Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 33 : Morituri te salutant

Chapitre final

4958 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 04/06/2024 22:05

"Ici le Réseau du Rail. Nous avons bien reçu votre message."

Les lettres s'affichèrent, une par une, sur l'écran, avant de disparaître. Liam ne lésinait jamais sur la sécurité. Les mots s'envolaient aussi vite qu'ils étaient arrivés.

— Il faut s'assurer que ça soit bien eux, dit-il après un cri de joie. On ne sait jamais. Je n'étais jamais allé aussi loin dans Trinity...

Il tapa sur le terminal "Ici Patriote et Prof", puis se retourna vers moi.

— Ah. Oui. Demande leurs noms de code, fis-je à voix basse.

"Veuillez décliner vos identités", écrit-il.

Nous attendîmes en silence. La planque de Patriote était normalement parfaitement sécurisée. Ce n'était pas vraiment une planque, d'ailleurs. Plutôt une chambre qui était rapidement devenue son QG.

Ce qui n'empêchait pas d'être prudent. Ne jamais en sortir au même moment. Toujours avoir une bonne raison qui expliquerait pourquoi j'étais aussi proche du quartier résidentiel de la BioScience. Ne jamais parler trop fort. Et ne jamais se parler en dehors du QG.

L'écran du terminal s'illumina à nouveau.

"Ici Desdemona, Deacon, Tom, Vérité et Asimov. Heureux de savoir que Prof s'en est tirée. A vous".

— C'est eux. C'est bien eux, soufflai-je.

Je fixai les mots, ils devinrent flous, ils disparurent, ils n'en restaient plus que cette empreinte lumineuse dans ma rétine.

Ils m'avaient attendue. Ils n'avaient pas abandonné.

Ils m'avaient attendue.

— J'ai votre feu vert pour leur annoncer ce que nous avons prévu ? demanda Patriote.

— Oui. Oui, bien sûr.

Il fallait faire vite. Nous étions au milieu de Trinity comme un virus. Une nouvelle erreur de la matrice. Patriote m'avait assuré que tout était crypté par je ne sais quel moyen, que rien ne restait sur le serveur plus de quelques secondes. Je ne pouvais m'empêcher de penser à ce qu'il se passerait si le BRS tombait sur nos échanges.

— Il faut rester vague, ajoutai-je soudainement. N'en dit pas trop.

— Allez-y, alors, dit-il en se décalant pour me laisser la place sur le terminal. Vous saurez trouver les bons mots.

Trouver les bons mots. Il était toujours question de trouver les bons mots, n'est-ce pas ? Mes doigts frôlèrent le clavier. Ça y est, je savais.

"Nous avons un plan pour continuer les actions de Patriote. Avons besoin d'un mot de passe administrateur d'avant-guerre. Il se trouve là où Poe et Prof ont perdu le signal du plus grand ennemi."

L'idée était simple. Tout en haut de l'Institut, d'anciens tunnels communiquaient encore avec la surface.

Ces tunnels avaient été fermés hermétiquement le jour où les bombes étaient tombées. Ils n'avaient jamais été rouverts depuis. Et leur ouverture était contrôlée par un système de sécurité presque infaillible. Sauf si nous mettions la main sur le mot de passe qui avait servi à sceller les portes, deux cents ans plus tôt.

Mot de passe qui n'avait probablement jamais bougé des ruines du C.I.T., juste au-dessus de nous.

"Compris. Nous allons envoyer une équipe dans la zone."

Patriote me tapa dans la main. Il se remit à écrire sur le clavier du terminal.

"Reçu. Nous réouvrirons ce canal de communication à intervalles réguliers. Patriote et Prof, terminé."

— Parfait, chuchotai-je.

Si Liam menait à bien sa mission, nous allions pouvoir faire sortir des dizaines de synthétiques de l'Institut. Mais surtout, surtout, j'allais retrouver la surface. Les cartes n'étaient plus dans mes mains. Je n'avais plus qu'à continuer de jouer le jeu auprès de Père.

Et je savais ce qu'il voulait.

Tout était clair à l'instant où j'avais entendu le nom de code que m'avait donné Père auprès de X6-88.

Je n'avais aucun doute sur le fait que je n'avais pas encore toute sa confiance. C'était évident ; j'étais une variable imprévisible. J'étais aussi sale et irradiée que la surface.

