Soif de Vengeance
Chapitre 3
Les secondes s'égrenaient dans l'air trop lourd. Il suffoquait. La douleur semblait à nouveau palpiter doucement dans ses veines sclérosées par la peur. Le canon contre sa nuque semblait hésiter, aussi versatile que le souffle erratique qui parcourait son cou. Une balle plus bas, plus haut… Oh et pourquoi pas sur le côté ? Le corps de Rudy tremblait contre cette porte de bois tandis que le jeune homme derrière lui tentait de se contenir un peu, pour ne pas l'abattre directement, comme son besoin primaire le lui ordonnait.
Il sentait la rage irradier de ce corps pourtant si faible et brûler sa peau nue et frémissante, parcourue par de centaines de bêtes grouillantes et imaginaires.
Il avait peur.
Enfin, la main sur sa gorge le tira en arrière et le ramena au salon. Ses jambes flageolantes suivaient docilement le bourreau, trop heureuses d'avoir été épargnées et d'avoir encore la capacité de se mouvoir, de porter un poids...
Cependant, aucun son ne pouvait sortir de sa bouche. Même si une reconnaissance illimitée envers une quelconque force supérieure ou envers Spencer qui l'avait exempté d'une balle dans la tête, lui éreintait le cœur et lui hurlait des remerciements silencieux.
Il était en vie.
D'ailleurs, plus il réfléchissait et plus il pensait s'en sortir : Spencer n'était pas un tueur. Il était trop gentil. De plus, s'il voulait réellement lui faire revivre ce qui s'était autrefois passé, il le laisserait obligatoirement en vie à la fin des périples et tortures…
Il se laissa donc guider et s'assit - comme Spencer le lui indiquait - sagement dans un fauteuil, tout en jetant un regard perplexe au programme télévisé. Il tourna lentement la tête vers son tortionnaire livide de colère et dont les mains tressautaient nerveusement le long du corps. L'une tenant une arme et l'autre un caméscope. Le sien.
Les yeux de Rudy s'écarquillèrent un peu d'horreur et de honte : qu'allait-il faire avec ça ? Avec cet outil qu'il utilisait avec plaisir lorsqu'il faisait l'amour à une ou plusieurs belle(s) créature(s). En voyant son air hébété, le visage de Spencer se fendit en un sourire sans joie particulière, un sourire triste et douloureux.
-Je sais que tu es très télégénique, Rudy.
Comme prévu, en allant dans la chambre de ce maniaque du pouvoir et de l'interdit, il avait trouvé des miroirs sur tous les murs et une caméra sur pied à quelques mètres d'un lit immense et soyeux. Aucune fenêtre, juste une ambiance tamisée, humide où se mêlaient parfum et sueur.
Dégoûtant.
Chaque miroir qui l'avait fixé à cet instant, avait semblé lui renvoyer les grognements lascifs, les impudeurs, les images horriblement dépravées dont ils avaient été témoins… Tous ces murs lisses et brillants reflétaient fidèlement l'aspect monstrueux de ceux qui passaient par ici… Grossissant les traits, suivant chaque mouvement obscène et jetant un œil pervers sur les occupants de ces lieux grotesques et maculés de honte.
Il avait vacillé dangereusement, voyant danser sous ses yeux, les aspects et différentes perspectives de sa propre histoire… Il s'était vu, attaché aux barreaux de ce lit, observé par ces miroirs impudiques, mis à nu par le simple fait d'être dans cet endroit maudit. En une seconde, pris de claustrophobie et de nausées, il avait pris la caméra et quitté la pièce horriblement exiguë et oppressante.
Et il l'avait alors vu, tentant lâchement de fuir… Le brouillard… La fureur… Le reste de ses souvenirs était confus…
La colère l'avait aveuglé. La haine qu'il ressentait à l'égard de cet être immonde qui avait essayé de se soustraire à sa justice, avait bruyamment battu - et frappaient encore - dans ses tempes. Il s'était maîtrisé avec peine et avait ramené ce salaud dans le salon où il l'avait fait s'asseoir. Ses mains tremblantes de nervosité avaient attrapé le caméscope posé hâtivement sur la table en chêne.
Debout devant Rudy, il avait fermé les yeux un instant et avait senti doucement sa rage se dissiper pour redevenir froide et parfaitement contrôlée. Ses paroles acerbes et pesées sortirent donc sans effort, fluides comme l'eau d'une source.
-Je veux que tu te touches.
Même demande qu'autrefois, au cinéma.
-Je vais te filmer.
Comme le soir du viol.
-Et tu avoueras à la caméra que tu es une ordure… Je l'enverrai à ta mère pour qu'elle comprenne ce que tu es et qu'elle ait honte de toi…
Comme la sienne.
-Je la posterai également sur le net.
Le visage déconfit par la douleur de Rudy se crispa en une grimace renfrognée.
