Quand on ne regarde que les étoiles
Le gosse me fit un sourire. Je fis retomber la main qui s'était immédiatement dirigée vers mon arme.
— C'est vous qui avez envoyé le message codé, n'est-ce pas ? demanda-t-il en se balançant légèrement d'avant en arrière. C'est forcément vous.
— Le Réseau du Rail m'a demandé de contacter Patriote. C'est toi ?
— Le Réseau !
Il se mit à sourire d'autant plus fort.
En entendant pour la première fois son nom de code, j'avais imaginé un vieillard aux cheveux gris, mal coupés, à la barbe fournie.
Je m'étais trompée.
— Et ils m'ont donné un nom de code, en plus ? Oh, woah !
Il fit quelques pas, comme pour se remettre de l'information, et releva la tête vers moi :
— Mais comment est-ce que vous avez réussi à faire un truc pareil ? Je n'étais vraiment pas sûr que qui que ce soit à la surface puisse pirater Trinity.
— Trinity ?
— Vous savez. Notre système de sécurité. Le chiffrement est très complexe, il est en plusieurs parties qu'il faut replacer dans le bon ordre pour le déverrouiller.
Il parlait très vite, et le ton de sa voix semblait être fiché sur des montagnes russes. Il montait, il descendait, il ne s'arrêtait jamais de filer à toute vitesse.
— Enfin, je ne vais pas vous embêter avec les détails techniques, ajouta-t-il avec un énième rire. On me dit souvent que je parle trop. Je ne sais pas si je parle tant que ça. C'est incroyable. Dans tous les synthétiques que j'ai envoyés à la surface, j'ai placé une partie du chiffrement de Trinity. Je ne pensais vraiment pas que... Woah.
Je ne répondis rien et allumai une cigarette ; je n'avais pas osé le faire depuis que j'étais arrivée ici et ça me paraissait être le bon moment. Patriote continua sa petite danse, des pas en avant, des pas en arrière, des mains qui se tortillent.
Vas-y, va. Parle.
— J'ai envoyé des synthétiques à la surface en espérant que quelqu'un pourrait les aider, reprit-il en jetant des regards agités autour de lui. J'avais espoir que le Réseau s'en occupe, mais ici... On ne peut être sûr de rien, hein ? Mais le Réseau les a récupéré ? N'est-ce pas ?
— Je crois. Oui.
Je m'assis par terre. Ses gesticulations me donnaient le tournis.
— Votre message disait "ami". Qu'est-ce que vous vouliez dire, par là ?
Tout ça juste pour ami ? Oh, bon sang.
— Le Réseau aimerait t'aider. Faire sortir encore plus de synthétiques. Tous ceux qui le veulent.
C'est bien, improvise. Patriote s'assit en face de moi.
— C'est tellement incroyable, souffla-t-il. Le Réseau. Ils ont semé le BRS pendant si longtemps. Ils sont incroyables. Vous êtes incroyable ! ajouta-t-il.
— Je n'ai pas fait grand chose. C'est plutôt toi qui a fait tout le travail, j'ai l'impression, fis-je en écrasant ma cigarette à même le sol. Pourquoi tu as fait tout ça ?
— Au début, je voulais juste voir jusqu'où je pouvais aller sans me faire prendre. C'était un challenge, vous voyez ? dit-il avec énergie. Mais après, je me suis rendu compte que... Les synthétiques, ils sont comme nous. Avec beaucoup moins de liberté.
— C'est vrai.
— Donc j'ai décidé de les aider. C'était si facile. Je suis très bon, en hacking, dit-il en se redressant un peu. Et toutes les divisions concentrent tous leurs efforts sur la science... Alors pourquoi perdraient-ils du temps sur le chiffrement de leurs terminaux ? Donc j'ai créé des faux rapports pour que des synthétiques soient autorisés à passer par le relais. Et hop !
Je soupirai intérieurement. Le gosse était si motivé que ça débordait de lui. Il avait fallu que je tombe sur lui au moment où j'avais prévu de repartir par là où j'étais arrivée.
