Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 32 : Mère

2714 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/06/2024 22:02

— Vous parlez sans cesse de cette maison. Où est-elle ?

Elle regarde par la fenêtre. On distingue le cimetière Holy Cross. Qui a pensé que c'était une bonne idée, d'installer ce cabinet devant un cimetière ?

— Ce n'est pas vraiment un endroit, répond-elle à voix basse.

Elle ne parle jamais trop fort, comme si elle avait peur d'être entendue.

— C'est une chimère. C'est impalpable. Pour certains, la maison existe. Pour d'autres, ils l'attendent, et c'est tout. Elle arrivera un jour, je le sais bien. Mais certains l'ont toujours eue ; vous savez, ajoute-t-elle en secouant la tête. Ces enfants qui sont heureux, de rentrer chez eux, le soir. Ils l'ont toujours eue.

— Je vois, dit l'homme en prenant des notes. Allez-y. Continuez, je vous prie.

— D'autres rentrent à la maison. Mais ce n'est pas la maison. C'est juste un lieu. Ce sont quatre murs, et un toit, mais ça pourrait aussi être un sépulcre. C'est peut-être un sépulcre, un piège, il n'y a rien d'une maison dans cette maison.

L'homme ne dit rien. Il penche la tête. Il écrit toujours. Que peut-il bien écrire de si long ? Elle ne le paye pas pour écrire. Elle le paye pour écouter.

— Alors pour répondre à votre question, dit-elle. Je ne sais pas où c'est. Je l'attends. Elle arrivera, je le sais bien. Un jour, il y aura bien un endroit que je pourrai regarder, et je me dirai : voilà. C'est chez moi.

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La surface. Ma surface. Elle était là, juste là, je n'avais qu'à tendre la main.

X6-88 relâcha lentement son étreinte sur mon bras, mais il ne me quitta pas des yeux. Ce n'était même pas comme si j'avais pu m'enfuir.

Il n'y avait que la mer, ici, à perte de vue. La mer, et, fichée au beau milieu de l'eau, une grande structure ; sans doute un bateau, un navire, même, récupéré par des pillards et agencé dans une sorte de tour.

J'étais à la surface mais je ne pouvais même pas rentrer à la maison.

— Matricule B5-92 est retranché dans une cabane en haut de Libertalia, fit X6. Prêt à lancer l'assaut à votre commandement.

— Quoi ?

Il ne répondit rien. Forcément.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ? insistai-je. Ce n'est pas vous qui êtes censé diriger la mission ?

— Négatif, répondit froidement le chasseur.

Génial.

— Et bien allons-y, soupirai-je.

— Reçu.

Nous traversâmes un ponton et rentrâmes à l'intérieur de Libertalia. X6 était droit comme un piquet. Quand on est un chasseur, il n'y a ni peur ni mort, de toute évidence.

— Attention, dit alors X6 comme s'il parlait du beau temps.

Il était si rapide. En une fraction de seconde, il se rendit invisible, fila à travers la pièce, et avant que le pillard ne puisse faire quoi que ce soit, avant que le pillard ne puisse ne serait-ce que penser à agir, X6 lui brisa le dos. Un autre type arriva, alerté par le bruit, avant de connaître le même destin.

— La voie est libre, conclut X6 en redevenant visible.

Je n'avais pas eu le temps de penser non plus.

— Vous ne pouvez pas les tuer autrement ? fis-je en fixant les corps désarticulés.

— Négatif. Je tue toujours de façon absolument optimale selon les probabilités de réussite.

La structure tanguait et j'avais déjà la nausée. Mais peut-être n'était-ce pas le mal de mer. X6 me fit signe d'arrêter de bouger. Il hocha la tête plusieurs fois. Il était difficile de savoir ce qu'il pensait puisqu'il portait toujours ses lunettes de soleil et que son visage ne semblait pas capable de produire la moindre expression.

J'attendis. Je n'étais définitivement pas la personne chargée de cette mission. Le chasseur devait même probablement penser que j'étais un sacré encombrement. Un genre de stagiaire à qui on ne peut même pas demander d'aller faire du café.

— Ils sont treize, dit-il en se rendant invisible.