-Je… euh… je… ne peux… pas… Pitié…
Spencer pencha doucement la tête, menaçant, mais calme.
-Oh si, tu peux. Et si tu dis un seul mot à mon propos ou si tu refuses de coopérer et d'assumer le monstre que tu es, je te tire une balle dans la partie de ton corps que tu sembles utiliser le plus dans ta misérable existence. Et crois-moi, je ne parle pas de ta tête.
Il vit sa victime se raidir et plaquer plus fort ses mains contre l'endroit concerné, comme si ce tas de chair et d'os pouvait contrer une balle lancée à environ 250 mètres par seconde…
-Enlève tes mains. Vu ce qu'il y a sur la vidéo qui se trouve dans ce caméscope, tu n'es pas assez pudique pour ce genre de manières.
Il releva le canon de l'arme vers sa victime et posa le caméscope sur la table, tout en calculant le bon angle, métallique.
-A trois, je veux enfin t'entendre dire la vérité…
Que le masque tombe et laisse voir l'hideuse vérité que son argent dissimulait.
-Trois…
Rudy se mit à trembler et s'exécuta doucement en pleurnichant.
-Deux…
Spencer posa un doigt sur le bouton circulaire et principal du caméscope.
-Un…
Il appuya silencieusement. Le film commençait…
Rudy tremblait de honte et ses soubresauts convulsifs ravivaient la douleur due aux épingles qui transperçaient sa chair.
Il n'avait pas eu le temps de réellement défendre sa cause, d'empêcher cet œil mécanique d'imprimer cette image si peu glorieuse de lui… Il avala difficilement sa salive et continua à se toucher avec dégoût. Il ouvrit la bouche pour commencer à parler, écrasé de terreur à l'idée que Spencer ne lui tire dessus, mais il ne put que pousser un gémissement horriblement étouffé.
Il pleurait.
Il détacha ses yeux de la caméra et regarda le sol pour oublier cet objectif vitreux posé sur lui, qui serait l'intermédiaire du regard de sa mère et de celui de centaines d'autres personnes. Un peu plus calme, il se lança une nouvelle fois.
-J… je… m'appelle… Rudy Clints. Je suis un monstre… J'ai beau donné mon argent à des associations… je suis un homme dégoûtant… J'achète tout ce que je veux… Et j'utilise les autres comme bon me semble…
Il s'arrêta un instant, hésitant à s'accabler plus. Il se savait ignoble aux yeux des gens trop pauvres pour comprendre que la seule loi morale à conserver était celle de la richesse… mais il n'avait pas envie que tout le monde connaisse ces choses qu'il cachait depuis des années derrière sa peau bronzée, ses dents parfaitement alignées, ses beaux et luxueux costumes, sa coupe de cheveux à la mode et son corps athlétique.
Il lança un regard circonspect à Spencer : son bras, lui, ne vacillerait pas pour lui rappeler qu'il pouvait révéler des choses bien pires. Il renifla un peu et reprit ses phrases hachées de trémolos exagérés et feints qui masquaient une véritable terreur.
-Je… euh… j'ai fait de nombreuses mauvaises choses… Je suis violent… Je frappe les filles que j'emmène dans mon lit… Quand elles refusent de coucher avec moi, je les drogue ou je les paie… Je n'aime personne à part moi… et j'adore voir les autres souffrir par ma faute. Euh... J'aime l'alcool… La drogue… Le sexe… Et les pornos et les filles que je ramasse dans la rue…
Il fit une nouvelle pause et avala difficilement sa salive.
-Je… euh… A l'université… Je faisais tout pour pourrir la vie de ceux… qui n'avaient rien… Car c'était facile, lâche et amusant… J'ai même été accusé de viol… mais avec de l'argent ça a été vite effacé… Je suis un salopard… Et donc, je mérite ce qui m'arrive… Je suis désolé…
Il se tut enfin, ne sachant plus quoi dire, le visage baigné de larmes. Il espérait avoir dit assez de choses pour que Spencer soit satisfait et avait tenté de lui faire entendre ses remords - légèrement hypocrites - dans l'espoir d'attiser sa pitié… Il entendit un déclic et sursauta, ayant l'impression douloureuse de sentir une balle le traverser de part en part.
Il leva des yeux apeurés, ne voyant aucune déflagration, et constata que Spencer avait juste arrêté la caméra.
-Bien.
La satisfaction se lisait sur ses traits un peu plus détendus. Le cœur de Rudy battait toujours à tout rompre et son torse qui se soulevait violemment, semblait sur le point de se fissurer de toutes parts à cause des aiguilles qui saignaient doucement son corps. Il devait se calmer.
Il lâcha enfin la chose inerte entre ses jambes, remarquant que sa main couvrait toujours la zone, et sentit un étrange picotement assaillir ses reins.
A cause de la peur, il avait un besoin pressant.
