La Traque
Chapitre 17
L'ombre des pins s'allongeaient sur un épais tapis d'épines, rongeant peu à peu les derniers rais de lumière qui égayaient les sous-bois. Le disque solaire, ensanglanté et mourant, sombrait rapidement à l'horizon, éclaboussant le ciel de ses rayons pourpres, pour faire place à une nuit fraîche et étoilée. Une odeur entêtante d'humus, de sapin et d'humidité régnait sur une petite route inégale qui grimpait le long des flancs du Mont Diablo plus silencieux que jamais.
Sa main raffermit sa prise sur un couteau couvert de sang. Un bourdonnement continu résonnait à ses oreilles et tous ses sens étaient à l'affût du moindre mouvement.
Sans dire un mot, il laissa son véhicule sur la route bitumée et s'enfonça prudemment sur un chemin mal dessiné qui se frayait un étroit passage entre les arbres et les buissons, le cœur au bord des lèvres. La mission approchait à son terme et plus rien ne pouvait l'arrêter, plus maintenant… Il était bien trop proche de l'accomplissement final de son œuvre.
A cette pensée, il ne put réprimer un spasme douloureux et électrisant qui éclata dans tous ses membres. Tout son être ne tendait qu'à tuer, qu'à assouvir cette soif qui infligeait tant de tortures à son corps, à son esprit. Il n'y avait plus de bons ou de mauvais, de méchants ou de flics, juste lui et ce besoin impérieux. Il n'était plus qu'un passager silencieux, entièrement dominé par l'autre, cette hôte fou et dénué du moindre sentiment. Brisé par la douleur et ce désir ardent, il suivait aveuglément la bête qui contrôlait ses membres et ses pensées.
Il devait tuer pour se gorger du seul sentiment qui parvenait à apaiser ses souffrances : le plaisir.
Nerveusement, il passa une main sur son visage et regarda ses ongles ocre. Son regard éteint descendit sur sa chemise, son pantalon et ses chaussures.
Le sang de Roger maculait ses vêtements, ses mains, son couteau… Une expression de dégoût passa sur le visage lisse du jeune homme : ce nom le répugnait.
Mais il était désormais mort et ne représentait plus aucun danger.
Quiconque se mettait en travers de sa route était forcément lié à l'ennemi… Roger avait voulu l'arrêter, le tabasser pour qu'il parle, qu'il fasse tomber le masque et lui révèle le nom de son complice. Mais l'hôte n'avait aucun nom, il était en lui et était né de la pire des abominations.
Il était à la fois la victime et le bourreau.
Mais l'inspecteur, sans se douter dans quelle guêpier il avait mis les pieds, avait vu le masque glisser de son visage et le monstre s'était montré en plein jour, devant ce policier trop obstiné et trop imprudent.
A ce souvenir, la colère monta brusquement en lui, tel un torrent glacé et brûlant à la fois… La rage qui l'avait transporté une vingtaine de minutes auparavant gonfla à nouveau son torse et il se mit à haleter de haine et de plaisir. Sa vue se brouilla et un voile rouge tomba sur la route. Il sentit encore le sang éclabousser son visage, ses lèvres, sa langue… Le goût ferreux se répandit à nouveau dans sa bouche.
Une vague douleur le ramena brusquement à la réalité, dans les petits bois. Un liquide chaud coulait paresseusement dans sa bouche et il se rendit compte, à moitié hébété, qu'il venait de se mordre profondément la lèvre.
Il secoua la tête pour reprendre ses esprits et laissa le sang goutter sur son menton et couler paresseusement dans son cou. La douleur émanait de très loin, comme si son corps était à moitié engourdi.
Faisant fi de cette morsure, il avança un peu plus rapidement. Le sol mou et couvert d'un épais tapis d'épines humides, agglutinées à quelques branches et feuilles, étouffait le bruit de ses pas.
Soudain, il s'arrêta net et sentit son cœur battre plus vite. Un délicieux frisson parcourut son corps glacé, enfoncé dans l'obscurité naissante renforcée par l'ombre des immenses pins qui bordaient le petit chemin.
Le chalet du préfet se dressait fièrement dans une petite clairière. Une lumière vive à peine occultée par de fins rideaux se répandait généreusement sous deux petites fenêtres, combattant vaillamment la pénombre environnante. Dans le ciel, le soleil s'était finalement couché et, même si quelques rayons émanaient encore de l'Ouest, le ciel était désormais teinté de couleurs sombres.
