Quand on ne regarde que les étoiles

Chapitre 20 : La Mer Luminescente

2796 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 02/03/2024 22:46

 Ma boîte de munitions me glissa des mains et tout son contenu se répandit sur le sol.


— Si tu fais un pas de plus, je la bute !

Putain de merde. Je jetai un coup d'œil derrière la barricade, fouillant le sol de ma main libre. L'Artilleur tenait Rowdy par le cou et avait son flingue vissé sur sa tempe.

Quelle merde. Quelle merde. Il n'y a bien qu'en 2288 qu'on pouvait se réveiller à l'aube sur un matelas défoncé et se retrouver face à une prise d'otage le soir même.


— Lâche là, MAINTENANT ! cria Duke.

— La ferme, siffla le type et Rowdy laissa échapper une exclamation de douleur. Vous allez lâcher vos armes et vous allez nous laisser repartir sinon j'explose la cervelle de ta gonzesse.

Silence. L'odeur de la poudre et du sang, partout. Piper, pourquoi y'a des gens qui sont morts ? Merde, non, pas maintenant. Pas maintenant.

— J'ai dit lâchez vos armes sinon je lui tire entre les deux yeux.

— Nan, dit Zeke. T'es tout seul. Qu'est-ce que tu vas faire, hein ? Qu'est-ce que tu vas faire ?

Mes doigts se refermèrent sur une balle. Je dois m'en occuper moi-même, il a été remplacé, je vous dis. Kyle, c'est moi, c'est Riley. Ton frère. Je... Ne tire pas. TA GUEULE. T'es qu'une machine. T'es... T'es, t'es pas mon frère !

— Je vais la buter, alors, si c'est ça que tu veux, espèce de con. Depuis le temps qu'on le veut, votre foutu garage de merde, dep...

— Laisse-la partir !

Toi. C'est de ta faute. C'est de ta faute, ton foutu journal. Tu vois ce que tu mets dans la tête des gens ? C'est ça que tu mets dans la tête des gens. Je, non, ce n'est pas... Je veux juste... La vérité... Tu crois vouloir aider, hein ?

— Les gens, faites pas les cons, faites ce qu'il dit, gémit Rowdy.

— Tais-toi, toi ! Tu la fermes !

— HÉ !

— Recule ! Tu recules, ou sinon je la...

Bang.

Tout ce que tu sèmes, c'est la mort. Tout ce que tu mets dans la tête des gens, c'est ça. Regarde ! Regarde les ! Ils sont morts à cause de toi.

— Putain... Hé, ça va, Rowdy ? Il t'a fait mal ?

— Ça va, ça va... C'est bon, Zeke, lâche-moi...

— Vous avez vu Moriarty ?


Sa voix me ramena dans le présent comme un fil qu'on brise. Je n'avais rien fait. Le type était mort, Rowdy se tenait le cou, Zeke et Duke la tenant chacun par une épaule.

— Je suis là, fis-je en sortant de ma cachette.

Je rangeai mon arme à ma ceinture. 

Elle était toujours déchargée.


— Rowdy, ça va ? dis-je en m'approchant d'eux sans regarder le corps de l'Artilleur.

Ni tous les autres. T'as rien fait. T'as regardé la scène, comme hier.

— Ça va, j'ai dit, dit-elle en se libérant des bras de Zeke.

Elle tituba, Nick la rattrapa avant qu'elle ne tombe.

C'était quelque chose qu'il faisait souvent.



— Hé, on va... Viens t'allonger, Rowdy, dit Duke en ne sachant pas trop si elle allait s'évanouir ou lui mettre un coup.

— J'ai pas... Bon. Ok, ok. C'est bon. Lâche-moi, je peux marcher...

Zeke ne la lâcha pas. Il se retourna vers nous et ajouta :

— Y'a des bières au diner si vous voulez... Enfin, faites comme chez vous, hein ?

Il alluma la lampe sur le casque de son armure assistée avant de partir en direction du garage. Leurs trois silhouettes s'éloignèrent, la lumière éclaira les corps des Artilleurs. Un chemin de cadavres sur leur passage.

Ils étaient des dizaines ; non, encore plus.

Si nous avions traîné un jour de plus, si Nick n'avait pas pu tirer une balle dans la tête de ce type, qui sait ce qu'il serait arrivé. C'était toujours comme ça, ici. A une seconde près, tout changeait. A une seconde près, le prix changeait.