Il se balança nerveusement d'une fesse à l'autre, sous le regard fixe de Spencer qui semblait ne plus le voir. Il se demandait à quoi il pensait à cet instant. A la prochaine torture ? A la prochaine humiliation ? Ou à rien ? Bizarrement, ses pupilles dilatées semblaient s'ouvrir sur le néant, sur une plaie béante percée dans sa tête, accès direct à ses pensées trop noires et trop douloureuses pour être prononcées.
Spencer, sentant le regard curieux et torturé de Rudy, sembla enfin sortir de sa torpeur et un éclat triste assombri encore plus ses yeux.
-Un problème ?
Rudy se mordit la lèvre, à nouveau immobile, sous le regard apathique de son bourreau.
-Je euh… j'ai besoin de… euh…
Il se demandait comment un mot aussi simple était incapable de franchir ses lèvres. Il avait dit bien pire, à n'importe qui… Mais là, écrasé par l'ascendant qu'avait son adversaire sur lui, il chuchotait plus qu'il ne parlait et censurait ses propres phrases, de peur de dire le mot qui l'enverrait dans la tombe.
Son assurance s'était éteinte.
Spencer se leva, prit un vase en porcelaine d'une valeur inestimable et le lui tendit.
-Je t'en prie.
Sa politesse froide et calculée était plus terrifiante que ses excès de rage. Rudy prit le récipient, le teint blême, effrayé. Il n'avait pas vraiment envie de faire ça sous les yeux de Spencer et encore moins dans un vase unique qui lui avait tellement coûté ! Pourtant, le faire à terre serait encore plus honteux…
Il brassa du regard son salon, désespéré. La nuit tombait et la luminosité baissait en même temps qu'elle, laissant une ambiance spectrale et surnaturelle régner dans la pièce richement décorée. Une sorte de cauchemar éveillé qu'aucune lueur ne semblait vouloir égayer. Le visage de Spencer, toujours aussi angélique et fermé était lugubrement blanc et seuls ses yeux mats et secs semblaient bien vivants, posés sur lui, attendant qu'il s'avilisse encore.
Rudy gémit un peu, assailli par l'envie de se lever, de s'enfuir de ce funeste délire. Mais l'arme qui le visait dans la légère pénombre, l'empêchait d'esquisser un geste.
Il finit par prendre son sexe et urina dans le vase, pissant sur le symbole de sa richesse et de sa réussite, tout en tentant de préserver ses nerfs, humilié par ce qu'il faisait sous les yeux de Spencer.
Il avait la tête qui tournait. La douleur qu'il oubliait par intermittence perçait sa peau à chaque respiration trop forte et le faisait tressaillir. Il avait peur de s'en mettre partout, avec ses gestes rendus gauches par les tremblements incessants, par les petites morsures qui assaillaient son corps. Il finit enfin sa naturelle mais honteuse besogne et lança un regard effrayé à un Spencer trop calme.
-Bois.
Un tressautement secoua violemment son torse et lui arracha une plainte.
-Non !
Spencer baissa les yeux et tapota nerveusement le canon de son arme.
-Tu veux un peu de savon pour que ça passe mieux ? Ou tu veux que j'ajoute aussi mon urine, peut-être ?
Spencer tâtonna son arme et le regarda cruellement.
-Bois.
Rudy éclata en sanglots en voyant l'arme se lever, appuyant la sentence irrévocable. Il baissa les yeux sur le vase bien rempli et l'odeur âcre de l'urine lui agressa les narines. Il ne pouvait pas.
-Pitié… Je t'en prie… pas ça…
Spencer haussa les épaules et sourit encore, implacable.
-J'ai appris avec toi que supplier était inutile et juste un peu plus humiliant. Bois.
Rudy souleva entre ses mains tremblantes le vase écœurant et chaud et le porta à ses lèvres, entre deux sanglots. Il but enfin, après une longue inspiration bercée par l'odeur aigre de la pisse, une gorgée, tentant de retenir son souffle et d'oublier ce liquide brûlant et dégoûtant qui s'écoulait dans sa bouche et sa gorge. A la moitié, un haut-le-cœur l'étreignit et il vomit dans le vase, s'arrachant un cri de douleur.
Le visage de Spencer se ferma encore plus et se figea dans une moue mécontente.
-Bois.
Il vomissait encore un mélange d'urine, de restes de sandwich et de bile quand il l'entendit réitérer l'ordre. Il secoua la tête, désemparé et frissonnant.
-N…on…
Il l'entendit se rapprocher et sentit le canon de l'arme se poser sur son front.
-Bois.
Il s'exécuta en pleurant. Vomissant, buvant encore. Rendant toujours, ingurgitant à nouveau l'abjecte mixture. Il finit, au bout de longues minutes par avaler tout.
Il lâcha le vase qui explosa à ses pieds, comme les derniers remparts de fierté qu'il avait intérieurement conservés.
Il fixa, hagard, ces éclats éparpillés sur le sol.
Brisé.
A suivre...