Quand on ne regarde que les étoiles
— Je ne peux pas m'en empêcher. Des fois, tout va bien, et je te regarde, et je me souviens que tout ça aura une fin, un jour.
— T'es bête.
Elle le sait.
Il se lève, il attrape Shaun et le porte jusqu'à son visage pour déposer un baiser sur son front.
— Regarde, dit-il en prenant la main du bébé. Je vais bien. Shaun va bien. Tu vas bien. Tout le monde va bien. Il n'y a pas un de tes auteurs français qui disait "vivre les malheurs d'avance, c'est les subir deux fois ?"
— Si.
Elle le sait.
Mais ce qu'elle sait aussi, c'est qu'elle a besoin d'aimer. En tout temps, pour un rien, pour un sourire, pour une voix. Elle avait aimé, elle aime, elle aimera ; elle ne sait faire que ça. Elle aime comme-ci, comme ça, elle aime fort, elle aime grand, depuis la nuit des temps jusqu'à la fin de tout.
Qui était-elle, si elle n'aimait pas ? Elle ne fait pas grand-chose ; elle aime. Ça lui convient. Voilà ce que disaient peut-être les gens.
Il n'y a pas de mort plus grande que celle de l'absence d'amour.
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Ci-gît Nate.
Non. C'était trop pompeux.
Nate.
C'était tout. C'était très bien, comme ça. Ça résumait tout. Nate.
Nate est là.
Je regardai la planche de bois, cherchant comment y graver l'inscription à l'aide du caillou pointu que j'avais dans la main. Le jour se levait, une lumière rasante venait frôler la rivière. C'est vrai qu'on était bien, ici.
Je m'attendais à quelque chose. Je ne savais pas vraiment à quoi. Je n'avais jamais enterré personne.
Ici, en écoutant la rivière, la mort ne me paraissait pas si terrible.
Cette fois, c'était terminé. Il reposait là, il n'était plus tout seul dans l'Abri. Il était un peu partout, dans l'eau, dans l'arbre, un peu dans moi aussi.
— Je suis désolée d'avoir mis aussi longtemps à venir te chercher.
Je ne savais pas si je devais regarder le ciel ou la tombe. Dans le doute, je m'assis par terre et me mis à parler à l'arbre.
— Je ne sais pas ce que tu aurais pensé de ce monde. Je pense que tu te serais mieux débrouillé que moi. Déjà, tu aurais su comment te défendre. Tu aurais été un pro du comptage de capsules. Tu aurais reconnu toutes les rues de Boston, même dans l'état dans lequel elles sont. Peut-être même que tu aurais déjà retrouvé Shaun.
Je posai une main sur le tas de terre. Il fit son chemin entre mes doigts.
— Je m'en veux, tu sais. J'ai traîné. Parfois, j'ai eu envie d'abandonner. En ce moment même, j'ai un peu envie d'abandonner. Mais je ne peux pas. Parce que tu es là, parce que tu me regardes et que je n'ai pas le droit d'abandonner Shaun, hein ? Tu te rends compte. Un chasseur de l'Institut. Ça ne doit pas beaucoup te parler ; sauf si tu ne me quittes pas des yeux depuis le début. Dans ce cas, tu vois dans quel pétrin je suis.
Le vent souffla fort dans les feuilles de l'arbre.
Quand on parle aux morts, on voit des signes partout.
— Je n'abandonnerai pas. Tu me manques. Chaque jour que Dieu fait. J'espère que l'arbre te plaît.
*
Comme prévu, les interférences commencèrent à perturber ma radio dès notre arrivée aux ruines du C.I.T., l'Institut de Technologie du Commonwealth.
Devant la porte du bâtiment, le signal s'éteignit.
— Je n'ai plus rien, dis-je en tapotant machinalement mon Pip-Boy.
— Plus rien ? répéta MacCready en tapant à son tour sur mon Pip-Boy comme si ma radio était cassée.
— Si il n'y a plus d'interférences, c'est que le chasseur n'est pas dans ce bâtiment, dit platement Nick.
La zone était dense ; en plein Cambridge, si nous devions aller à la porte de chaque édifice, nous y passerions la journée. Et celle d'après.
— Attends, dit Hancock dès que les interférences revinrent.