Mais j'étais sa mère. Il ne pouvait imaginer personne d'autre pour prendre sa suite, pour régner sur ce qu'il avait construit. Les liens du sang, ceux de la génétique, son ADN, son ADN si pur.

J'étais son dernier recours. J'étais aussi le seul qu'il ait jamais imaginé.

Liam éteignit son terminal et prit une inspiration. Lourde de sens.

— Tout va bien se passer, hein ? demanda-t-il, comme pour se rassurer lui-même. Ils vont trouver le mot de passe, et... J'espère que nous n'aurons pas à recourir à la violence. Ça ne sera pas le cas, n'est-ce pas ?

Il y avait une inquiétude sourde dans ses yeux bleus et cernés, un certain déni, même.

— Je vois mal comment nous allons pouvoir éviter de nous battre, Liam. J'aimerais que ça ne soit pas le cas, crois-moi. Mais il faut se préparer à cette éventualité. Toi, moi, et ceux qu'on va faire sortir d'ici.

— Je... Je n'y avais pas...

Il secoua la tête. Il semblait terrifié, maintenant. Que pouvait-il bien imaginer ? Je n'arrivais pas à concevoir le fait qu'il n'avait jamais vu la moindre violence ici, même si, comme lui, j'avais passé presque trente ans sans me battre non plus.

En fin de compte, la violence fait partie de ces choses pour lesquelles peu de temps suffit pour en prendre l'habitude.

— J'ai entendu des choses, sur le Réseau. Que vous êtes des extrémistes. Que rien ne vous arrête, si c'est pour sauver des synthétiques. Je ne dis pas que je n'admire pas le travail que vous avez fait, mais...

— Je pense que pour Desdemona, la fin justifie les moyens.

— Et vous, qu'est-ce que vous pensez de ça ?

— Que c'est une opération délicate et qu'il faut en tenir compte, fis-je en regardant dans le vide.

— Je vous le dis tout de suite, dit Liam en se levant. Je ne tolérerais pas que vous fassiez de cette mission une affaire personnelle. Même si c'est pour le plus grand bien.

Il n'avait plus peur. Il avait l'air, au contraire, très adulte cette fois. Absolument sûr de lui. C'était presque une menace ; à demi-mot, soufflée comme ça, sans prétention.

Il n'avait pas tout à fait tort de ne pas me faire confiance.

Moi-même je ne maîtrisais pas toute l'étendue de ma colère depuis que Père m'avait avoué m'avoir fait sortir de l'Abri comme si je n'étais qu'un simple sujet d'expérience.


*


Plus que quelques heures. Je n'avais plus que quelques heures à jouer mon rôle de pauvre rescapée de la surface ayant finalement retrouvé son fils. Mon rôle de Mère, qui n'avait qu'une seule envie, celle de rester cachée à jamais dans l'Institut et de prendre sa tête le jour où Père viendrait à mourir.

S'il savait.

Je n'avais plus que quelques heures à tenir ici. Mon sac était prêt ; quand le signal serait donné, je n'aurais qu'à courir vers la sortie. Tout était prêt. Patriote n'avait aucun doute sur la réussite de cette opération, et moi non plus.

J'allais enfin rentrer à la maison.

Quelqu'un frappa à la porte. C'était sans doute Père. Je laissai passer quelques secondes, pour me plonger dans mon rôle, pour chasser le dégoût et le remplacer parce ce que j'étais censée ressentir ; fierté, amour. Obligeance.

Je refermai le livre. Je me levai, le rangeai. J'ouvris la porte en souriant.

— Mère. Êtes-vous prête ?

— Je suis prête, Shaun.

Je m'étais entraînée. Je m'étais entraînée à le regarder dans mon esprit et à former les lettres de son prénom sur l'image que je voyais.

— Venez avec moi, je vous prie, dit-il en me tendant son bras. C'est un grand moment.

— J'attends ça depuis longtemps.

Soit nous étions en retard, soit Père avait prié Justin Ayo et les autres scientifiques de venir en avance. Peut-être que c'était un effet de style. En tout cas, ça avait fonctionné. De me voir arriver ainsi dans la pièce, au bras de Père, semblait avoir rendu le silence encore plus silencieux.

— Bien, bien... dit Père en se plaçant au bout de la table. Il est temps de commencer.

— Père. Pardonnez-moi, mais que fait-elle ici ?

Oh, tu ne perds vraiment pas de temps, Ayo.

