Quand on ne regarde que les étoiles
Chapitre 23 : La route est longue jusqu'à la mer
3949 mots, Catégorie: M
Dernière mise à jour 12/03/2024 22:26
Personne ne plaisantait avec Hancock. Personne. Il n'avait fallu qu'un seul mot de sa part pour que MacCready, qui commençait déjà à évoquer le fait de me rendre mes cinq-cents capsules pour retourner séjourner dans la salle VIP, accepte docilement de faire ce pour quoi je l'avais payé.
Faire le job.
Un peu plus, et d'autres personnes, des curieux qui n'avaient même pas eu besoin de tendre l'oreille tant nous étions devenus l'attraction du bar, un peu plus et eux aussi auraient pu accepter de m'accompagner dans ma traque d'un chasseur de l'Institut.
Car c'est ce que faisait Hancock. Il déplaçait les foules. Il était de ceux qui inspiraient le respect sans avoir besoin de faire quoi que ce soit.
Il était une star étrange dans un monde qui n'en avait plus.
MacCready, lui, faisait la tronche. La vraie.
Il est si jeune. Il n'avait connu que ce monde. Il n'avait jamais vu ni d'arbres ni de fleurs. Comment un type de vingt-ans, un gosse, se retrouvait mercenaire dans une ville malfamée ?
En plus, de toute évidence, ce n'était même pas un bon mercenaire.
— Dites, Hancock. Vous êtes une goule d'avant-guerre ?
MacCready ricana. Hancock aussi.
— Je suis bien mieux que ça, ma jolie. Bien plus jeune, surtout. C'est pas avec moi que tu vas pouvoir parler du bon vieux temps.
— Attendez. Quoi ?
— Quoi ? répéta MacCready en cessant soudain d'avoir l'air renfrogné pour avoir l'air ahuri.
— Ça te fait quoi, Moriarty, deux-cents ans, et quelques ?
— Tu te fous de moi, ricana MacCready.
— Non, répondis-je en secouant la tête. Comment vous savez ça, Hancock ?
— L'article de Miss-Fourre-Son-Nez-Partout.
— Oh.
J'oubliais toujours l'existence de l'article de Piper. Dire que j'étais persuadée qu'il ne sortirait jamais du grand mur vert de Diamond City.
— Et Nicky m'a peut-être filé quelques détails en plus quand on partageait un verre au Troisième Rail, reprit Hancock d'un ton léger.
— Mais, dit MacCready, la bouche grande ouverte et faisant des gestes désordonnés avec ses mains. Mais, je pige pas. T'es une goule spéciale ou quelque chose dans ce genre-là ?
— Hé, Mac. C'est moi, la goule spéciale.
— J'ai été cryogénisée dans un Abri, avant les bombes, et je me suis réveillée deux cents ans plus tard, mon mari mort et mon fils kidnappé, débitai-je d'un ton morne.
De toutes les fois où j'avais dû répéter ces mêmes mots, avec ou sans fioritures, avec ou sans détails macabres, de toutes ces fois à ressasser ces événements, c'était la première où l'émotion ne m'avait pas sauté à la gorge comme une main gigantesque.
Était-ce la lassitude, l'habitude, l'œuvre du temps, ou le simple fait que toutes mes émotions semblaient me quitter dans ce grand gouffre dans lequel j'avais l'impression de nager, je ne le savais pas.
MacCready ralenti l'allure. Si je n'avais rien ressenti, lui semblait bouleversé.
— C'est horrible, souffla-t-il. Il est où, ton fils ?
— Apparemment, à l'Institut, dis-je de ce même ton morne. C'est pour ça que j'ai besoin de tuer le chasseur. Si je le tue, je pourrais récupérer sa... Enfin, peu importe, ajoutai-je avec un signe de main. Si je le tue, je pourrai accéder à l'Institut.
— Je ferais tout pour mon fils, moi aussi, marmonna MacCready.
Hancock, qui affichait un sourire de ceux qui arrivent quand on repense à quelque chose de drôle qui s'est passé la veille, passa amicalement un bras autour de l'épaule du mercenaire.