Nous avions peut-être sauvé Rowdy, mais j'avais laissé Piper après ce qu'il s'était passé à Diamond City.


Rien n'était jamais gratuit.


— Vous la voulez, cette bière, Moriarty ?

— ...


Nous rentrâmes dans le diner et je m'attendais à y voir Billy, ou à entendre les griffes de Canigou sur le vieux carrelage. Je m'assis au bar, Nick me tendit une bière. Je l'ouvris sans la porter à mes lèvres. Comme Piper, hier.

Elle ne refusait jamais un Nuka-Cola. Jamais. Sa passion pour le sucre. Il n'y en avait jamais assez. Piper était ce genre de personne à toujours avoir des bonbons dans les poches et à les distribuer en cas de pépin. La bouffe comme un pansement, mange ça, ça te fera du bien.

Je l'avais entendu balbutier pour la première fois le jour où elle n'avait pas bu sa bouteille de soda.

Pour la première fois.


Piper, ce n'est pas de ta... Je sais. Viens. On est déjà à la bourre comme ça. On peut attendre, je peux... Viens. On bouge.


— Hé, tout va bien ?

— Oui. Je suis juste...

Finalement, je bus une gorgée.

— La nuit a été longue, conclus-je sans regarder Nick.

— Elle est plus forte que vous ne le pensez, vous savez.

— Quoi ?

— Sortez-vous ça de la tête, ajouta-t-il en s'asseyant à côté de moi.

— Je n'ai rien du tout dans la tête.

— Ah, oui. Vous n'avez rien dans la tête, et moi, je suis une goule.

— Mais, je... Merde, Nick, fis-je en me levant.

Je fis un tour du diner, ma bière dans la main, ce qui ne m'empêcha pas de faire des grands gestes et d'en renverser par terre.

— Et si elle n'écrivait plus jamais rien ? Et si... McDonough a déjà menacé de la mettre dehors. Qu'est-ce qui se passerait si c'était le cas ? Qu'est-ce qui arriverait à Nat ? J'aurais dû rester. Elle avait besoin de moi, et je suis partie, je suis partie, parce que... Bon sang, deux personnes sont mortes.

— Qui est mort ? demanda Zeke en rentrant dans le diner.

— Personne, fis-je en croisant les bras sur ma poitrine.

— Comment va Rowdy ? demanda Nick.

— Elle est secouée, dit Duke. Même si elle le dira pas. On vous en doit une belle, ajouta-t-il en levant son verre. Qu'est-ce que vous foutiez dans le coin ?

— On venait vous voir. J'ai...

Bon sang. 

— On venait vous voir parce que j'aurais besoin d'une armure assistée. Pour aller dans la Mer Luminescente.

Ils se mirent à rire avant de comprendre que je ne plaisantais pas.

— J'ai de quoi vous payer, fis-je rapidement. Tout ce que vous voulez. J'ai juste vraiment besoin de cette armure.

— C'est pour ton fils, c'est ça ? demanda doucement Zeke.

Je hochai la tête. Il échangea un regard avec Duke. Ces deux-là se comprenaient sans parler.

Je les enviais.


— Bon. On part quand ?

— Quoi ?

— On va pas te foutre dans une armure, Lily. On va venir avec toi.

— Non, mais...

— Tu sais, depuis l'autre fois, j'ai du mal à arrêter d'y penser, à ton gosse. Moi, j'en ai pas, mais je sais ce que c'est, de perdre des potes, des gens à qui tu tiens. Mais là, c'est pire, parce que ton gamin, il t'attend.

— Ouais, confirma Duke. Pareil.

— Et Rowdy ? Et si les Artilleurs reviennent ?

— Si elle t'avait entendue elle t'aurait cassé la gueule. T'imagines pas la force qu'elle a, Rowdy. Et puis tu sais... Avec des si, on change rien. Rien du tout.


*


C'était comme si cette odeur n'allait jamais quitter mes narines. Cette odeur de charbon, de chair brûlée, l'odeur de ce grand trou dans lequel nous avions mis tous les corps des Artilleurs avant de les recouvrir d'essence. J'avais pourtant la tête enfermée hermétiquement dans le casque de ma combinaison antiradiations. Il n'y avait aucune odeur là-dedans, à part celle du plastique. 

J'avais quand même l'impression de toujours être devant le charnier.