Il se mit à compter.
— Là. On a huit secondes entre chaque grésillement. Va voir là-bas.
Je m'exécutai, en comprenant ce que Hancock avait en tête. Il avait continuellement pris de ces bonbons rouges qui n'étaient sans doute pas seulement des bonbons.
— Douze secondes, ici, dis-je alors.
— Donc on peut éliminer cette direction. Va vers Kendall, maintenant.
— Dix. J'essaie à l'est.
Un, deux, trois, quatre, cinq. Cinq.
— C'est par là. Qu'est-ce que c'est, le gros bâtiment, là-bas ? dis-je, le doigt pointé sur une grande tour dont la peinture blanche s'était oxydée jusqu'à prendre une teinte verdâtre.
— Ça doit être Greenetech Genetics, dit Nick. C'est un autre bâtiment du C.I.T., ça pourrait bien être ça.
Plus nous nous approchions, plus les interférences étaient fréquentes. Devant la porte de la tour, elles étaient presque continues. Il n'y avait plus rien à compter.
La majorité des issues et des fenêtres étaient barricadées. Sur la façade avait été peint le symbole des Artilleurs.
— S'il y a des Artilleurs là-dedans, commença MacCready en fixant le crâne sur le mur, je...
— Ça va aller, Mac, lui dit Hancock en lui posant une main sur l'épaule. Crois-moi, c'est pas tes potes qui devraient te faire peur.
— T'es pas obligé de rester, MacCready, dit Zeke.
— Non, non... C'est pas ça. Enfin, c'est pas grave. Au contraire, si on peut leur foutre une bonne raclée...
Il retira sa casquette pour se passer la main dans les cheveux. Il avait l'air encore plus jeune que d'habitude ; la peur lui retirait quelques années.
— Bon, on va rentrer en premier, avec Zeke, dit Duke. Et avec Nick, aussi, juste derrière. MacCready, Hancock, Lily, vous attendez notre signal.
Nick sortit son fidèle magnum de sa poche. Zeke et Duke se placèrent de part et d'autre de la porte. J'espérais qu'ils souriaient, sous leurs casques.
Après un signe de tête, ils ouvrirent la porte d'un coup de pied avant de pénétrer en trombe dans le bâtiment, Nick juste derrière eux.
On entendit leurs pas fouler le sol, et puis plus rien. Pas un bruit de tir, pas une voix.
— Euh, c'est bon... Vous pouvez... Vous pouvez entrer, dit faiblement Zeke.
Je passai en premier. Le grand hall était encore éclairé par des éclairages industriels. Il n'y avait pas la moindre pénombre pour épargner à nos yeux ce qu'ils voyaient.
— Bordel de merde, grommela Hancock, juste derrière-moi.
L'odeur du sang à elle seule était difficile à supporter. L'atmosphère était si ferreuse qu'il n'y avait pas besoin de voir pour imaginer l'horreur qui s'était déroulée ici. Et, même ainsi, mon imagination aurait probablement été plus clémente que la réalité.
Ils s'étaient bien battus. Ils avaient fait face à leur inévitable destin avec force et honneur. Le combat avait été court et intense, l'adversaire puissant et sans pitié.
Des expressions de pure terreur étaient encore figées sur certains visages ; pour les quelques cadavres dont la tête était toujours attachée au corps. Les Artilleurs gisaient, leurs crânes explosés, leurs os brisés, leurs colonnes vertébrales jaillissant de leurs dos comme une sculpture macabre.
Certains avaient vu leurs abdomens ouverts comme on ouvre un sac ; au sol, je reconnaissais des organes, des intestins sanglants, et même des cœurs qui avait été arrachés du péricarde de leurs victimes dont la vie avait été enlevée, littéralement, sous leurs yeux impuissants.
Aucun carré du carrelage blanc de Greenetech n'était épargné par le sang.
Hancock prit une inhalation de Jet. Nous étions six.
MacCready regarda autour de lui, pâle comme la mort, il s'agenouilla au sol, la tête dans ses mains. Quelle chance avions-nous ? Nous étions six.
