Eldgala
Vers Gil'ead
Quand je revins à moi, tout n'était que douleurs et sensations pénibles. J'étais ligotée à un arbre dans une position inconfortable et bâillonnée, j'en avais des fourmis dans les membres. Un chiffon m'empêchait de respirer convenablement et en prime, du sang séché m'encombrait. La souffrance qui m'avait étreinte diminua, par palliés décroissants. Avec un rapide coup d'oeil, j'analysais la situation, mes esprits me revenaient. A environ six coudées devant moi, mourrait un feu. De l'autre côté, un homme encapuchonné, assis sur une souche, me faisait face. Je ne distinguais pas ses traits. Un arc reposait en travers sur ses genoux et un carquois était à portée de main. A ma gauche, le dragon – toujours aussi sublime – était roulé en boule et le garçon brun était appuyé contre son flan. Il semblait dormir paisiblement. En revanche, les yeux bleus saphir me fixaient intensément, sans ciller. J'en déglutis. Plus loin sur ma droite, leurs montures blanche et grise – de très belles bêtes – paissaient tranquillement. Les dernières ombres de la nuit se dissipaient, la lueur grise de l'aube régnait. Quand j'essayai de remuer, les liens me scièrent la peau, le moindre mouvement fut affreux. L'homme releva alors sa capuche. C'était celui qui m'avait frappé, avant que je ne tombe dans le néant. Il me lança un regard noir et se leva. Il déposa doucement son arc dans l'herbe et avec une lenteur calculée, il sortit une dague de sa botte. Puis, toujours aussi lentement, comme un prédateur traque sa proie, il se dirigea vers moi. Les grands yeux du dragon ne me lâchaient pas. Pour la première fois depuis que j'étais partie de mon village, j'avais peur, mon coeur s'emballa. Arrivé devant moi, il passa une main dans ses cheveux noirs pour dégager son visage. Puis, il approcha son arme du mien. Mes yeux s'agrandirent de frayeur, je retins ma respiration et m'aplatis contre le tronc. Le jeune homme n'étais qu'à un pas, mais je ne pouvais sentir ses émotions. Le plat de la lame était froid lorsqu'il toucha ma joue, rendue brûlante par l'émotion. Il fit glisser la lame jusque sous mon menton. Mon sang ne fit qu'un tour. Je ne respirai toujours pas et sentais mon coeur battre à tout rompre dans ma poitrine. Une seule pression et il m'égorgeait. Je scrutais son visage qui n'étais qu'à quelques centimètres, pour déceler ce qu'il allait faire. Toutefois, un crissement se fit entendre derrière.
- Murtagh?, s'enquit une voix masculine.
Ledit Murtagh soupira et trancha mon bâillon, avant de retourner s'asseoir sur sa souche. Je pris une grande respiration, et les cordes m'empêchèrent de m'effondrer à cause de mes jambes flageolantes. Mon coeur battait toujours trop rapidement, mais je fus soulagée. A force d'haleter, une quinte de toux me pris. Je crachai un caillot de sang, pour enfin me reprendre. Pendant ce temps là, le brun éclopé et l'autre, Murtagh, me dévisageaient. Pour une raison qui m'échappais, je ne sentais pas leurs pensées, ni ce qu'ils ressentaient. Le dragon avait relevé sa tête triangulaire et humait l'air autour de lui.
- Qui es-tu?, m'interrogea le brun.
Je le toisai, sans répondre. Il consulta le dragon du regard, puis retira un gant. Il me montra sa paume et fit jouer la faible lumière, qui provenait du feu dessus. Une marque blanche et scintillante se trouvait au creux de sa paume. J'étais bouche bée.
- Je me nomme Eragon. Ceci est la gedwëi ignasia, cela veut dire que je suis Dragonnier. Ma dragonne est Saphira. Si tu es une ennemie, tu dois nous craindre. Alors maintenant, je te repose la question, qui es-tu?
La menace était subtile, je frissonnai une fois de plus. Tandis qu'il se présentait, la dragonne se leva, les babines retroussées qui montraient des crocs blancs bien acérés. Trois paires d'yeux me fixaient de nouveau. Je déglutis et dis d'une voix que j'espérai forte :
- Leha.
Silence. Ce fut Murtagh qui reprit la parole.
