent pas du ciel...

Chapitre 1 : Route 66

Catégorie: K+

Dernière mise à jour 08/08/2012 12:12

      Je m’appelle Melain, Melain Pearl. Tout ce que j’aime dans la vie c’est ma voiture, une C3 couleur pomme, le gruyère et Stanislas, l’opossum de l’histoire dont je fais les illustrations.

      La plupart du temps je roule à 80 à l’heure sur des routes désertes, en écoutant HYS à fond et en tapant sur mon volant pour me donner l’air cool. Je m’arrête dans des motels dont les chambres sont tapissées de petites fleurs vieillottes et qui proposent des beignets 100 pour 100 faits maison.

      J’ai les cheveux auburn. Couleur caramel brûlé ou rouille de bateau. Ils sont longs, lisses, fins, presque tout le temps électriques. La plupart du temps je les enroule avec un stylo pour les fixer loin de mon rouge à lèvres dont ils sont amoureux.

      Mes yeux sont verts. Ou gris. Ou peut-être bleus. La réponse est sur ma carte d’identité, mais vu qu’elle est au fond de mon sac, je n’irai pas la chercher pour vérifier. La plupart du temps, de toute manière, je suis obligée de mettre des lunettes de soleil. J’en ai des tas. Est-ce que j’ai précisé que j’adorai les lunettes de soleil ? Mes préférées sont les noires, super class, celles qui vont avec mon sac en cuir à franges. Elles me font toujours avoir une place près de la cafetière. Bon, je me suis paumée…

      Où en étais-je ?

      Ah oui, ma tronche. C’est important de commencer un récit avec la description du personnage principal. Donc, euh… Je ne suis pas super grande. 1m62 et demi, à tout casser. La taille qui va avec une C3, vous me direz. J’ai le nez retroussé de Stanislas, la bouche de la poupée Vic, avec des longs cils de biche bien embêtants, qui laissent des traces de mascara sur mes lunettes, des oreilles normales et un menton triangulaire. Je déteste mes pieds et mes hanches, mais j’aime mes mains et mes jambes.

      Je crois que j’ai fait le tour… ah oui, je suis abonnée aux talons hauts, y compris en ce qui concerne les baskets. Euh… je ne suis même pas certaine d’avoir des baskets. Je ne vois pas ce que j’en ferai de toute façon, je ne fais pas de sport, à part cent tours de corde à sauter tous les soirs et dix abdos le matin. Les chaussures plates me terrifient, à l’exception de mes pantoufles Bourriquet qui sont bien sûr énormes et pelucheuses et que je trimballe partout avec moi.

      J’aime les minijupes collantes, les pulls à col roulé, les chemisiers décolletés en satin et les jeans, les manteaux col mao et les écharpes en laine, les bérets en crochet et les maillots de bain deux pièces, les boucles d’oreille qui balayent les épaules et les sautoirs en perles, les grosses chaussettes de ski et les gilets en mailles lâches, les étoles en soie et les bagues en or blanc, les tailleurs et les cravates de femme. Si, si, ça existe.

      Mes couleurs sont le bleu turquoise, le blanc, le marron, le rose poudre et le noir. Je déteste tout ce qui est à pois et à rayures.

      Toute ma vie est dans mes deux sacs en cuir brun énormes, mon ordinateur portable et mon carton à dessin. J’ai un appart, enfin, je suis en colocation avec une copine, à Nashville, mais je n’y mets jamais les pieds.

      Ma famille habite à Denver. Ce sont des dinosaures. Non, je rigole. Ok, c’était nul. Ils sont adorables. J’y passe Noël et le jour de l’an, en général. Je mange des truffes, du foie gras et des mandarines, je joue au scrabble avec mon frère Jay et je les laisse m’appeler Melain-Lorette, ce qui est mon vrai prénom.

      Atroce, n’est-ce pas ? Pourquoi, mais pourquoi ?

      Ma vie est sur la Route 66. De motel en motel, de salons en maisons d’édition. Stanislas est en train de devenir une star, et moi aussi. En attendant, sur le chemin du succès, lui et moi on continue à commander des BLT mayonnaise et du gâteau au chocolat et à s’asseoir à la table près de la sortie de secours.

      Enfin, lui et moi. Plus maintenant. Maintenant il est avec nous. Et c’est de notre faute. Enfin, de la mienne.

 ***

      Ce vendredi soir-la avait été pas mal. Stanislas venait d’être invité à faire un dessin animé et moi j’avais signé un contrat plutôt intéressant. Mon téléphone portable coincé sous l’oreille, j’essayais d’éteindre le poste de radio bien sûr trop fort, tout en tentant de comprendre ce que ma mère me disait. La nuit était tombée et des phares me croisaient de temps à autre, vrombissant comme de grosses lucioles en fuite. L’asphalte défilait devant le nez de ma voiture, sombre et lisse, comme d’habitude. Il me restait une quarantaine de km à faire avant d’atteindre le prochain motel. J’avais hâte de prendre un bain et d’avaler un énorme menu enfant avec un Sundae à la clé devant la télévision pour fêter la bienvenue à cette aventure excitante du dessin animé… et à cette grosse masse d’argent, ok, aussi.

      Stanislas était assis comme à son habitude sur le siège du passager, son poil gris zébré de noir taché par les doigts plein de chocolat d’une de ses fans de quatre ans. Sa tête s’appuyait contre la ceinture et il avait l’air d’être au moins aussi fatigué que moi. Sa touffe de cheveux rouquins était poisseuse de jus de raisin (même provenance).

      Je jure. Je vous promets. Je vous jure que je ne suis pas folle. Exactement au moment ou ma mère a demandé « mais tu n’es pas en train de conduire, là, chérie ? » et à l’instant où j’ai eu comme une vision d’une silhouette au milieu de la route qui ne pouvait pas être celle d’un lapin – ou alors c’était vraiment un gros lapin – à ce moment-là, Stanislas m’a fait un clin d’œil.

      Je le soutiens. Il est aussi coupable que moi.

      En une fraction de seconde, j’ai entendu ma mère dire « c’est pas sérieux, Mee-Lo, je raccroche, tu exagères », j’ai pensé « il faut que j’arrête de vivre avec cet opossum » et le lapin géant a basculé sur le capot de la voiture, fendillé ma vitre et envoyé ma précieuse voiture faire un dérapage au milieu de l’autre voie.

      Il y a eu un no man’s land de quelques minutes. Ou d’une demi heure. Je ne sais pas. J’étais agrippée au volant comme une mouche sur une tartine, le cœur à fond la caisse, le nez dans cet imbécile d’airbag. L’alarme de la voiture s’était déclenchée et le clignotant gauche aussi. Puis j’ai réagi, filé un coup de poing dans le coussin blanc et réussi à défaire ma ceinture. Apres une bataille ridicule contre l’airbag et quand j’ai eu cassé définitivement le bouton de l’alarme, je me suis extirpée de la voiture en titubant et en pestant. Le froid et le silence de la nuit m’ont enveloppée aussitôt. Les phares éclairaient bien les traces noires en éclair du freinage. A part le pare-brise, la voiture avait l’air en bon état. Dans le halo, j’ai vu mon haleine, les bouts de verre brillants sur mon pull chaussette noir, mon kilt qui frissonnait et mon collant filé… et puis une chaussure.

      Une basket toute neuve, un peu mouillée.

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