La Mer Luminescente était une grande étendue de rien. Juste avant de sortir de l'Abri, j'avais essayé d'imaginer à quoi allait ressembler la surface de la terre.

Un désert de terre battue, d'arbres morts, des kilomètres de brume verdâtre, et des nuages semblant perpétuellement menacer le sol d'un orage nucléaire, voilà ce que j'avais imaginé, et voilà ce à quoi ressemblait cet endroit.


Nous marchâmes plusieurs kilomètres dans un silence de mort. Nous ne parlions pas, mais ce n'était même pas ça ; le brouillard semblait atténuer, comme la neige, jusqu'au bruit de nos pas sur le sol brûlé. Duke et Zeke menaient le groupe, la démarche assurée, jetant parfois un petit coup d'œil çà et là, sur des masses informes, comme s'ils étaient persuadés qu'ils allaient trouver un trésor.

Je n'arrivais toujours pas à croire qu'ils avaient accepté de m'accompagner.


— Je doute que vous trouviez quoi que ce soit ici, dis-je d'un ton désolé à Duke alors qu'il revenait encore une fois bredouille. Personne n'a pu mettre les pieds ici depuis que les bombes sont tombées.

— Qu'est-ce que tu marmonnes, Lily ? répondit-il.

Rien.


Le pire était de ne même pas savoir où nous allions. De ne pas avoir ne serait-ce qu'une vague idée de la direction à prendre. Tout droit, oui, c'était très bien, en espérant que tous les chemins mèneraient à Virgil.

Cet endroit était immense. Les écorcheurs, les radscorpions, toutes ces autres saloperies qui étaient dessinées dans le Guide de Survie des Terres Désolées et qui auraient pu me donner envie de rebrousser chemin si j'avais le luxe d'avoir le choix.


L'orage éclata sans prévenir. En l'espace de quelques secondes, la brume s'alourdit, le ciel passa du vert décoloré au vert atomique, et un premier éclair zébra les nuages. Le tonnerre fit trembler le sol sous mes pieds et crépiter mon compteur Geiger.

Nous ne voyions plus à quelques mètres devant nous, malgré les lampes frontales de Zeke et Duke. Il n'y avait rien à faire : il fallait continuer à marcher droit devant nous, en luttant contre les bourrasques de vent qui soulevaient poussières et brindilles.

J'avais toujours détesté les orages. Toujours. J'aimais ce moment juste avant l'orage, les couleurs qui s'en vont, le vent qui se lève, les premières gouttes de pluie, le pétrichor ; mais au premier éblouissement de la foudre, je devais trouver refuge, loin du grondement du tonnerre.

Mais il n'y avait aucun refuge ici. Les yeux mi-clos, comme pour me protéger, je comptais chaque pas, concentrée sur le sable que je ne voyais qu'à peine, me rappelant d'avancer. Tout droit.


Un, deux, trois, quatre, cinq.


Les orages n'arrivaient pas souvent dans le centre de Boston.

Je devrais même dire les orages nucléaires, puisque c'est ce qu'ils étaient. Chaque éclair libérait des radiations et le ciel se teintait de cette couleur verte. La première fois, j'avais été prise de court. Ces orages étaient bien plus violents que ceux d'avant les bombes. Mais ils étaient bien calmes à côté de celui qui battait son plein dans la Mer.

Le vent m'empêchait presque de marcher, m'envoyant quelques centimètres en arrière, à chaque pas. Zeke disait en riant "une petite chose comme toi, on te perdrait dans une armure".

Il n'avait pas vraiment tort.


— Qu'est-ce qui se passe ? criai-je à Duke qui venait de s'arrêter.

Il recula de quelques pas, imités par Zeke et Nick qui fixaient quelque chose droit devant eux. C'est là que je le vis.

Malheureusement, ce n'était pas Virgil. Haut de plusieurs mètres, au moins deux, de longues cornes perchées sur sa tête, le port menaçant, les sens aux aguets. Le dessin du livre n'était pas si éloigné de la réalité, finalement. L'écorcheur était telle une silhouette d'horreur dans la brume. Sans cesser de le regarder, j'ouvris mon sac. Zeke m'arrêta en m'attrapant fermement le bras. Lentement, il me tira en arrière, suivi par les autres.


Vingt-huit, vingt-neuf, trente.