Mais où était son fils ? Poser des questions à ce sujet me semblait être bien indélicat. De plus, nous arrivions à Diamond City. Au moment de passer la grille, Hancock resta en arrière.
— Hancock ? demandai-je en haussant les sourcils. Vous venez ?
— Hé, j'aimerais bien, hein, surtout pour m'enfiler un bol de nouilles, mais les goules sont bannies de Diamond City, tu te souviens ?
Maintenant, oui.
— Vous êtes sûrs ? Je pourrais essayer de... de demander une dérogation, je ne sais pas. Au maire, peut-être.
Hancock secoua la tête avec un rictus.
— Inutile. Le maire ne fera entrer aucune goule. Moi, encore moins.
— Comment vous pouvez en être aussi sûr ?
— Parce que McDonough est mon frère, lâcha Hancock.
Négligemment, il mit un petit coup de pied dans un caillou qui traînait au sol. J'étais à nouveau mal à l'aise.
— Euh, ok. Vous... Attendez-moi ici, tous les deux.
J'entendis MacCready protester derrière moi alors que je filais à travers l'entrée de Diamond City. Je frappai d'abord chez Piper ; il fallait avant tout que je récupère le matériel que j'avais laissé chez elle.
Elle m'ouvrit, sans son sourire habituel. Derrière elle, Canigou me regardait en remuant la queue comme si j'étais la huitième merveille du monde.
— Allez, rentre, lança-t-elle avec une petite moue.
— Tu boudes, Piper ? demandai-je en frottant vigoureusement la tête du chien.
— Oui. Non. Je ne sais pas. Tu l'as recruté, ton mercenaire ?
— Oui, dis-je, les mains dans mon sac. J'en ai même eu deux pour le prix d'un.
— Attends, quoi ? dit-elle, et j'entendis un sourire dans sa voix.
Je relevai la tête. Bingo. Elle souriait.
Et au fond de moi, j'étais vraiment soulagée.
— Je suis tombée sur le maire. Sur Hancock, la goule.
— Je sais qui est le maire de Goodneighbor, je te remercie. Tu veux un coup de main, avec tout ton bordel ? dit-elle en pointant mon sac du doigt.
— Je m'y retrouve, donc c'est pas le bordel. Et donc, j'ai croisé le maire, repris-je, et il a proposé de venir m'aider aussi.
— Hancock a décidé de sortir de Goodneighbor ?
— Oui, hein. C'est à toi, ça, non ? demandai-je en lui tendant une pile de feuilles qui avait atterri sous des boîtes de conserve.
— Ah, oui, dit-elle en les attrapant vivement.
— Et donc, comme Hancock ne peut pas rentrer à Diam-
— À cause de ce connard de McDonough, siffla Piper avant que je ne puisse finir ma phrase.
— Comme Hancock ne peut pas rentrer à Diamond City, répétai-je, il faut qu'on aille ailleurs le temps de pouvoir élaborer un plan.
— Tu vas retourner dans ton garage ?
— Précisément, Piper.
Je refermai mon sac, plein à craquer, d'un coup sec. J'avais sacrifié quelques boîtes de conserve de haricots - qui étaient de toute façon à la limite de l'immangeable, au profit de plus de munitions.
— Tu t'en vas déjà ? demanda Piper alors que je me dirigeais vers la porte.
— Oui. Hancock et Mac... Et le mercenaire m'attendent dehors. Je ne voudrais pas, enfin, il ne faut pas que je traîne.
Piper soupira. Elle ouvrit la bouche, comme pour me retenir un peu, puis hocha finalement la tête avec gravité.
— C'est le moment, alors.
— On dirait bien, répondis-je.
Nous restâmes un instant, l'une en face de l'autre, sans trop savoir quoi dire. Piper s'approcha de moi, et me prit dans ses bras.
— Fais attention à toi, Blue, murmura-t-elle, presque dans mon oreille.
— Toujours, Pipes. Toujours.
Je refermai la porte derrière moi, avec un dernier regard vers Publick Occurrences. Cette embrassade avait eu un léger goût d'adieux.