— J'y viendrai, répondit très calmement Père. Nous avons d'autres sujets à aborder au préalable. Les problèmes dans le Commonwealth ne cessent d'augmenter, comme nous le savons tous. Allie, un mot à cet effet ?

— Tous les secteurs de l'Institut sont tout à fait sécurisés, répondit la femme du nom d'Allie. Nous avons... Nous avons néanmoins repéré une faille majeure.

Elle me regarda malgré elle. Je me passai une main sur la nuque. Ma peau était moite.

— A part ça, reprit Allie, tout est parfaitement opérationnel. Le docteur Ayo surveille ce qu'il se passe à la surface.

— Euh, oui, marmonna Ayo en me jetant à son tour un regard en coin. La surveillance n'a démontré aucune menace supplémentaire, à part celle précédemment identifiée. Nous gardons toujours un œil autour de Fort Independance, mais rien ne suggère que nous devrions nous en inquiéter. Le Réseau du Rail est toujours actif et de plus en plus ambitieux. Le BRS ne lâche rien.

— Très bien. Merci, répondit Père. La sécurité doit rester notre préoccupation principale. Quelle est l'avancée de la phase trois ?

Je me rendis compte que mon rôle était en train de fondre comme neige au soleil et tâchai de reprendre consistance et de remettre ce sourire vide sur mon visage.

— Êtes-vous sûr que c'est un moment adéquat pour discuter de ceci ? demanda une femme à l'autre bout de la table. En considérant... Les personnes présentes ici ce soir ?

— Ah, oui... fit Père en secouant la tête.

Il se leva.

— Puisque vous pressez les choses, il est temps de parler de ce pour quoi je vous ai réunis ici. De pourquoi ma propre mère est ici, avec nous, ce soir.

— Père, je ne suis pas sûr que... commença un autre homme.

— Il est temps, docteur Holdren. S'il vous plaît. Comme certains d'entre vous le savent, le docteur Volkert s'occupe de moi depuis quelque temps.

Il balaya la pièce du regard. Comme pour s'ancrer quelque part.

— Pardonnez-moi. Ce n'est pas simple, dit-il avec un soupir. Les meilleurs efforts n'ont servi à rien. Tous les traitements expérimentaux ont échoué. Je...

Et le sol trembla. Une toute petite secousse de rien du tout. C'était un minuscule tremblement, presque une vibration, mais jamais l'Institut n'avait tremblé. Père regarda autour de lui, interrogeant du regard ses scientifiques, qui répondirent par une tête qui se secoue ou par un imperceptible haussement d'épaule.

Il était trop tôt pour que ce tremblement ait été le signal du commencement de notre mission. Cette nuit, ça voulait dire cette nuit.

Ce n'était peut-être rien.

Père secoua la tête, pour balayer ce qu'il venait de se passer comme il avait balayé la pièce de ses yeux. Il prit une inspiration, lourde de peine, et reprit :

— Je suis désolé d'avoir à vous dire, à tous, que je suis mourant.

Des exclamations horrifiées remplirent la pièce.

— Silence, je vous prie, lança Père d'une voix forte. Je suis navré. J'aurais aimé vous l'annoncer dans d'autres circonstances... Mais nous manquons de temps.

— Vous êtes mourant ? répéta le docteur Allie dans un souffle brisé.

— J'en ai bien peur, dit Père. Une forme très agressive de cancer. Nous avons tout essayé. Mais ne perdons pas de temps sur ce sujet, voulez-vous... Le futur de l'Institut est en jeu.

Il laissa planer sa phrase ; il fallait percevoir ce trou laissé par le silence. C'était solennel, grave, avec ce parfait dosage qu'ont les grands discours. Il prit une inspiration, et reprit :

— L'Institut ne peut pas survivre sans quelqu'un à sa tête. C'est pour ça que...

Le sol trembla à nouveau, et ce n'était plus une simple petite secousse. Un énorme bruit sourd résonna dans les murs de l'Institut. Puis un autre, encore plus fort. Et encore un autre, comme si quelque chose venait d'exploser au-dessus de nous.

Une alarme se mit à hurler. Les scientifiques se levèrent lentement, en jetant des regards autour d'eux. Si on oubliait l'alarme et l'explosion, rien ne semblait perturber le calme de l'Institut.

Mais il était impossible d'oublier cette alarme et cette explosion. 