J'avais chaud, j'avais froid. La sueur me coulait dans le dos. La terreur me faisait vaciller, l'horreur me donnait la nausée. Je n'arrivais pas à bouger, je n'arrivais pas à parler. Je m'agenouillai à mon tour parce que mes jambes tremblaient trop pour me permettre de rester debout. Je fermai les yeux, mais les corps étaient gravés sur ma rétine.
Je les avais trop regardés. Ils battaient sous mes paupières.
Alors MacCready se mit à hurler. Il se mit à émettre une longue plainte, un pleur qui vient du fin fond de soi. Zeke et Duke lui tombèrent dessus pour lui plaquer une main sur la bouche.
C'était comme s'il nous avait sortis de notre torpeur en hurlant pour nous tous.
— Hé, hé, Mac, dit Hancock à voix basse en l'attrapant par les épaules. Respire, je sais, c'est dur, mais respire, sinon tu vas tous nous faire tuer.
Il hocha frénétiquement la tête, les yeux exorbités, plein de larmes. Zeke retira sa main.
— On va tous mourir, gémit MacCready, à bout de souffle.
Personne ne répondit ; puisque encore une fois MacCready venait de parler pour nous tous. Pendant quelques minutes, on n'entendit que sa respiration haletante et ses sanglots étouffés.
J'avais envie de me mettre à hurler, moi aussi, de faire sortir la panique, de la laisser s'échapper. J'avais envie de prendre du Jet, du Psycho, n'importe quoi qui se trouvait probablement dans les poches de Hancock et qui me donnerait le courage d'avancer jusqu'à la mort.
Je pris la main de MacCready. Parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Il releva la tête, l'air perdu, hagard, il était ailleurs parce qu'il était trop ici. Nick prit mon autre main, Hancock prit la sienne et celle de Duke, qui prit celle de Zeke et celle de MacCready.
Le cercle était fermé. Et au sein du cercle, il n'y avait que nous.
— Ils n'avaient pas d'armure assistée, dit alors Zeke. Ils n'étaient pas prêts. Ils n'avaient pas un plan comme celui qu'on a.
Plus personne ne brisa le silence. Lentement, nous nous dirigeâmes vers l'ascenseur qui se trouvait au centre du hall. Personne ne regarda par terre. Personne ne rappela le plan ; personne n'avait oublié le plan. Les mots étaient devenus superflus. Nous n'étions plus six en train de se diriger vers le chasseur ; nous n'étions qu'un.
Nous n'étions qu'un cercle.
L'ascenseur monta jusqu'au dernier étage, le dixième. Il n'y avait que des bureaux, et des corps, toujours des corps. Qu'est-ce que le chasseur venait chasser ici ?
— Je ne connais pas le mot de passe ! Je le jure ! Pitié...! Non, non, je vous en supplie...
Bang.
— A toi, maintenant. Tout ce que tu as à faire, c'est me donner le mot de passe. Es-tu prêt à coopérer ?
— Je...
Le bruit d'un flingue qu'on arme. La femme qui venait de parler se mit à hurler.
— D'accord, d'accord ! Ne tirez pas... Je vais réfléchir, je vais trouver le-
Bang.
— J'arriverai à rentrer. Ce n'est qu'une question de temps.
Le chasseur ne nous avait pas vus ; ou alors, ses capteurs étaient tellement surchargés par la présence des Artilleurs que nous n'étions pas importants. Ou alors, il s'en fichait.
C'était une autre possibilité.
— Je vous déjà dit que je n'avais pas le mot de passe, dit une voix d'homme dans laquelle il n'y avait aucune peur, juste de la résignation. Mais je peux vous aider à la faire sortir. Tout ce que je veux, c'est une petite compensa-
Bang.
— L'Institut n'offre pas de compensation, répondit le chasseur.
C'était maintenant, ou jamais. J'eus une pensée fugace pour les Artilleurs encore en vie à l'intérieur de la salle.
Les Atom Cats sortirent leurs miniguns. Dans mes poches, mes mains étaient serrées sur mon stock de grenades. MacCready tenait fermement son fusil à pompe. Hancock prit une nouvelle fois du Jet.
Nick me regardait et je regardais Nick.
Un signe de tête. Zeke et Duke entrèrent dans la salle et se mirent à tirer. Les Artilleurs suivirent des yeux les Atom Cats comme s'ils étaient des effractions de la réalité.