Il fallait contourner l'écorcheur : c'était le plan que nous avions établi en silence. Devoir faire un détour aussi mince soit-il nous éloignait peut-être de notre but, mais qui pouvait bien le savoir, à part Virgil, perdu au milieu de la Mer ? Nous n'avions pas le choix. Que disait le livre à propos des écorcheurs ? Priez, et courez.


Cinquante-et-un, cinquante-deux, cinquante-t


Zeke m'attrapa par la taille avant de me projeter quelques mètres sur le côté. J'atterris sur le dos, ce sable était bien plus dur qu'il n'y paraissait quand il s'agissait de tomber à la renverse dessus. J'entendis les coups de feu avant de réussir à me relever.

Je ne voyais rien, Zeke m'avait lancée si loin que j'étais désormais perdue dans le brouillard, ce qui ne m'empêcha pas d'attraper mon fusil laser et de m'élancer droit devant moi.

Oh, je savais que cette combinaison ne me protégerait de rien et que la moindre égratignure dans le tissu signerait une mort lente et certaine, peu importe la quantité de RadAway que je pourrais m'injecter dans les veines. Mais s'ils mouraient, je n'irais pas bien loin non plus.


En action, la bête était encore plus terrifiante. Ses griffes, longues comme des sabres, semblaient pouvoir couper la plus dure des armures comme dans du beurre. Les Atom Cats avaient sorti l'artillerie lourde : deux miniguns qu'ils tenaient devant eux pour maintenir l'écorcheur à distance, leurs canons tournoyant dans un vacarme à rivaliser avec l'orage.

Ils tiraient et esquivaient avec une agilité qui était étonnante quand on voyait leurs armures.


Mes belles pensées s'étaient envolées. Cette bête était tout droit sortie des Enfers. Il n'y avait aucun doute là-dessus. Je m'accroupis derrière une souche d'arbre, en me disant que de prier n'était probablement pas une mauvaise idée, en fin de compte. Je regardai leurs trois silhouettes comme ma seule chance de salut.

Mais l'écorcheur se lassa rapidement de ce jeu dans lequel il ne pouvait pas attraper ses proies équipées d'armes lourdes. Il releva le nez, huma l'air, verrouilla ses yeux sur Nick, et fonça.

T'as rien fait. T'as rien fait. T'as regardé la scène.


— LILY, NON !

La morsure cuisante des faisceaux laser attira l'attention de l'écorcheur. Il interrompit sa course et se retourna en se demandant d'où pouvait bien venir cette brûlure.

— C'est moi qui te tire dessus, saloperie, sifflai-je en continuant à appuyer sur la détente.

Des grands yeux orangés, des dents, ou plutôt des crocs qui semblaient trop grands pour sa gueule entrouverte, sa peau écailleuse sur laquelle perlait le sang, sa queue de reptile, comment le monde avait-il pu créer une telle chose ? La bête renifla, gronda, et s'élança dans ma direction.

En courant plus vite que jamais je n'avais couru, je me rendis compte de ma stupidité. Derrière-moi, à chaque foulée, l'écorcheur gagnait du terrain, je pouvais presque sentir son souffle, ce grondement sourd parvenant comme une sentence de mort à mes oreilles, une détonation retentit derrière-moi ; je ne ralentis pas, mes jambes continuaient leur course folle, ignorant la douleur, le point de côté, et tout le reste.

Les explosions continuèrent. Au loin, Zeke et Duke balançaient des grenades en faisant de grands gestes avec l'espoir d'attirer l'écorcheur. Ce qui fonctionna.


Ils se remirent à tirer jusqu'à ne plus avoir de munitions. Zeke se débattait avec le chargeur tambour de son minigun comme s'il était possible de recharger une telle arme sans s'arrêter de courir. À l'instant même où la bête sautait en l'air pour l'attraper, il souleva son minigun au-dessus de sa tête et le projeta de toutes ses forces contre la tempe de l'écorcheur.

Il ne pouvait pas être mort. C'était trop facile. Duke regarda Zeke, échangeant à nouveau des mots par la pensée. Il dégoupilla une grenade avant de la fourrer dans la gueule du monstre.

Ils se mirent à courir, et, comprenant ce qui allait se passer, je me jetai au sol, la tête dans les mains.

L'écorcheur explosa dans un grand boum.


Comme s'il nous avait attendus, l'orage se calma.

Les nuages s'éparpillèrent pour laisser passer un rai de lumière là où gisaient les restes de ce qui nous avait traqués.

De son crâne, il ne restait qu'une flaque informe de sang et de cervelle.

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