— Que se passe-t-il ? demandai-je à Père.

Ayo se pencha par-dessus la balustrade pour regarder dans l'atrium.

— Les chasseurs sont en train de bouger, dit-il entre ses dents. Il se passe quelque chose.

— Qui se trouve au BRS ? demanda Père.

— Alana, répondit froidement Ayo, sans cesser de suivre des yeux les chasseurs.

Ça ne pouvait pas être Patriote. Ni le Réseau. Pas maintenant. Pas comme ça, sans que je sois prête.

Une nouvelle explosion retentit.

— Retournez dans vos quartiers, dit Père en regardant les autres scientifiques. Verrouillez les issues. N'en sortez sous aucun prétexte.

Avant que personne ne puisse faire quoi que ce soit, il y eut les premiers cris, les premiers bruits de tir.

Une femme rentra en trombe dans la pièce.

— Alana. Que se passe-t-il ? demanda calmement Père.

Elle se tenait la poitrine, à bout de souffle, la terreur déformait ses traits.

— C'est la Confrérie, réussit-elle à articuler. Ils ont pénétré dans le secteur de BioScience. Ils sont en train de massacrer tout le monde.

Il y eut quelques secondes de silence pendant lesquelles les mots d'Alana firent leur chemin, puis les scientifiques se mirent à crier, à courir en tous sens avant de sortir de la pièce où nous étions.

Dans l'atrium, le silence aussi s'envola, remplacé peu à peu par des bruits de tirs, par des heurts, par d'affreux hurlements.

— Mère, dit Père en m'attrapant les mains. Il faut vous protéger à tout prix.

Je ne fis pas le moindre geste. Je me perdis dans les yeux de Shaun.

Je me demandais s'il aimait les livres. S'il aimait la poésie. S'il avait été un petit garçon calme et posé, ou plutôt turbulent.

— Dans vos quartiers, j'ai fait installer une trappe, sous le lit. Elle mène à une salle sécurisée. Personne ne vous trouvera là-bas.

Je me demandais quel homme il aurait été, s'il n'avait pas été pris par l'Institut.

— Et toi, Shaun ?

Il regarda sur le côté.

— Le capitaine n'abandonne pas le navire. Il coule avec lui. Ne dites rien. Je suis condamné. Je ne me cacherai pas.

Pour la première fois, il y avait des larmes dans sa voix. Il y avait du vrai, de l'émotion, de l'humanité, il y avait un peu de Nate et un peu de moi.

Pour la première fois, j'avais bien mon fils en face de moi.

— Je suis heureux de vous avoir rencontrée, dit-il en passant une main sur ma joue.

— Moi aussi, soufflai-je.

Et pour la première fois, ce n'était pas un mensonge.


Je courus sans m'arrêter. Mon cerveau n'arrivait plus à aligner deux pensées cohérentes. Je ne pouvais pas descendre : la Confrérie était en train de prendre l'atrium. Mes quartiers étaient beaucoup trop loin. Il fallait bien que je les atteigne si je voulais me cacher. Bordel de merde, j'allais mourir aux mains de la Confrérie de l'Acier, sans même savoir ce qu'ils cherchaient ici.

Je descendis un étage. Le combat battait son plein, dans l'atrium. Je n'avais que mon Libérateur sur moi. Ces types portaient des armures assistées. Des putain d'armures assistées à l'épreuve des balles.

Et j'étais habillée comme un chasseur de l'Institut. Ils seront bien surpris de voir à quel point je serais facile à abattre.

Je ne pouvais pas non plus prendre l'ascenseur. Puisqu'il était en verre. Des bruits de pas retentirent juste en dessous de moi, suivis du bruit caractéristique d'un chasseur qui file à toute allure. Il fallait que je me cache. Maintenant. Là. Un placard. Un putain de placard à balai.

Probablement pas à balai ; c'était l'Institut, après tout. J'ouvris les portes, me glissai à l'intérieur, refermai le placard derrière-moi, et m'allongeai au sol.

— Attention, Paladin ! Chasseur en approche !

— Prêt à engager l'assaut !

— Votre attaque sur l'Institut ne sera pas tolérée.

— Pour la Confrérie !

Je me couvris les oreilles. L'alarme qui ne cessait de sonner, l'assourdissement provoqué par les tours des miniguns, les balles qui rebondissaient sur les armures, les bruits de coups, les corps qui se déchirent.