— Avec vous dans l'équation, j'ai déjà des idées, dit-il en se relevant et en faisant les cent pas. On pourrait sauver plein de synthétiques. Des dizaines, peut-être. Actuellement, je dois faire beaucoup d'efforts pour créer les faux rapports, en évitant que le BRS ne me découvre... Je ne peux en envoyer à la surface que très ponctuellement, vous savez.
— J'imagine, oui.
— Il faudrait que vous alliez voir au BRS, continua-t-il sans me regarder. J'ai intercepté le mémo de Père destiné à tous les chefs de division. Il a tenu à ce que vous ayez accès à tout. Même au BRS. Il faudrait vérifier si...
Il fit un tour sur lui-même, le menton dans sa main.
— Il faudrait vérifier s'ils ont déjà des doutes à mon sujet. Vous pourrez aussi vérifier s'il y a des agents de l'Institut infiltrés dans le Réseau, ou dans vos amis. Si la voie est libre, il faut que j'arrive à outrepasser les limites de Trinity... Il faut que j'arrive à entrer en contact direct avec le Réseau. Ça sera risqué... Probablement... Je ne sais pas. Peut-être avec une clé de session... Il va falloir que j'y réfléchisse.
Le pire, quand on a envie de s'enfuir, c'est d'être confronté à son exact opposé. Quand on a envie d'ignorer ses responsabilités, d'ignorer le bien, et qu'on se retrouve à un être-humain qui fait office de miroir.
On se rend compte de tout ce que l'on n'est pas. On a envie de détourner le regard, de se cacher les yeux.
Mais on ne peut pas.
— Ok. J'irai voir au BRS. Je vais essayer, en tout cas.
Patriote jeta un regard à sa montre. Son expression changea.
— Il ne faut pas traîner, pas ici, souffla-t-il. Retrouvez-moi plus tard, vers la fontaine... Dans l'atrium.
Il me tendit une main, et dit :
— Je m'appelle Liam, au fait. Mais vous pouvez m'appeler Patriote ! Woah, répéta-t-il une énième fois en secouant la tête.
Je la lui serrai, en attendant la suite. Il était étrange d'attendre une autorisation de disposer de la part de quelqu'un d'aussi jeune.
— Oh. Allez-y. Je vais attendre un peu là, pour être sûr de ne pas être repéré. Ouvrez l'œil près de la fontaine... Et faites attention à vous, hein ?
Je sortis du laboratoire, replaçai discrètement le panneau accès interdit, et.
— Ah. Vous voilà, dit Père sans sourire.
Oh, décidément.
— J'ai juste jeté un œil, dis-je précipitamment en sentant mes joues s'enflammer. Je ne voulais pas.
Bon sang. J'étais terrifiée. Absolument pétrifiée.
Et en cet instant, je sus.
Cet homme que j'avais en face de moi, ce Père, celui qui avait dirigé l'Institut d'une main de maître, cet homme était peut-être Shaun, cet homme portait peut-être en lui ma génétique et celle de Nate, mais cet homme n'était pas mon fils. Jamais je ne pourrais le regarder sans voir, en sous-texte, toutes les horreurs dont il était responsable. Cette peur était trop nette, trop violente.
— Je regrette que vous ayez vu... Ce que vous avez pu voir, là-dedans. Une bien triste affaire. Un vieux projet, soupira Père. Un échec malheureux, comme il y en a eu tant. Mais ne parlons pas de ça, voulez-vous. Je voulais vous parler de quelque chose de bien plus important. Suivez-moi.
Père n'était pas mon fils. Mon fils était mort. Il était mort à l'instant où il s'était fait enlever par Kellogg.
— Je n'ai que faire de votre petite escapade, rassurez-vous. Quoi de tel pour attiser une curiosité qu'un accès prohibé ? Je vous l'ai déjà dit. Je n'ai rien à vous cacher, dit-il - comme s'il savait.
