Hors du Temps

Les yeux d'Astrid la brûlaient atrocement. La lumière de l'extérieur était si vive qu'il lui fallut plusieurs minutes avant de pouvoir contempler le paysage qui s'étendait devant elle. 

Dévasté. 

Il ne pouvait rien avoir de vivant sur cette terre brûlée. Tout était si calme, beaucoup trop calme. Une légère brise ébouriffa les cheveux rouges de la jeune femme qui toussa à cause de la poussière. 

En contre-bas, Sanctuary comme jamais elle ne l'avait aperçu. Jaunâtre, rouillée, en ruine. Et terriblement vide. Aucun bruit ne s'échappait du village. Où était passé les enfants qui jouaient sur les balançoires ? L'aboiement joyeux des chiens courant avec leurs maîtres ? L'odeur des pâtisseries refroidissant sur le bord des fenêtres ? Mort. Tout était mort. 

D'autres larmes trempèrent ses joues. Aucune pensée ne traversait son esprit vide. D'une certaine manière, elle expérimentait la sérénité. La résignation, plutôt. Astrid resta au centre de l'ascenseur sans bouger assez longtemps pour avoir mal aux jambes. Tout était... emprisonné dans le temps. Le tableau d'un moment décrivant une vérité crue, celle de la guerre. 

Le monde n'était plus. 

D'un geste lent, la veuve essuya ses joues. Elle renifla bruyamment, sans se gêner. Qui, de toute manière, pouvait la surprendre à cet instant ? Il n'y avait que la désolation autours d'elle. 

Un bruit soudain la fit sursauter. D'un bond elle se retourna, dégainant la matraque qu'elle tenait encore dans la main. Un corbeau, perché sur le grillage entourant l'entrée de l'abri, la fixait attentivement. Il pencha la tête avant de croasser. Sans même s'en rendre compte, Astrid lui sourit. 

Il y avait de la vie. Si un oiseau avait pu survivre sur les ruines du monde, peut-être que d'autres animaux avaient survécu. Et pourquoi pas des humains ? Une miette d'espoir renaissait dans le cœur transi d'effroi de la chroniqueuse. Peut-être qu'il existait d'autres personnes qui, comme elle, avait été enfermé dans un abri et se réveillait maintenant d'un long sommeil gelé. Est-ce que Vault-Tec avait prévu des expériences différentes pour les autres abris ? Est-ce que certains étaient vraiment destiné à la vie souterraine comme le clamaient leurs publicités ?  Et surtout, s'ils y avaient des survivants, ça voulait dire qu'elle pourrait retrouver ces salopards en vie pour leur faire payer. 

Prenant son courage à deux mains, Astrid descendit de la colline en évitant les squelettes des pauvres âmes n'ayant pas eu l'autorisation d'entrer dans l'abri. Leurs dépouilles étaient couvertes de poussières et de saletés, ce qui angoissa une nouvelle fois la veuve. Combien de temps s'était passé depuis la fin du monde ? 

Ironiquement, il faisait beau. Le ciel bleu azuré illuminait les roches et la terre nue, créant un contraste de couleur magnifique. Le soleil était assez haut dans le ciel, il devait être aux alentours de midi. Ses rayons réchauffèrent le corps de la jeune femme sortant à peine d'une glacière et, d'une certaine manière, raviva l'espoir gisant dans ses entrailles. Sa mère avait pour l'habitude de dire : "Une journée ensoleillée n'est jamais une mauvaise journée." et à cette pensée, elle sourit chaleureusement. Puis le doute se distilla dans son esprit. Suivit rapidement par une douleur au cœur. Ses parents n'avaient probablement pas survécu. Le 23 octobre 2077, ils devaient embarquer vers la France pour retrouver la famille maternelle d'Astrid. Son père avait rencontré sa mère lors d'une mission pour son entreprise en France, à Lyon précisément. Venu pour deux mois, il y resta neuf ans, se maria et eu une petite Astrid. La famille franco-américaine décida de déménager sur Boston peu après le neuvième anniversaire de la fillette. Régulièrement, ils retournaient en France pour garder le contact avec leurs amis. 

Est-ce que l'Europe aussi avait sombré sous les bombes ? 

La tête emplit de questionnement et de souvenirs, ses pieds la menèrent automatiquement devant sa maison. En levant le regard sur sa demeure, elle comprit tout de suite que c'était un très mauvaise idée de s'être laissée conduire jusqu'ici. Son cœur, déjà bien mal en point, se serra une fois de plus. La vie ne lui offrait aucun cadeau. Ses espoirs, détruits. Sa famille, dévastée. Ses convictions, piétinées. Son foyer, en ruine. 