La terrible musique d'une danse macabre.

— Lucia ! Non !

Il y eut un grand bang, puis des cris déchirés, avant que les tirs ne reprennent.

— Nous n'avons pas le temps pour ça, Paladin, cria une voix par-dessus le boucan. Laissez-la. Il faut trouver le réacteur.

— A vos ordres. Ad Victoriam !

Les pas se dispersèrent. Il n'y eut plus que l'alarme. Peut-être que ce placard était une bonne cachette. Peut-être que je pourrais rester là jusqu'à demain. Jusqu'à la fin.

Pourquoi avaient-ils besoin d'accéder au réacteur de l'Institut ?

Putain de bordel de merde.

Je sortis immédiatement de ma cachette. Dans le couloir, il y avait une mare de sang, des corps de synthétiques, celui de X6-88, et une femme de la Confrérie. Son casque était détruit et son crâne, brisé.

Je ne réfléchis pas plus longtemps. Cette armure était ma seule chance de salut.

— Allez, allez, allez, marmonnai-je en essayant de déverrouiller chaque charnière.

Je finis par trouver un bouton qui ouvrit l'armure comme une coquille. J'en sortis le corps de Lucia et le déposai dans le placard.

— Morituri te salutant, soufflai-je en refermant les portes.

Cette armure me faisait grandir de plusieurs dizaines de centimètres. Elle accompagnait chacun de mes gestes, en décuplait ma force, mais c'était comme si elle avait également la finesse de me permettre de faire des actions minutieuses. Zeke, t'as vu ça ?

Je n'avais rien pour cacher mon visage. Tant pis. Il fallait bien que ça fonctionne. Je ramassai son arme ; un immense lance-flammes qui me parut aussi léger que si ça avait été un bête pistolet, et me remit à courir.

Je dévalai les étages. Il n'y avait plus que des corps. Des corps de chasseurs, des corps de synthétiques, des corps de civils qui étaient juste là au mauvais endroit au mauvais moment.

— Où allez-vous, Chevalier ? me héla un type en armure alors que je passai devant lui.

— Je vous retrouve au réacteur ! fis-je sans m'arrêter de courir. A-Ad Victoriam ! ajoutai-je précipitamment.

Faites que ça passe.

J'ouvris la porte de mes quartiers d'un coup de pied, attrapai mon sac aussitôt, et fonçai vers le relais moléculaire.

Je ne pouvais toujours pas prendre l'ascenseur. Les escaliers suffiraient. Si j'arrivais assez tôt.

Patriote était là. Accompagné d'une dizaine de synthétiques, dans l'ombre d'un couloir.

— Patriote. Oh bon sang, tu es là, articulai-je à bout de souffle. Il faut que tu partes. Avec les synthétiques. Ouvre le tunnel, maintenant. Ils vont faire sauter tout l'Institut.

Il ne bougea pas.

— Liam ? Il faut y aller. Je vais prendre le relais, mais vous, partez par le tunnel.

— Vous êtes avec eux, dit-il alors d'une voix blanche.

— Quoi ? Je...

Je baissai la tête et regardai l'armure assistée.

— Ce n'est pas... Liam, non. Je devais...

— Vous êtes avec eux depuis le début.

— Ce n'est pas ce que tu crois, Liam, m'exclamai-je, soudain au bord des larmes. Je l'ai prise, je... Je ne suis pas avec eux.

— Vous ne pouviez pas vous empêcher d'emporter tout le monde dans votre chute, souffla Liam avant de faire un signe aux synthétiques et de partir vers les tunnels.

— LIAM ! hurlai-je. LIAM !

Il ne se retourna pas. J'hésitai. Les suivre ou faire volte-face et aller au relais. Avec un sanglot, je fis volte-face.

Au centre du relais, là où j'étais arrivée il y a des jours, à cet endroit-même où j'étais persuadée que j'allais droit vers la mort, j'activai la séquence de téléportation.

Cette fois, j'allais droit vers la vie.


*


Flash.

Je rouvris les yeux devant Old North Church.

Je tombai à genoux et me mit à rire. J'étais à la surface. J'étais rentrée à la maison.

Tout allait bien. 

Je sortis de l'armure, jetai le lance-flammes par-dessus, ouvrit la porte de l'église. Il fallait que je prévienne le Réseau, il fallait se préparer à récupérer les synthétiques et Liam.