Mon sac était atrocement lourd. Il faudra qu'on se partage les vivres, songeai-je. Je ne pourrais pas trimballer tout ça sur des kilomètres et des kilomètres. Surtout par cette chaleur. Le printemps revenait et il faisait déjà plus chaud que pendant le plus chaud des étés d'avant-guerre.
Je poussai brutalement la porte de l'agence Valentine. J'avais pris cette habitude de ne pas m'annoncer ; il était plutôt admis que j'avais le droit d'aller et venir comme bon me semblait là-bas.
Du moins, ni Ellie ni Nick ne m'avaient fait de remarque à ce sujet.
Et puis bon, c'était Nick lui-même qui m'avait qualifiée de partenaire.
— Nick, c'est moi, je-
En me voyant, Ellie retira la main qu'elle avait posée sur celle de Nick comme si elle était devenue brûlante.
— Oh, Lily, bégaya Ellie, les joues en feu, bonjour, je, vous voulez peut-être un...
— Ça ira, répondis-je, plus sèchement que je ne l'aurais voulu. Je suis un peu pressée.
J'essayai de sourire, mais il semblait que les muscles de mon visages avaient oublié comment faire.
— Nick, répétai-je.
Je me raclai la gorge. Il fallut quelques secondes à mon esprit pour retrouver sa place dans ma tête et se rappeler les raisons de ma venue dans l'agence. Ellie, les joues empourprées, faisait mine de parcourir des dossiers.
— J'ai réuni une équipe pour...
— La mission, me coupa Nick.
Oh, je vois.
— La mission, oui. J'ai une goule et un mercenaire qui attendent devant les portes de la ville, ajoutai-je. Si on peut ne pas traîner...
— Un mercenaire ? demanda alors Ellie en relevant la tête. Pourquoi vous avez besoin d'un mercenaire ?
Nick me regarda en secouant subrepticement la tête.
— C'est une mission un peu délicate, Ellie, dit-il doucement. Avec une cible qui a des informations sur l'Institut. Donc Moriarty a engagé quelqu'un pour éviter qu'on ne se mette en danger. N'est-ce pas, Moriarty ?
— Dans les grandes lignes.
Ellie marmonna avec inquiétude, et se leva pour se rapprocher de Nick.
—Je vous retrouve dehors, lançai-je en me tournant vers la sortie. Ne traînez pas, ajoutai-je sèchement.
Je claquai la porte derrière moi, et eu l'envie fugace d'à mon tour mettre un coup de pied dans un caillou.
Je ne le fis pas.
Je rentrai dans l'Auberge de l'Abri tel le shérif dans le saloon. Mes yeux mirent quelques secondes à s'habituer à la pénombre ; c'était comme s'il faisait toujours nuit, ici. Aucune fenêtre ne laissait passer la lumière du jour. Ce n'était peut-être pas plus mal : l'odeur, un mélange de renfermé, de crasse, et d'alcool renversé sur la moquette ne laissait présager de bon quant à la propreté du lieu.
— Bah alors, l'amie, pourquoi tu fais tête toute tordue comme ça ? Tu vas ruiner ambiance du bar ! lança un homme derrière le comptoir, avec un fort accent des pays de l'Est.
— Hé, mais c'est Lily !
Zeke et Duke, que j'avais toujours du mal à reconnaître sans leurs armures, me tombèrent dessus comme deux poids lourds et avant que je ne puisse faire quoi que ce soit, me serrèrent si fort que ma respiration fut complètement coupée.
— Je suis contente de vous voir, arrivai-je à souffler.
— Nous aussi ! dit Zeke en me relâchant d'un coup. Hé, Yefim ! Sert nous donc un coup de ton eau- de-vie spéciale, là. C'est ma tournée.
— Je vois que vous vous êtes plutôt bien adaptés à la vie ici, lançai-je avec un sourire en coin.
— On a fait ce qu'on a pu, répondit Duke avec un clin d'œil.
Ils s'assirent au bar et je les imitai. Ce Yefim sortit de je ne sais où une bouteille de rhum sur laquelle avait été écrit, au marqueur noir, eau de vie Bobrov.
— Ça, dit-il en me collant la bouteille devant les yeux, meilleur alcool de tout Commonwealth. Pas pour mauviettes, ça non ! Ça brûler le gosier yak vohonʹ.