Merde. Il fila tout en haut - du moins, c'est ce que je supposai. Qu'est-ce que je devais faire ? Bon sang. Je tins fortement mon nouveau fusil entre mes mains et partis à sa suite. Mais bien sûr, c'était trop tard. Je ne sais pas comment X6 avait réussi à faire exploser la pièce, les pillards, les crânes et les membres, mais il l'avait fait.

J'avais définitivement la nausée.

— La voie est libre.

— J'ai vu. Où est Gabriel ?

— B5-92 est retranché dans une cabane en haut de Libertalia.

— J'ai compris, soupirai-je. Il est là-haut ? demandai-je en pointant l'escalier.

— Affirmatif. Père m'a demandé de vous donner son code de rappel. Le voici : "B5-92, initialisation de la réinitialisation d'origine", suivi de l'autorisation "gamma-7-1-epsilon".

Attendez une minute.

— Son code de rappel ? balbutiai-je pour gagner du temps.

C'était une question stupide. Ce code n'était pas destiné à mettre en veille Gabriel le temps de le ramener à l'Institut. Cette commande allait tout simplement dynamiter son identité comme s'il n'avait jamais existé.

Je ne savais même pas si c'était mieux que la mort.

— L'ordre de rappel facilitera son rapport à l'Institut. Nous y allons à votre signal, fit X6.

Si Gabriel était bien un pillard, j'aurais pu le tuer par hasard en voulant me défendre. Ce type et ses sbires avaient tué des dizaines de personnes ; sans doute. Sans doute.

J'aurais pu le tuer par hasard. Jamais je n'aurais su qu'il était en fait un synthétique échappé.

— On ne peut pas le tuer, tout simplement ?

— Tuer matricule B5-92 voudrait dire détruire du matériel appartenant à l'Institut. L'utilisation du code de rappel est la meilleure solution.

— Et vous ne pouvez pas le faire, vous ?

— Négatif. Mes ordres sont de vous laisser réinitialiser Gabriel, sauf si vous veniez à mourir pendant la mission.

C'était un putain de test.

— Allons-y, dis-je dans un souffle.

Nous montâmes l'un dernier l'autre l'échelle qui menait au toit. Gabriel n'était pas retranché du tout. Il nous attendait.

— Tiens. Vous êtes arrivés au sommet. Comme moi ! Ha ha. Bon. Qu'est-ce que voulez, l'Institut ? Vous venez voler mes affaires ?

Il cracha au sol. Il n'avait absolument aucune idée de ce qu'il allait se passer.

— Gabriel, tentai-je. Vous n'êtes pas celui que vous pensez. Vous êtes un synthétique. Je... Nous sommes là pour vous ramener. Pour vous ramener à la maison.

— Un synthétique ? Qu'est-ce que tu dis comme merde, toi ? Je me souviens de toute ma vie. Je me souviens de mes parents. Arrête tes conneries !

Il fit quelques pas en avant, son flingue pointé devant lui. X6-88 ne fit rien. 

— B5-92. Initialisation de la réinitialisation d'origine. Autorisation... Gamma 7-1 epsilon, fis-je à voix basse. 

Gabriel s'éteignit exactement comme l'enfant Shaun dans la cage de verre.


*


— Vous n'imaginez pas comme je suis heureux.

Père se retourna face à la baie vitrée, en frottant ses mains l'une contre l'autre.

— Je sais que ce n'était pas une tâche facile. Mais vous avez réussi. Je suis... Très impressionné.

Quelle situation affreuse. Je n'avais rien fait de difficile. Oh, si, bien sûr. Mais pas comme ça.

— Vous savez, dit Père en faisant les cent pas. Un synthétique n'est pas plus mauvais qu'une arme à feu. Quand quelqu'un meurt d'une balle... On ne blâme pas celui qui a fabriqué le pistolet, n'est-ce pas ? On blâme celui qui a appuyé sur la gâchette. Qui a appuyé sur la gâchette de ce synthétique, à votre avis ? Qui a appuyé sur la gâchette de Gabriel ?

Je déglutis. Père n'avait jamais mentionné le Réseau en ma présence. Il usait à nouveau de sa technique de l'interrogation surprise ; poser des questions rhétoriques dans l'espoir de me délier la langue.