Je lui expliquerai plus tard que tout ça n'était qu'un grand malentendu. Ce n'était pas le plus important. Le Réseau était en danger. La Confrérie ne s'arrêterait pas à faire sauter l'Institut.

J'allais tous les retrouver. Oh, bon sang, j'allais tous les retrouver ; les larmes coulaient déjà sur mes joues. 

Je passai par le trou, là où, des semaines plus tôt, nous avions cherché pendant une heure le mot de passe avec Piper, je souris à ce souvenir, le passage était déjà ouvert ; peut-être m'attendaient-ils, tous.

— C'est moi ! C'est Prof ! criai-je, au milieu de mes larmes et des tremblements de ma voix, de tous mes membres, en passant la porte du QG.

Je dévalai les quelques marches de pierre, comme les dernières secondes avant de retrouver ceux que j'aimais, avant de retrouver la famille que j'avais choisie.

J'avais survécu seulement parce qu'ils faisaient partie de ma vie.

— C'est moi, fis-je juste avant la dernière marche. C'est Prof.

Personne ne vint. Personne ne vint me retrouver. Le QG était vide. Non. Pas seulement vide.

Le matériel avait été mis sens dessus dessous. Les terminaux, brisés. Je fis un pas dans la pièce en sentant le sol s'ouvrir sous mes pieds et ma conscience se fracturer.

Il y avait un tas de corps, auquel on avait mis le feu.

— Non.

Je fis un autre pas. Je tanguais. J'étais sous l'eau. J'étouffais, je suffoquais, la vie s'échappait par mes yeux qui regardaient la mort en face.

— Non, répétai-je en tombant à genoux.

Je ne pouvais pas être arrivée trop tard. Ce n'était pas possible. Ce n'était tout simplement pas possible. Le Réseau avait subi une attaque et c'étaient les corps de leurs adversaires que je voyais là. Ils s'étaient enfuis ; c'était ça, ils s'étaient tout simplement enfuis. Ils étaient ailleurs, je ne sais pas, à Diamond City, à Goodneighbor, en sécurité, quelque part, en train de m'attendre, puisqu'ils ne pouvaient pas ne pas m'attendre, n'est-ce pas ?

Je suffoquais. Il fallait que je sache. Mes pensées semblaient plonger dans un grand gouffre plein de souvenirs. Ils étaient morts sans que j'ai pu tout leur dire. Je n'avais pas pu leur dire au revoir. Non.

Je mis les mains dans le charnier. Il fallait que je sache. Il y avait dans ma vision déformée par les larmes quelque chose d'horrible, quelque chose que je refusais de voir.

J'étais dans un rêve. Il n'y avait pas d'autre explication possible. Ce n'était pas vrai. Tout cela n'était pas vrai. Je reconnus l'armure de Glory. Elle était faite d'acier ; elle n'avait pas brûlé.

Ils s'étaient enfuis. Et peut-être Glory avait péri dans la bataille. Il fallait que je sache. Il n'y avait pas que l'armure de métal de Glory qui ne pouvait pas brûler. Ces lunettes fondues ressemblaient étrangement à celles de Deacon, mais peut-être que Deacon avait péri lui aussi dans la bataille avant que les autres ne puissent s'enfuir.

Je n'en avais que faire, de Deacon et de Glory. Ce n'était pas grave.

Il y avait bien pire ailleurs.

Cette casquette brûlée ressemblait étrangement à celle de Piper.

Et, tout au fond du charnier, il y avait.

— Non.

Je secouai la tête. Réveille-toi, bon sang. Réveille-toi. Sors de là. Va les retrouver.

J'attrapai les pièces mécaniques, sur lesquelles il n'y avait plus rien d'autre que de la suie.

J'étais arrivée trop tard. Ils étaient tous morts. Tous, sans exception. Ce devait être Tom. Et ça, Desdemona. Et puis, ce corps était celui de Piper.

Et puis, ces pièces. Non. Bien sûr que si.

J'étais arrivée trop tard. La Confrérie les avait trouvés avant moi. Je sortis du QG en hurlant comme si ma raison s'était volatilisée, comme si il n'y avait plus de place pour autre chose que le plus déchirant des désespoirs.