— Euh, hé, Duke, Zeke, soufflai-je à voix basse. On est un peu pressés, en fait.
— C'est bon, y'en a pas pour longtemps ! T'es prête, alors ?
Yefim servit trois rasades dans de tout petits verres crasseux.
— J'ai réuni quelques personnes, oui. Deux. Dont le maire de Goodneighbor.
— Sympa, dit Zeke en avalant son verre d'un trait.
Je regardai le liquide transparent et hésitai à y porter les lèvres. Sur le verre, des traces de doigts se mêlaient à des tâches noires dont il était légitime de questionner l'origine.
Il était bien trop tôt pour boire la meilleure eau-de-vie du Commonwealth.
Un mercenaire ? Pourquoi avez-vous besoin d'un mercenaire ?
— Bah voilà. J'avais dit, pas pour mauviette, grommela Yefim pendant que Duke me mettait de grandes tapes dans le dos.
— C'est bon, ça va, soufflai-je, les larmes aux yeux, en essayant de calmer ma quinte de toux. Très bon, Yefim, ajoutai-je.
— Vous voulez deuxième verre ?
— Non. Non non non. C'est bon. On va y aller. Hein, Zeke, Duke ? On va y aller.
*
— Et c'est ça ton QG ?
— Ouais.
MacCready soupira. Les autres, plus polis, se retinrent de faire de même.
— J'ai jamais dit que ça serait le grand luxe, ajoutai-je. L'idée, c'est pas de rester ici pour le restant de nos jours, MacCready. Et c'est pas un QG. C'est juste...
— Franchement, moi, je trouve que c'est moins miteux que la plupart des endroits où j'ai créché, lança Hancock. Qu'est-ce qu'il te faut de plus, t'es une princesse ou quoi, MacCready ?
Il leva les yeux au ciel.
— Un matelas, au moins, dit-il, les bras croisés sur la poitrine. Je sais pas, un minimum, quoi.
— Il en reste sûrement à Concord, marmonnai-je.
— On va aller en chercher, dit alors Zeke. Si ça te fait plaisir. Hein, Duke ?
— Ouais. Tu viens avec nous, la princesse ?
— Je suis obligé ? répondit MacCready avec mauvaise humeur.
— T'es pas drôle, Mac, dit Hancock en se mettant en route également.
— Je suis pas payé assez cher pour faire ce genre de corvée, marmonna MacCready à voix basse.
Il s'assit au sol et s'attela à nettoyer ses armes à l'aide d'un pan de son manteau. C'est vraiment un sale gosse, songeai-je. Il s'était plaint pendant la totalité du trajet, qu'est-ce qu'il fait chaud, qu'est-ce que tout ce matériel est lourd, on est bientôt arrivés ?
Je fis le tour du garage pour regarder l'horizon. Au cœur de Boston, un brouillard verdâtre semblait recouvrir le ciel. Pas ici. Le bleu du ciel était tel qu'il l'avait été, deux cents ans plus tôt.
J'allumai une cigarette. Il me restait suffisamment de temps pour faire ce que j'avais en tête. MacCready était trop occupé avec sa petite personne pour s'occuper de ce que je faisais, les autres en avaient pour un moment avant de revenir de Concord. Et si Nick ne souhaitait pas me parler, et bien tant mieux.
En grimpant la petite colline qui surplombait Sanctuary Hills, je me rendis compte que c'était probablement cette même colline qui était le Hills de Sanctuary Hills.
Quel comble.
Sur l'ascenseur de l'Abri, je jetai comme un dernier regard vers le ciel qui s'éloignait, mètre par mètre. Cette fois, pas de bombe. Mais toujours la fin du monde.
Rien n'avait changé, là-dessous. J'étais la dernière personne à en être sortie, et la première à y retourner.
L'Abri était de ces lieux du passé qui se trouvent aussi à la frontière de l'avenir.
De revenir ici semblait réveiller, plus que la douleur immense d'avoir perdu Nate et Shaun, le fantôme de mon désarroi, de ma panique, de celles qu'on l'on ressent quand on se retrouve plongé dans le noir et qu'on ne retrouve pas son chemin. Je me revoyais, errant entre ces murs, cherchant des réponses qui n'existaient pas et une époque qui avait disparu.