- Pourquoi te trouves-tu ici, précisément dans ces bois? Dans cette région quasiment inhabitée?
Je ne pouvais évidemment pas répondre, je n'allais pas leur dire que juste avant de mourir, ma mère, dans son dernier souffle, m'avait chuchoté que je devais me rendre dans le Du Weldenvarden. Cela ne les regardait pas et je ne pensais pas qu'ils me croiraient, de toute façon. Inventer un mensonge convaincant en quelques secondes n'était pas possible non plus.
- Je ne suis pas une ennemie, soufflai-je, je suis ici car c'est ma route pour me rendre dans le nord.
- Vraiment? Tu voyages seule?, poursuivit Eragon.
Question inévitable.
- Non.
- Qui d'autre est avec toi alors?!
Le ton était plus pressant.
- Mon cheval, Nox.
Ils étaient sceptiques.
- Une fille qui se balade toute seule dans la forêt, où l'on trouve des loups, des ours, peut-être des Urgals et j'en passe, de surcroît dans une région sensée déserte ! Tu nous prends pour des imbéciles, c'est ça?!, s'écria Murtagh.
Effectivement, si j'avais été une espionne ou quelque chose comme ça, j'aurais tenu à peu près le même discours.
- Je ne suis pas un sbire de l'Empire ! Je suis une voyageuse sans histoire qui voudrait passer son chemin, afin de rentrer chez elle..., repris-je d'une voix un peu plus assurée.
- On ne peut pas te laisser partir. On ne peut pas savoir à qui tu irais répéter que tu nous as vu, observa le Dragonnier.
- Aux Vardens pendant que vous y êtes !, raillai-je.
Ils restèrent interloqués et s'entre-regardèrent. Saphira émit un grondement sourd. Les deux jeunes hommes se parlèrent à voix basse. Eragon me demanda au bout de quelques secondes :
- Tu sais où ils sont?
Je ne sais pas pourquoi, mais ma réponse fut tranchante comme la dague de Murtagh :
- Même si je le savais, je ne vous le dirai pas, car on ne sait pas à qui vous iriez le répéter. Vous êtes peut-être des traîtres vous aussi, des lâches qui auraient prêté serment au roi félon, à ce despote !
A la fin, je hurlai presque. Ils se renfrognèrent et Saphira rugit. Je me plaquai de nouveau contre le tronc. Elle se planta devant moi et mit un grand oeil bleu saphir à mon niveau. Mon coeur était reparti dans une course folle. J'entendis alors la voix d'Eragon.
- Saphira veut te parler.
Un dragon était doué de parole? Je ne pus m'interroger plus longtemps, car il poursuivit.
- Elle voudrait que tu saches que si tu n'avais pas potentiellement des informations importantes à nous livrer, elle t'aurait fait payer cette insulte. Surveille ton langage, car tu ne parles pas à n'importe qui. Cet interrogatoire est nécessaire car nous ne pouvons pas nous permettre de commettre la moindre erreur, qui nous serait fatale, fatale aussi pour l'Alagaësia, car personne ne pourrait alors abattre le briseur d'oeuf, le despote. Tu n'as pas plus l'air dangereuse que ton compagnon à quatre pattes qui s'est enfui sans se retourner, lorsqu'il m'a vu arriver, mais on ne sait jamais.
Et sur ce, elle se retira et retourna à sa place. Sa réflexion sur Nox me vexait un peu. Mais le plus important était que j'étais à présent sûre que nous étions du même bord, mais comment le leur faire comprendre?
- Au moins, c'est déjà un bon point, continuai-je.
En voyant leur expression de plus en plus décontenancée, je poursuivis :
- Vous êtes du bon côté, du côté des peuples qui veulent êtres libres. Vous êtes ceux qui vont permettre à l'Alagaësia de se soulever et de se débarrasser de ce tyran, de ce criminel. Vous êtes ceux que nous attendions tous, vous êtes notre espoir...