"Comme vous le savez, Père a accordé un accès complet aux dossiers de l'Institut à la personne récemment arrivée. Cela comprend l'intégralité du BRS. Bien que nous devions respecter les souhaits de Père en la matière, il nous faut également rester vigilants.

Évitons d'aborder les sujets sensibles, notamment l'enquête en cours sur les synthétiques de troisième génération. Dans un monde idéal, le Réseau du Rail n'aura eu aucun impact sur notre hôte, mais nous ne vivons pas dans un monde idéal."

Justin Ayo n'était pas idiot mais je savais que Père ne l'était pas non plus - après tout, il possédait la moitié de mon patrimoine génétique. Mais au-delà de ça ; il m'avait trop testée.

Les terminaux du BRS ne contenaient aucune information sur Patriote. Absolument aucune. Aucun soupçon. Les petits soldats de Père enquêtaient bien sur ces fuites, mais Liam savait ce qu'il faisait. Il était évident qu'il savait ce qu'il faisait.

Et si Liam n'était pas dans leur viseur, c'était moi qui devait l'être.

— Le Réseau du Rail, je suppose, dis-je d'une voix blanche.

— Exactement, dit Père en ouvrant les bras. Le Réseau du Rail, en répandant son idéalisme, son complotisme envers l'Institut, entretient la peur et la mort. Mais nous en reparlerons au moment venu. Je voulais simplement m'assurer que vous compreniez bien où est l'ennemi, mère.


*


Depuis combien de temps étais-je ici ? Deux jours ? Trois ? Les lumières de l'Institut ne s'éteignaient jamais.

Il fallait que je retrouve Patriote.

Je me sentais surveillée même dans l'atrium. Le prétexte de déjeuner dans la cafétéria était parfait. Mon repas en main, je m'assis à une table à l'extérieur. J'étais tout près de la fontaine. C'est bien ce qu'avait dit Patriote : surveillez la fontaine.

J'attendis plusieurs heures. Je commençais à m'inquiéter. Je ne pensais pas que Patriote aurait pu se faire démasquer, mais voilà que je doutais à nouveau. Il fallait que je réfléchisse. Où avait-il dit qu'il bossait ? Il ne m'avait rien dit. C'était un gosse, il ne bossait sûrement pas.

J'attendais depuis trop longtemps. Je n'avais plus rien à faire à cette table. Et j'étais presque persuadée que c'était la deuxième fois que ce chasseur passait devant moi.

La porte de ma chambre n'était pas fermée. Elle était juste poussée. Quelqu'un était entré ici. Bon sang. Mon sac était à l'intérieur. J'avais laissé comme une idiote mon sac à l'intérieur. Si un envoyé de Père avait fouillé dans mes affaires, qu'est-ce qu'il aurait pu y voir ? Le livre. Et s'ils remontaient jusqu'à Nick ? Et si Père apprenait son existence, et... ? Bon sang.

— Bordel, c'est toi, sifflai-je en verrouillant la porte.

— Désolé. Je vous ai fait peur.

— Ça faisait deux heures que je t'attendais dans l'atrium.

— Je sais, dit Liam en se relevant du lit. Mais vous étiez surveillée. Alors je vous ai attendue ici.

Je passais mes mains sur mon visage. Bordel de merde.

— Et ici, on n'est pas surveillé ? chuchotai-je en jetant des regards nerveux en direction du plafond.

— Non. Je ne crois pas, en tout cas, dit calmement Patriote.

— Et si quelqu'un rentre ?

— Vous avez fermé la porte.

— Ah. Oui.

Liam sourit ; il devait peut-être se dire que les radiations avaient grignoté mes capacités intellectuelles.

— J'ai vu dans les mémos que vous êtes allée récupérer un synthétique en fuite pour père. Je me souviens de B5-92, reprit-il. Mais je comprends pourquoi vous avez fait ça, ajouta-t-il avant que je ne puisse dire quoi que ce soit. Vous devez gagner la confiance de Père.

— Je ne suis pas sûre que ça soit possible, marmonnai-je.

— Vous avez pu accéder aux fichiers du BRS ?

— Oui. Je n'ai rien vu sur toi. Il n'y avait pas grand chose, d'ailleurs.