Son regard se perdit dans la grande baie vitrée depuis laquelle on voyait tout l'atrium. Il semblait réfléchir soigneusement aux mots qu'il allait employer.
— Je tenais à vous dire que vous êtes libre d'aller et venir comme vous le souhaitez. J'ai fait intégrer vos données moléculaires au relais. Personne ne vous retient ici.
Il soupira, et se retourna vers moi.
— Qu'avez-vous pensé de l'Institut ? Qu'avez-vous pensé de nos divisions ?
J'avais l'impression de subir une interrogation surprise pour laquelle je n'avais rien préparé. Je me raclai la gorge en faisant tout mon possible pour ne pas croiser le regard de Père.
— Je ne sais pas, répondis-je vaguement. C'est grand.
— C'est vrai. Nous ne manquons pas d'espace.
Silence.
— Comme je vous le disais, je désirais m'entretenir avec vous, reprit Père. Je voulais vous montrer pourquoi les synthétiques, aussi perfectionnés soient-ils, aussi humains peuvent-ils être à vos yeux... Pourquoi leur libre-arbitre est une menace pour le Commonwealth. Asseyez-vous, je vous prie, ajouta-t-il en me montrant une chaise.
Ce n'était pas une proposition.
— Bien... Très bien, dit Père en hochant la tête.
Je me sentais encore plus minuscule et vulnérable, assise ainsi, alors qu'il était debout face à moi. Ses yeux verts semblaient être capables de me percer à jour.
Il ne fallait pas que je pense trop fort.
— J'aimerais que vous constatiez, par vous-même, pourquoi nous sommes les mieux placés pour savoir ce qui vaut le mieux pour nos créations. Un synthétique renégat a pris le contrôle d'une bande de pillards, à Libertalia. Sa mémoire a été effacée et son identité altérée...
Par le Réseau du Rail, probablement.
—... Il pense désormais être un homme, un humain, du nom de Gabriel. Sous son commandement, les pillards ont tué de nombreux innocents.
Il marqua une pause, sans cesser de me dévisager. Qu'est-ce qu'il attendait, au juste ? Les hommes n'avaient pas attendu de se faire réinitialiser par le Réseau du Rail pour devenir des ordures. Le libre arbitre, c'était ça, aussi.
— J'aimerais que vous participiez à la capture de ce synthétique.
— Quoi ?
— Un chasseur est prêt à vous accompagner sur cette mission, continua Père en ignorant mon interjection. Il sera en mesure de vous protéger. Vous savez de quoi ils sont capables... Ça ne sera qu'une simple formalité. Et vous verrez de vos propres yeux... Vous verrez.
Bordel de merde. Je n'avais pas prévu ça. Je n'avais pas prévu ça une seule seconde. Ce n'était pas une proposition. C'était un test. Il n'avait jamais prévu de me laisser repartir. Je n'arrivais pas à articuler le moindre mot.
C'était un test. Il voulait voir ce que j'avais dans le ventre. Accepter, ça voulait dire rentrer dans son jeu. Ça voulait dire ramener un synthétique libre dans les griffes de l'Institut. Refuser, c'était admettre que j'étais dans le camp d'en face. Il n'y avait pas d'entre-deux.
J'étais coincée.
Personne d'autre ne le peut.
— Très bien, fis-je d'une voix blanche.
— Dans ce cas, ne traînez pas. Beaucoup de gens sont en danger, en ce moment-même, à cause de Gabriel. Tant de vies innocentes. Tant de vies perdues... Quel drame, n'est-ce pas ?
— ...
— X6-88 vous attend au BRS, dit Père en me mettant une main sur l'épaule - un léger sourire tordit bizarrement ses traits, comme si ses muscles n'étaient pas habitués à avoir cette expression. Vous vous en sortirez très bien. Je crois en vous, ajouta-t-il en plantant son regard dans le mien.
— ...
*
— Ah. C'est vous.
Combien de fois avais-je entendu cette phrase aujourd'hui ? J'avais perdu le compte.
— Justin Ayo, dit le type sans la moindre once de sympathie. Directeur provisoire du bureau de rétention des synthétiques.