Un coup d’œil aux alentours lui apprit que sa maison n'était pas la pire du village. Certaines étaient totalement écroulées sur elle même, n'étant désormais plus qu'un tas de décombres. Au moins, la sienne tenait encore debout et en-dehors de la porte défoncée, l'intérieur semblait à peu près vivable. 

- Ma... Madame ?! fit une voix surprise derrière Astrid.

Elle se retourna et vit Codsworth, son majordome, qui voletait à quelques mètres d'elle. Sa carrosserie n'était plus aussi blanche et lisse qu'avant, mais c'était bien lui. Les yeux humides de la chroniqueuse s'écarquillèrent. Jamais elle n'aurait imaginé pouvoir ressentir quelque chose d'aussi fort pour un robot. A la grande surprise de l'intéressé, elle se jeta à son globe principal pour le serrer dans ses bras. 

- Ma... Madame, je pensais que vous et monsieur étiez... mort ! 

Astrid se recula, interloquée de voir son vieux robot encore en fonctionnement. Nate avait raison, RobCo produisait vraiment de bons appareils. 

- Ils... ils l'ont fait, putain, cracha-t-elle avec émotion. Ils ont tué le monde... Tout est mort.

- Tout est mort ? Ah, vous voulez dire le jardins. Il est vrai que les fleurs sont un peu...

- Pas le jardin ! S'énerva la veuve en faisant un signe de la main désinvolte. Tout ! Tout ce qu'il y a autours !

- Hnnn... vous avez l'air harassée, peut-être voudriez-vous une collation. Où est monsieur ?

- Ils... ils l'ont tué...

- Que... que me dites-vous là ?! S'outra le robot en gigotant ses bras mécaniques. Ces choses affreuses que vous dites... vous semblez avoir besoin de vous reposer. Ou de vous amuser, plutôt. Cela fait une éternité que nous n'avons pas pratiqué d'activité familiale ! Préférez-vous un jeu de dames ? Des charades ? Il me semble que Shaun adore ce jeu. Est-il... avec vous ?

Astrid se racla la gorge plusieurs fois avant de pouvoir répondre à cette question tant sa gorgée était serrée. Une impression désagréable d'avoir des centaines d'aiguilles plantées dans le cœur lui donna la nausée. 

- Il a disparu, putain ! Persifla-t-elle le visage déformé par la colère. Une enflure l'a enlevé ! On m'a pris... on m'a pris mon bébé !

- C'est encore pire que ce que je pensais, commença Codsworth d'un ton inquiet avant de reprendre. Vous souffrez de paranoïa dût... Eh bien, sûrement à la faim. Ce sont des choses qui arrivent lorsque l'on jeûne pendant deux-cent dix ans. 

La haine que ressentait la jeune femme se mua subitement en stupeur. 

C'était impossible.

On ne pouvait pas rester plus de deux-cent ans congelé sans que personne d'autres que des pourritures ne viennent vous libérer ! De ce qu'elle savait, la cryogénisation n'était même pas une science encore au point ! Elle pesta intérieurement contre RobCo. Finalement, leurs robots n'étaient peut être pas aussi infaillibles que ça. 

Une idée lui traversa l'esprit. Pour vérifier qu'elle avait raison, elle navigua dans les menus de son Pip-Boy jusqu'à trouver l'option de mise à jour. Croisant les doigts pour qu'il existe encore un serveur en ce monde détruit permettant aux données d'être téléchargées, elle attendit quelques minutes. Lorsque la date s'afficha, la consternation pris le pas sur ses autres sentiments. Sans même s'en rendre compte, elle murmura :

- Non. Non, c'est impossible. Je n'ai pas pu rester dans cette foutue capsule aussi longtemps... Pas deux-cent dix ans ! 

- Je crains que cela ne soit la vérité, répliqua d'un ton attristé le majordome. Vous êtes en retard de deux-cent dix ans et quelques minutes pour le déjeuner. Je vous prépare une collation ?

Astrid leva les yeux vers son robot, l'air perturbée. Quelque chose n'allait pas dans sa façon d'évaluer les données. Peut-être que deux siècles sans mises à jour ni réparation avait eut raison, d'une certaine manière, de l'esprit de la machine. Plissant les yeux, elle s'enquit :

- Codsworth. Tu n'as pas l'air d'aller bien... Quelque chose ne va pas ?

- Je... Je... 