Le deuil était déjà suffisamment indicible comme cela ; et pourtant, le pire avait été d'être plongée, en une fraction de seconde, dans un monde qui n'était pas le mien. La solitude écrasante d'avoir perdu tout ce que j'avais connu.
— Moriarty. Qu'est-ce que vous foutez, exactement ?
Sans réfléchir, j'attrapai mon pistolet à ma hanche et tirai.
— Quitte à me tirer dessus, essayez de viser correctement, lança Nick avec un regard vers l'impact de balle que je venais de créer dans le mur.
— Qu'est-ce que vous, vous foutez la ? dis-je en essayant de contenir mes tremblements.
Il s'approcha de moi, flegmatique, en regardant avec intérêt autour de lui.
— Vous m'avez suivie ? insistai-je.
— Oui. Ce n'est pas comme si vous étiez difficile à suivre.
Lentement, je rangeai mon arme dans son étui.
Avant de faire n'importe quoi.
— Je me demandais dans quel pétrin vous alliez encore vous fourrez.
Il toqua de sa main sur un des murs du couloir dans lequel nous étions, comme pour en apprécier la résonance.
— En plus, vous partez comme ça, sans rien dire. Pour quelqu'un de pressé... Sacré détour, quand même, non ?
— Je ne vous dois pas d'explications, sifflai-je entre mes dents.
Je fis volte-face avant que la colère ne m'avale.
Dans la salle de cryogénisation, les gouttes tombaient toujours du plafond, dans un plic ploc qui rappelait les aiguilles d'une montre.
Je m'étais arrêtée au milieu du couloir, comme si un mur invisible m'empêchait d'aller plus loin. Ou peut-être était-ce mon bon sens. Derrière-moi, les bruits de pas de Nick battirent la mesure au même rythme que l'eau qui frappait le sol.
— C'est...?
Il se racla la gorge. Soudain, il avait changé de ton.
— C'est votre Abri ?
Je me mordis la lèvre. Mon Abri. Mon histoire, mon fardeau, ma perte, tout était concentré entre ces deux longs murs étroits et froids. Mon Abri, comme un petit surnom affectueux. Qu'est-ce que cet Abri avait de mien, finalement ? Comment une telle malédiction pouvait être mienne ?
— C'est mon Abri, murmurai-je sans le regarder.
J'avais changé de ton aussi.
— Je suis désolé, Lily.
— Je ne veux pas laisser Nate ici, continuai-je en sentant ma voix se briser. Au cas où je ne reviendrais pas, vous comprenez ? Je ne veux pas le laisser là.
Les vases communicants. Les réceptacles de la colère et de la tristesse. Si l'un se vide, l'autre se remplit.
Comme si ni l'un ni l'autre ne pouvait jamais être vide.
J'étais si déterminée, en partant du garage, prête à tout, à affronter le retour dans le temps, prête à prendre les fantômes par la main et de les faire sortir d'ici. Mes jambes tremblèrent ; je n'étais plus capable de rien. Dans ce couloir, il n'y avait que la mort, et la mort me soufflait ses mots doux à l'oreille.
J'avais peur, peur de rouvrir ce caisson, peur de revoir Nate et que ça soit cette vision qui s'implante pour toujours dans mes yeux, peur, à nouveau, d'avoir pour seul désir celui de mourir ici, peur de me laisser emporter dans le puit sans fond que l'Abri avait creusé pour moi.
Nick prit ma main. Il la serra, avec délicatesse ; pas trop fort, une simple pression qui semblait dire, la réalité est là, juste là. Elle est dure, froide et injuste, mais elle est là, je respire, je vis, Shaun m'attend, quelque part, la réalité est là, juste là, ne vous faites pas happer par le néant.
Il fit un pas en avant. Je n'avais qu'à le suivre.
Une fois devant le pod de Nate, mes yeux semblaient incapable de faire leur travail.
Je le regardais, mais je ne le voyais pas.
— Je ne vais pas y arriver, Nick, débitai-je dans un souffle.
— Bien sûr que si, vous allez y arriver.