Sans hésiter, Spencer s'avança droit vers la petite bâtisse. L'endroit aurait sans doute pu être charmant, si la mort ne rôdait pas aux alentours. Les battements de son cœur se répercutaient dans chaque fibre de son corps et semblaient résonner bruyamment dans la petite plaine dégagée. En quelques enjambées, il arriva devant l'entrée de la maisonnette. Il tendit l'oreille et posa les yeux sur le rais de lumière qui s'infiltrait sous la porte. Il tenta de calmer sa respiration presque sifflante et entendit un murmure indistinct et anxieux, légèrement étouffé par les fins murs en bois. Des bruits de pas pressés semblèrent s'approcher de lui. Reid retint son souffle et serra un peu plus fort son couteau. Il posa sa main gauche sur la porte et banda tous ses muscles, prêt à sauter sur sa proie.
Mais les bruits s'éloignèrent et le murmure reprit. Une bourrasque de vent agita les pins et fit gémir le petit chalet. Ce bruit coupa court au monologue confus de Curl. Un silence pesant tomba sur eux. L'un et l'autre tendaient l'oreille, séparés d'une mince porte de bois. Le vent siffla violemment dans les branches, hurlant dans la nuit qui rampait dans les bois.
Une voix tremblante et peu assurée se fit entendre, provenant de l'intérieur :
-Y-a-t-il quelqu'un ?
Spencer sourit vaguement, mais ne répondit pas. Du coin de l'œil, il vit la lumière qui se dégageait de l'une des fenêtres croître. Le jeune homme retint son souffle, sans esquisser un geste, espérant ne pas pouvoir être aperçu depuis la fenêtre.
Il voulait le prendre par surprise, pour qu'il n'ait pas le temps de s'emparer d'une quelconque arme.
Une nouvelle rafale froide et humide s'engouffra dans la plaine et déchira le silence paisible de la forêt. Le rideau se rabattit alors sur la petite fenêtre, occultant à nouveau légèrement la lumière.
-Le vent… Ce n'était que le vent… Tu es vraiment parano, mon vieux… Vraiment… Personne ne peut te trouver ici…
Un rire forcé et étouffé parvint à Reid qui, tapi dans l'obscurité, laissa sa main gauche glisser sur la poignée de la porte. Ce porc n'allait bientôt plus avoir l'occasion de rire. Lentement, il tourna le bouton de cuivre et prit une forte inspiration.
C'était la fin, le moment tant attendu…
Il poussa alors violemment la porte et entra dans une petite cuisine chaleureuse et fortement éclairée. Un cri retentit sur sa gauche et il pointa aussitôt son couteau dans cette direction. Curl se tenait à quelques mètres de lui, dos à un petit frigo, tremblant de la tête aux pieds, les yeux exorbités par la terreur…
Tétanisé.
Spencer sentit un feu vorace s'emparer de son corps et tous ses sens furent momentanément ankylosés par le plaisir que lui procurait la vue de sa proie, faible et désarmée.
-Bonsoir, Curl.
Il avait prononcé ces mots dans un gémissement rauque, partagé entre la douleur, les souvenirs et le désir. Ses yeux glissèrent sur la petite pièce sommairement meublée dans laquelle ils se trouvaient, et s'arrêtèrent sur la une petite table en bois sur laquelle trônait un sac de voyage à moitié rempli.
-Vous partiez en voyage ?
Le regard de l'homme en face de lui semblait hésiter entre le couteau et les vêtements de Reid, maculés de sang. Des larmes de peur embuaient ses petits yeux vifs et tremblants et coulaient sur ses joues bien remplies. Il articula difficilement, la gorge nouée.
-B… Bonsoir. Je prenais des… vacances.
Spencer pencha la tête et sourit distraitement, les traits déformés par une étrange et froide animosité.
-Vraiment ? Et où vouliez-vous partir ?
Curl ferma les yeux et se mordit la lèvre.
-Spencer, tu n'as pas à faire ça…
Reid ne l'écouta pas et continua, les yeux brillants d'excitation.
-Je connais un endroit… Un très bel endroit où vous pourriez vous rendre.
Il s'approcha doucement du préfet qui fit un pas en arrière et se plaqua contre le frigo. Il n'avait aucun moyen de s'échapper et le savait pertinemment. Ses lèvres se mirent à trembler, à former des mots confus, des supplications, des excuses… Mais Spencer n'entendait que les grognements bestiaux des monstres qui l'avaient à jamais détruit.
Leur visage, leur odeur, leurs rires… Tout lui revenait et l'aveuglait.
Le chalet gémit violemment sous l'effet du vent, couvrant à peine un hurlement inhumain.
Le soleil nappé d'incarnat disparaissait rapidement à l'horizon, laissant un ciel noyé d'un rouge délavé. Un vent frais se leva doucement, descendant les flancs du Mont Diablo, puis parcourant la plaine avec vigueur. Hotch réprima un frisson d'horreur et de froid, lorsqu'une bourrasque balaya son visage.