Les pupilles mécaniques du Mister Handy s'étendirent avant de se rétrécirent plusieurs fois de suite, comme une sorte de clignotement accompagné de cliquetis. Il voleta quelques secondes de façon tout aussi erratiques. Au bout de quelques secondes pendant lesquelles Astrid pensait avoir détruit son majordome, il s'exprima d'un ton plaintif en gigotant ses bras :

- Oh, madame ! C'était affreux ! Deux siècles entiers sans personne à qui parler, sans personne à servir ! J'ai passé les dix premières années à cirer les sols, mais rien ne permet de ravoir les planchers quand ils sont subis des retombées atomiques ! RIEN ! Et je ne vous parle pas de la futilité de faire la poussière dans...

- Oh, Codsworth ! Coupa cours la mère qui savait très bien que le robot pouvait divaguer des heures sur le ménage. Concentre toi un peu, mon vieux. 

- Je ne sais rien du tout, madame. Après l'annonce des bombardements, je vous ai vu filer vers l'abri. Je pensais que vous et votre famille étaient... morts ! Je n'ai vu personne depuis. 

Un long soupir s'échappa des lèvres de l'humaine. Si Codsworth n'avait vu personne emmener Shaun, qui d'autres pourrait bien l'aider ? Le vent de l'angoisse souffla sur la flamme de l'espoir brûlant en elle, ne laissant que des braises qui s'effritaient à chaque secondes un peu plus. 

- Je ne sais pas si c'est le bon moment, mais j'ai retrouvé une holobande que monsieur voulait vous adresser. Tenez.

Les aiguilles dans sa poitrine s'enfoncèrent un peu plus lorsqu'elle se saisit de l'objet en question. Elle plaça l'étrange croisement entre une disquette d'ordinateur et une cartouche de jeu vidéo dans une de ses poches. Il lui faudrait un sacré courage pour oser l'écouter, ou en tout cas retrouver assez de force pour pouvoir le faire sans s'écrouler. Astrid jugeait qu'elle n'avait pas le droit de baisser les bras. Il fallait qu'elle se batte jusqu'à ce qu'elle retrouve Shaun, même si pour cela elle devait voyager jusqu'en Californie à pied. Ou traverser l'Atlantique à la nage. 

- Madame ? Voulez-vous que nous inspections le quartier ? Peut-être y trouverons nous des traces de Shaun et de ses ravisseurs.

Sans grande conviction, la veuve accepta. Comme elle s'y attendait, il n'y avait aucune trace de leur passage ni aucun indice utile. Il n'y avait qu'une bande de cafards géants et de mouches titanesques qui explosèrent au contact des balles. La vue peu ragoûtante de ce spectacle macabre donna une nouvelle nausée à Astrid qui, cette fois-ci, n'essaya même pas de la retenir. Elle macula le sol poussiéreux du peu de bile qui lui restait. Finalement, Codsworth avait raison. La faim lui tenaillait le ventre. 

D'un pas assuré, la mère éplorée se dirigea vers le jardin d'un ancien voisin où se trouvait des arbres fruitiers. La plupart tenaient plus de la planche de bois sec plantée dans le sol que du végétal, mais des sortes petits arbres fruitiers avaient poussé. Après tout, s'il avait suffit de deux-cent ans de radiation et d'adaptation à la faune pour survivre, pourquoi pas les végétaux ? Sans être particulièrement effrayée, elle découpa un morceau de fruit avec un canif trouvé dans une cuisine pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'asticots (elle en avait assez vu de ce monde pour ne pas douter de l'existence de vers géants bleus à pois roses.) avant de le manger avec précaution. 

C'était étonnamment bon. Le goût se situait entre la pomme et la pêche tandis que la texture tenait plus de la poire. Par contre, la peau était assez épaisse et, sans avoir un goût repoussant, n'était pas agréable en bouche. Satisfaite de sa trouvaille, elle en dévora trois avant d'en déposer une dizaine dans une sacoche en bandoulière trouvée, elle aussi, dans une maison voisine. 

Si Codsworth avait raison, la ville de Concord devrait être habitée par des humains. C'était l'unique piste qu'Astrid pouvait suivre mais, au fond d'elle, elle doutait cruellement d'y trouver un indice valable. Mais si elle pouvait trouver quelques alliés plus habitués qu'elle à ce nouveau monde, c'était toujours cela de pris.

Le cœur lourd de chagrin, les entrailles brûlant d'un désir de vengeance implacable et l'esprit préoccupé par l'état du monde, Astrid s'aventura en dehors de Sanctuary. Non sans pester contre la poussière qui lui bouchait régulièrement le nez.