— Dans ce cas, je vais essayer d'entrer en contact avec Tom.

Je me laissai tomber sur le lit. Les choses s'accélèraient.

— Vous avez l'air un peu triste, dit Patriote.

— Un peu, fis-je sans le regarder. Mes amis me manquent. Ma maison me manque. J'ai peur. Avant, j'avais peur de mourir sans avoir pu voir mon fils. Maintenant...

Je soupirai. Maintenant quoi ?

— Maintenant, j'ai peur de mourir sans avoir revu mes amis.

Et j'ai peur de mourir avant de lui avoir tout dit.

— C'est comment, là-haut ?

— Tu n'es jamais sorti ? Jamais, jamais ?

— Jamais. C'est interdit. Enfin, c'est autorisé, dit-il avec un léger rire. Mais c'est un aller simple.

— C'est particulier. J'ai connu les deux mondes. Celui qui ressemble, vaguement, à l'Institut, et celui qu'il y a à la surface désormais. Au début, fis-je en m'adossant contre le mur, c'est... C'est terrifiant. C'est la pire chose qui n'ait jamais existé. Il n'y a plus grand-chose, tu comprends ? Il y a beaucoup de souvenirs, mais c'est un monde de mort. Et puis, petit à petit... Ce qu'on pensait important finit par être bien accessoire. On trouve son chemin. On s'y fait. On voit la beauté là où il n'y en a plus. En fait, je crois que c'est ça. Il y a ceux qui deviendront mauvais. Et il y a ceux qui trouvent la beauté dans ce qu'il reste.


*

— Vous savez, de toutes ces années, jamais je n'avais fait un pas en dehors de l'Institut. Jamais. Depuis le jour où j'ai été amené ici... Jusqu'à maintenant. Je n'avais jamais eu de raison.

Le vent balaya mes cheveux. Depuis le toit du C.I.T., on voyait presque tout Boston. Père avait voulu faire preuve de bonne foi : aller voir la surface de ses propres yeux, pour se faire sa propre idée. La mise en scène était finement rodée : il faisait un pas dans mon monde en échange du pas que j'avais fait dans le sien. Et pour une fois, nos points de vues se rejoignaient : il était tout aussi dégoûté du Commonwealth que je l'étais de l'Institut.

— Et de voir tout ça... Ça ne fait que confirmer ce que j'ai toujours su. Le Commonwealth est mort. Il n'y a aucun futur pour ce monde, dit Père avec gravité. Le seul espoir de l'humanité est en dessous de nous.

— Vous ne pouvez pas juger ce qu'il reste du monde seulement en regardant ces ruines.

— Je pense que ça me donne une idée suffisante, si, soupira Père. Tout cela me rappelle la chance que j'ai eu, de ne pas avoir à vivre dans ces terres désolées. L'Institut ne m'as pas kidnappé. Il m'a sauvé. Et vous aussi, par la même occasion, dit-il en acquiesçant. Il est temps pour vous de prendre une place plus importante à mes côtés.

Il laissa passer quelques instants. J'étais restée quelques mètres en arrière, bloquée sur le mot sauvé.

— J'ai prévenu les chefs de toutes les divisions. J'aimerais que vous preniez place avec nous autour de la table lors de notre prochaine assemblée. Que vous participez, activement, au futur de l'Institut. Vous avez vécu ici. Vous avez connu...

Il montra de la main la grande étendue qui nous faisait face.

— Vous avez connu la réalité de la surface. Vous avez sûrement un point de vue intéressant. Je suis prêt à vous écouter. Sur tous les sujets.

— Bien, fis-je en regardant au loin.

Père sourit ; pour la première fois, c'était un vrai sourire.

— J'étais vraiment curieux, vous savez. Est-ce que vous alliez devenir corrompue par le Commonwealth, comme tout le reste ? Alliez-vous réussir à trouver l'Institut, alliez-vous réussir à survivre...

Il me prit les mains et les serra.

— Mais la vraie question, finalement, reprit-il, c'était de savoir si, après tout ce temps, vous alliez essayer de me trouver, moi, votre fils. Au fond, c'est probablement la seule raison pour laquelle j'ai ordonné l'interruption de votre cryostase. 

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