Les mouches bourdonnaient furieusement devant lui en se partageant le corps de l'inspecteur. Morgan se tenait silencieusement à côté du cadavre, le visage fermé et déterminé. Dans un premier temps, son agent avait tourné furieusement autour du corps, refusant d'admettre l'évidence, se battant encore et encore contre cette affreuse vérité. Ensuite, après quelques secondes, il s'était figé, les traits défaits, horrifié, et s'était accroupi à côté du cadavre. Hotch l'avait entendu pleurer, dans un murmure déchirant et à peine audible. Ce bruit feutré s'était éteint rapidement, sans doute étouffé par la fierté de Derek. Depuis, Morgan affichait une mine sombre et résolue, immobile et impassible. Seuls ses yeux rouges témoignaient de la peine qui l'avait momentanément submergé.
Le regard impénétrable de son agent inquiétait légèrement Hotch, mais il ne pouvait s'attarder maintenant sur les états d'âme de ses collègues. Lui-même était totalement bouleversé…
Spencer, le benjamin de l'équipe était un tueur. Leur tueur, sans doute…
A cette pensée, Hotch sentit une nausée lui retourner l'estomac, mais il ne broncha pas. Il ferma les yeux pour ravaler les remords qui remontaient dans sa gorge et qui lui coupaient le souffle. Il avait remarqué que Reid avait des problèmes, à plusieurs reprises, mais ne l'avait pas aidé… Il l'avait laissé seul, livré à lui-même, pensant qu'il s'en sortirait sans son aide.
Il l'avait à la fois surestimé et sous-estimé.
Jamais il n'aurait pu l'imaginer capable de commettre de telles atrocités, pas même dans ses pires cauchemars…
Une mouche vorace voleta à son oreille, dans un bourdonnement désagréable.
Hotch la chassa d'une main, dégoûté et glacé. Il tenta d'inspirer profondément pour reprendre ses esprits, mais sa gorge serrée ne laissa passer qu'un mince filet d'air.
Il avait l'impression d'étouffer.
L'incompréhension et l'horreur phagocytaient tous ses moyens. Pour la première fois depuis longtemps, il était en proie à la panique, pourtant, il fallait qu'il se calme et réfléchisse.
Soudain, une évidence le frappa et lui scia les jambes. Une scène s'imposa à lui et lui donna des vertiges. En tremblant violemment, il se tourna vivement vers Emily, JJ et Rossi qui se tenaient à quelques mètres du corps, hébétés.
-Nous avons trop tardé ici. Si nous voulons avoir une chance de trouver Curl vivant, nous devons impérativement partir. Allons-y.
Ce n'était certes pas le véritable motif de son besoin de quitter cette scène de crime, mais mettre des mots sur les images qui venaient de le submerger était trop pénible.
Prentiss, perspicace et mesurée, fronça les sourcils et répondit d'une voix légèrement tremblante, profondément bouleversée :
-Reid ne le tuera pas tout de suite, si nous suivons son… mode opérateur. Ne devrions-nous pas attendre les renforts ? Ils vont arriver d'une minute à l'autre…
Aaron sentit son cœur s'emballer et galoper à toute vitesse dans sa poitrine. La peur électrisa ses membres et dissipa la lassitude et les remords qui le rongeaient. Dans un effort extrême, maudissant la clairvoyance de la jeune femme, il tenta de s'expliquer sans déterrer l'évidence qui l'avait violemment frappé.
-Non. Ils ne doivent pas trouver Spencer avant nous ou avec nous. Il est désormais considéré comme un tueur de flics et ne doit pas tomber dans leurs mains.
Un silence dérangé par le vrombissement des mouches qui grouillaient sur le corps de Roger, s'abattit sur la plaine. L'image de Reid, abattu par les collègues de Roger se matérialisa sous leurs yeux.
Le vent siffla aux oreilles d'Hotch et le fit trembler. Le corps inerte de Reid se substitua à celui d'Haley.
Etrangement, cette image restait inconcevable, quelle que soit la véritable nature du jeune homme… Ils ressentaient tous le besoin de le protéger, de comprendre, de le sauver…
De faire ce qu'ils n'avaient pas fait avant qu'il ne soit trop tard.
D'un accord tacite, les cinq agents tournèrent les talons et se mirent à courir vers leurs véhicules. Ils gagnèrent rapidement la route et montèrent dans les SUV. Ils démarrèrent au quart de tour et s'élancèrent à toute allure sur la route rectiligne.
Derrière eux, le soleil mourait.
A suivre...