Il ne me tendit pas de main. Il me regarda de haut en bas.
— Je cherchais...
— Oui. J'ai eu le mémo, siffla-t-il. J'espère que vous ne nous causerez pas de problèmes.
— Vous ne me faites pas confiance, dis-je en feignant la surprise.
Il n'est pas complètement con.
— Malgré vos liens avec Père, vous êtes une variable imprévisible. Nous n'aimons pas les variables imprévisibles, au BRS. Ça n'a rien de personnel. Vous venez de l'extérieur.
Il soupira et fit un effort considérable pour être un peu plus poli.
— Père m'a prié de vous présenter rapidement le bureau de rétention. Notre rôle principal est de récupérer les synthétiques qui se sont enfuis à la surface et qui se cachent au sein de la population humaine.
— Et pourquoi vous ne les laisseriez pas vivre à la surface, si c'est ce qu'ils veulent ? dis-je sans réfléchir.
Je me mordis la lèvre. Ce n'était pas le moment de faire preuve d'une telle stupidité.
— Les synthétiques ne "veulent" rien, dit Ayo avec un rictus. Ce sont des machines. Mettez-vous ça dans la tête et nous gagnerons du temps. Notre bras armé est le chasseur, un synthétique de troisième génération pouvant opérer à la surface. Vous connaissez leur efficacité implacable, puisque vous en avez déjà rencontré un.
— Oui, dis-je platement.
Si je me contentais d'un seul mot par réponse, je ne risquais pas de laisser échapper plus que nécessaire.
— D'ailleurs, reprit Justin à voix plus basse. J'aimerais savoir comment vous l'avez vaincu. C'est une faille qui mérite d'être étudiée dans toute la chaîne de production.
— Coup de chance.
— Vous ne m'aidez pas beaucoup.
— Désolée.
— Suivez-moi, dit-il sèchement.
Il me mena dans une pièce isolée du reste du BRS.
— Père m'a également prié...
Oh, de toute évidence, ce Ayo était très emmerdé à l'idée de faire ce que lui avait dit Père.
— Il m'a prié de vous confier de l'armement de chasseur. Vous serez la première humaine à enfiler cette tenue... On n'arrête pas le progrès, marmonna-t-il en me fourrant une tenue noire dans les mains. Ah, et il va vous falloir une arme, aussi...
Il passa une carte magnétique sur un casier blanc et en sortit un fusil qui ressemblait beaucoup à mon arme laser.
— Voilà, dit-il en posant le flingue sur l'armure. Débrouillez-vous avec ça. X6 viendra vous chercher.
— Merci.
Je suppose.
Il sortit de la pièce et je laissai s'échapper un énorme soupir. Voilà que j'allais porter une tenue de chasseur. Quel comble.
Elle était parfaitement à ma taille. Pas seulement à la bonne taille. Pas seulement bien ajustée. Le long manteau de cuir s'était déposé sur moi comme une seconde peau. L'armure était souple, légère, et pourtant je pouvais sentir qu'elle était en mesure d'arrêter des balles. Jamais je n'avais rien porté de si confortable.
Le fusil en main, j'attendis X6. Ce matricule me disait quelque chose. Quand il poussa la porte, droit comme un piquet, affublé de ses lunettes de soleil, je le reconnus. C'était le chasseur que j'avais vu dans les souvenirs de Kellogg.
— Venez, dit-il, toujours sans la moindre émotion.
Bon sang. Je m'en voulais presque d'apprécier cette tenue de chasseur. Je portais la même armure que le chasseur qui avait exécuté Zeke, que ceux qui s'étaient mis en quête de Virgil et de tous les synthétiques en fuite. Je portais littéralement l'armure de l'ennemi.
L'ennemi. C'était acté, apparemment.
— Bien, dit froidement X6, une fois arrivé devant le relais.
Il me prit le bras pour m'attirer au centre de la structure.
— X6-88, départ pour la mission Libertalia. Je suis avec Mère.