J'étais arrivée trop tard. J'avais voulu sauver mon fils et je ne l'avais même pas sauvé. J'avais mené tout le monde à la mort. Je n'avais plus rien. Plus rien. Ce n'était pas vrai. Ce n'était pas possible. Et pourtant ça l'était. Il n'y avait pas de doute. Je savais ce que j'avais vu.

Peut-être avais-je mal vu. Il fallait que j'y retourne pour vérifier.

La réalité me frappa une seconde fois dans la plus abominable de ses atrocités. C'était Piper, Nick et tous les autres, peut-être même que ce tas de cendres était Canigou. Canigou était mort aussi.

Ils étaient tous morts.

Peut-être que. Non. Non. Ils étaient tous morts. Ou peut-être étaient-ils à Diamond City, en sécurité, ou au Red Rocket, il fallait que j'aille voir au Red Rocket, ils m'attendaient peut-être là-bas, après tout, comment pouvais-je en être sûre ?

Ils ne pouvaient pas être morts. Ils n'avaient pas le droit de mourir. Ils n'avaient pas le droit de me laisser toute seule. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire sans vous, bordel de merde ?

Qu'est-ce que je vais faire ? Comment avez-vous osé mourir alors que je suis toujours en vie ?

Il tombait des trombes d'eau, dehors, ou alors était-ce mon imagination. Je m'allongeai sur le bitume, ou peut-être était-ce mon imagination.

Je tombais dans un grand trou. L'eau ruisselait sur mes yeux, sur mon manteau de chasseur, un grand orage éclata, mais peut-être était-ce dans mon imagination.

Je n'en avais que faire, de l'orage. Il aurait pu me foudroyer sur-le-champ que je n'y aurais pas vu le moindre inconvénient.

L'orage était probablement dans ma tête. Chaque grand fracas était un cri. Chaque goutte de pluie sortait de mes yeux.

J'allais me réveiller demain. Ils seraient tous là, avec moi. Il y aurait peut-être Nate et Shaun, Shaun, mon petit bébé.

J'allais me réveiller demain. Je porterai l'une de mes jolies robes. Nous irons faire une balade au parc de Sanctuary Hills.

J'allais me réveiller demain comme si rien n'avait jamais existé. Comme si les bombes n'étaient jamais tombées. Comme si personne n'était mort.

J'allais me réveiller demain. Tout cela n'était qu'un très mauvais scénario.

Et elle ouvrit les yeux. Fin.

Je ris avant de me remettre à pleurer comme une énième averse.


J'avais peur de mourir avant de lui avoir tout dit mais c'est lui qui était mort. C'est lui qui avait rejoint toutes les fleurs du monde.

Sauf qu'il n'y avait plus de fleurs. Il n'y avait plus rien. La hideur de la surface me frappait, maintenant. Peut-être que Père avait raison. Il n'y avait plus aucun espoir pour l'humanité ici.

Je sortis le Libérateur de ma poche intérieure avant de fourrer le canon dans ma bouche. Je fermai mes yeux ; ils ne me servaient plus à rien, de toute façon, ils n'étaient plus capables de voir autre chose que des horreurs.

Mon index était sur la gâchette. Le froid du métal trempé était comme un dernier baiser sur mes lèvres.

C'était ainsi que tout devait se terminer. J'étais arrivée trop tard. Je n'avais rien accompli. Je n'avais rien changé.

J'avais aimé. Je le savais, que je ne savais faire que ça. Mais l'amour ne sauve personne.

Tout explosa mais ce n'était pas une balle dans ma tête.

Je rouvris les yeux.

Machinalement, je regardai autour de moi, sans savoir à quoi je m'attendais.

Il n'y avait toujours pas de beau temps pour chasser l'orage. 

Il n'y avait toujours pas d'oiseaux pour voleter de branches en branches sur les arbres morts.

Il n'y avait toujours personne dans les ruelles étroites du Commonwealth dévasté.

Des ruines du C.I.T. s'élevait un immense champignon nucléaire.

Le réacteur de l'Institut venait d'imploser. 

Je suivis du regard le grand pyrocumulus qui montait toujours plus haut dans le ciel.

Il n'y eut aucun cri. Aucun bruit, à part ce grand grondement grandissant.

Bientôt reviendrait le silence retentissant de la fin du monde.

Je jetai le Libérateur au loin. Je n'étais même pas fichue de mourir correctement.

Mes cris se mêlèrent à l'orage et au vrombissement de l'explosion.


Il n'y avait toujours personne pour les entendre. 

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