Leurs miniguns faisaient un barrage de balles ; tellement que je ne voyais plus le chasseur, qui s'était probablement rendu invisible. Je dégoupillai ma première grenade, visai, lançai. Les autres firent de même.
Détonation, détonation, tirs, explosion des grenades à impulsion.
Le silence revint. La fumée retomba. Les débris roulèrent sur le sol.
Le chasseur était là, au milieu de la salle. Des étincelles parcouraient ses bras et sa tête. D'un geste, il replaça ses lunettes de soleil dont un verre s'était brisé.
Il n'avait rien.
Il se jeta sur Zeke, qui, immédiatement, activa son réacteur dorsal pour filer à toute vitesse au-dessus du sol.
Duke fit immédiatement de même. Ils volaient, s'amusant presque avec leur ennemi qui n'arrivait pas à les atteindre. Les balles de son fusil laser rebondissaient sur leurs armures.
Tout se déroulait comme prévu.
Zeke fonça alors à vitesse maximale sur le chasseur. Ils s'écrasèrent contre le mur, Zeke compressant le synthétique. Il le roua de coups, ses énormes poings frappant sa tête, frappant ses côtes, puis ses jambes. Rien ne semblait amocher le chasseur.
Duke se mit à tirer pour soutenir Zeke.
Je les entendais rire.
Le chasseur arrêta alors de lutter. Il arrêta de tirer. Il encaissa chaque coup de Zeke, chaque balle de Duke, sans ciller, sans même se protéger la poitrine de ses bras. L'instant d'après, il serra le poing.
— Zeke ! hurlai-je en me jetant dans la pièce.
Nick me tira en arrière. Le chasseur envoya son poing à travers l'armure de Zeke.
Même son armure assistée - l'armure de Zeke, celle qui avait tout vu, celle qui avait bravé les balles pendant plus de deux siècles - même son armure assistée ne pouvait résister à la force que venait de déployer le chasseur.
Sa main serrée traversa la poitrine de Zeke.
Elle brisa l'armure, elle brisa les os, et ressorti de l'autre côté.
Zeke mit quelques infimes secondes à réaliser ce qu'il venait de se passer. Il attrapa le chasseur entre ses deux énormes bras et il se laissa tomber en arrière.
Duke se mit à hurler. A l'aide de son réacteur, il traversa la pièce et rejoignit Zeke.
Il attrapa la tête du synthétique et l'arracha comme on arrache une épine.
Je me libérai des bras de Nick et me jetai à l'intérieur de la salle. Dans la pièce, il n'y avait plus que le silence.
— Il me faut des linges. Du tissu, n'importe quoi, arrivai-je à souffler en fouillant dans mon sac. Duke, enlève lui son armure, ajoutai-je avec un Stimpak dans la main.
Le bras du chasseur était toujours fiché dans la poitrine de Zeke. Il ne fallait surtout pas le retirer. Réfléchis, réfléchis.
Duke enleva son casque et le posa à côté de lui.
— Duke ? Qu'est-ce que tu fous ? Duke ? insistai-je en regardant le sang qui s'écoulait autour du bras du chasseur.
De mon sac, je vidai la totalité du contenu jusqu'à trouver, au fond, roulée en boule, ma vieille robe.
Je me plaçai au-dessus de Zeke pour compresser les bords de la plaie. En quelques secondes, le sang imbiba la totalité du tissu, il ruissela sur mes mains, sur le sol, partout.
— Ça va aller, Zeke. Ça va aller.
Zeke, dans un mouvement lent et lourd qui n'avait rien à voir avec l'armure qu'il portait, me prit le bras.
— C'est bon, Lily. Je suis prêt. C'est pas grave. Je suis prêt.
— Tu n'es pas prêt du tout, Zeke. Duke, enlève lui son armure.
MacCready, Hancock et Nick vinrent se mettre à genoux à côté de nous.
— Duke, répétai-je une énième fois, la voix brisée.
— On l'a eu, dit Zeke. Tu vas pouvoir aller à l'Institut, Lily.
Je lâchai le Stimpak. Il tomba par terre. La seringue se brisa.
— On l'a eu, répéta Zeke, dans un souffle presque inaudible. C'était cool. Je me suis envolé avec mon armure.