— Je ne peux pas, m'étranglai-je en regardant le sol.
J'étouffais, je voulais sortir d'ici, je voulais fuir, partir en courant, et tout abandonner. Tout abandonner, même Shaun.
Recouvrir chaque centimètre du monde de nitroglycérine, y foutre le feu, regarder la vie s'embraser, ne laisser qu'un grand cratère de rien. Suivre des yeux une bombe dans le ciel comme si c'était le soleil, sentir ses photons m-
— Lily, dit Nick en m'attrapant par le menton pour relever ma tête vers lui.
Son geste avait à nouveau été délicat ; il m'avait pourtant fait l'effet d'un coup de poing.
— Vous allez y arriver, répéta-t-il. Vous allez y arriver, même si ça vous prend la semaine, même si c'est la chose la plus dure que jamais vous n'ayez eu à faire.
Le silence s'étira comme les larmes le long de mes joues. Pendant un instant, ma vision se remit en marche.
Pendant un instant, il n'y eut au monde que les yeux de Nick.
La seconde d'après, je frappai du plat de ma main le bouton rouge qui contrôlait l'ouverture du caisson. La porte pivota, Nate était là, tel que je l'avais laissé.
À l'intérieur du pod, le temps n'existait pas.
— Vous savez où est-ce que vous voulez...? demanda Nick après que nous soyons remontés sur l'ascenseur.
Je n'y avais pas vraiment réfléchi. Je ne savais même pas ce que Nate aurait voulu. Qui parle du lieu de sa sépulture quand on est censé avoir toute la vie devant soi ? C'est bien ça, le problème.
On ne parle de la mort que lorsqu'elle est déjà arrivée.
— La mer est trop loin, répondis-je vaguement.
Nick hocha la tête comme s'il avait compris tout le cheminement de pensées qui m'avait fait arriver à cette conclusion. La plateforme arrêta sa course.
Dehors, il pleuvait.
— Bon sang, vous étiez là-dessous ? Vous partez, comme ça, comme si j'existais pas, même pas vous me...
MacCready venait de poser les yeux sur le corps de Nate que nous portions à bout de bras. Il s'arrêta de fulminer, complètement coi, tentant de toute évidence de trouver une explication rationnelle à ce qu'il avait sous les yeux.
— Bon sang. C'est qui ? Qu'est-ce que vous... demanda-t-il d'une voix aigüe.
— C'est Nate, répondis-je, dans une vaine tentative de ravaler mes émotions qui se bousculaient devant la porte.
— Mais c'est un ami à vous, ou quoi ? insista MacCready.
— C'est son mari, répondit Nick.
Nick n'avait jamais besoin de hausser le ton. Souvent, il suffisait qu'il parle.
MacCready, pantois, retira la casquette qu'il avait sur la tête avant de la poser quelque part au milieu de sa poitrine. Sans un mot de plus, il nous rejoignit, et passa un bras sous mon épaule.
— J'ai vu un arbre qui avait encore ses branches en contrebas, près de la rivière, dit doucement Nick.
Un arbre qui avait encore ses branches. Pourquoi pas, après tout. Un cours d'eau, un arbre à moitié mort - ou à moitié vivant -, un monticule de terre retournée ; ce n'était pas mon idée d'une sépulture près de la mer. Mais ce n'est pas comme si nous avions le choix.
La route était toujours trop longue jusqu'à la mer.
Un arbre qui avait encore ses branches, c'était ce que ce monde avait de mieux à faire éclore. Pas de fleurs pour décorer une tombe, même pas d'herbe pour repousser là où l'on a creusé.
Mais après tout, dans plusieurs siècles, peut-être que des humains, de ceux qui cultiveront à nouveau la terre et qui mangeront des bêtes à une seule tête, peut-être que quelqu'un s'arrêtera devant l'arbre de Nate, et se dira, quel bel arbre.
Peut-être que quelqu'un relèvera la tête pour regarder le soleil traverser des feuilles bien vertes et bien vivantes, et Nate, avec fierté, fera souffler le vent dans les branches, comme pour dire, c'est mon arbre.
C'est mon arbre que vous voyez ici.