Il y eut un nouveau silence, mais l'atmosphère se détendit. Après quelques minutes, Eragon vint vers moi et trancha mes liens. Je me laissai glisser le long du tronc et me frictionnais pour que la circulation sanguine reprît. Mes poignets meurtris me faisaient un mal de chien, mais je m'en remettrais. Murtagh alla fouiller dans les sacoches de leurs chevaux et me lança un quignon de pain. Je grommelai un remerciement et engloutis ma pitance, j'étais affamée. Les garçons avaient commencé à seller les chevaux, Eragon posa une imposante selle en cuir roux sur le dos de sa dragonne. Je me relevai péniblement, mes jambes étaient encore douloureuses et ma chute de la veille n'arrangeait pas mon état.
- Tu te rends où exactement dans le nord?, s'enquit Murtagh.
- A Gil'ead, répondis-je après un instant de réflexion.
C'était la dernière grande ville avant la Forêt, et c'était vrai, je devais m'y arrêter pour me réapprovisionner avant de continuer mon périple dans les bois mystérieux du nord. Lorsqu'il eut finit de sangler sa monture, il s'accouda sur la croupe de son cheval gris et me dit sur un ton faussement anodin :
- Tu comptes t'y rendre à pieds?
Cela m'énerva, je retins une réplique cinglante et lui demandai plutôt où était la grande clairière, dans laquelle je m'étais évanouie la veille. Il m'indiqua la direction, étonné, vers l'est. Je m'y rendis aussitôt, cela ne prit que quelques minutes. A la lisière, je m'arrêtai. Elle était vide. L'herbe ondulait sous le vent, plutôt froid. Le ciel était pur, aucun nuage n'était en vue, l'air était frais, ça sentait comme après la pluie. Je frissonnai et m'enroulai dans ma cape. Tenant leur chevaux par la bride, les deux cavaliers émergèrent dans la clairière, le soleil commençait à se lever. Provoquant une bourrasque, Saphira s'éleva au dessus de la futaie. Les premiers rayons du soleil ricochèrent sur ses écailles, elle miroitait comme un diamant. J'eus le souffle coupé. Après plusieurs puissants battements d'ailes, elle s'éloigna jusqu'à n'être plus qu'un point scintillant dans le ciel. Ce spectacle était splendide. La voix d'Eragon me tira de ma contemplation. Il dut répéter sa question :
- Que vas-tu faire? Tu es seule, à pieds, sans arme et sans nourriture au milieu de nulle part.
Je le scrutai intensément, jusqu'à ce qu'il se sentît mal à l'aise.
- J'avais une arme. Mais vous me l'avez prise, déclarai-je, désinvolte.
Murtagh – toujours lui ! - fouilla encore une fois dans ses affaires, et sortit mon arc. Il me le rendit, évitant soigneusement de croiser mon regard.
- Je ne vois pas l'intérêt d'avoir un arc, sans avoir de flèches, remarqua-t-il cependant, en retournant près de son cheval.
Je ne répondis pas, j'étais trop occupée à vérifier si tout était en ordre, la tension de la corde, l'état du bois. Malgré mon vol plané magistral, et la chute qui en résulta, il avait l'air de n'avoir subi aucun dommage. Satisfaite, je le passai à mon épaule. Du coin de l'oeil, je devinais qu'ils m'observaient. En les ignorant superbement, je m'avançai au milieu de la clairière. Je m'immobilisai à une trentaine de coudées du Dragonnier et de son acolyte. J'inspirai et sifflai la note mélodieuse que mon père m'avait enseignée. Elle était claire, fraîche et résonna dans l'air. Mon père n'avait pas dressé tous ses chevaux de la même manière, mais à tous, il leur avait inculqué ceci, cet appel. Dès qu'ils l'entendaient, ils accouraient. Mais cette remarquable technique était limitée par la distance, si le cheval était trop loin, il ne pouvait l'entendre. J'attendis patiemment et j'espérais vraiment que ce peureux n'avait pas décampé trop loin. Néanmoins, Nox apparut à la lisière ouest, qui était encore dans l'ombre. Je l'encourageais de la voix pour qu'il s'approchât. Il s'avança prudemment dans une tâche de lumière. Les rayons du soleil firent briller sa robe foncée et ses crins frisés.
« Allez, viens mon beau, tu n'as rien à craindre »
Je lui transmis des images apaisantes et il vint. Je le flattai, le caressai et l'examinai. Il souffla dans mon cou et hennit doucement. Des feuilles mortes étaient emmêlées dans ses crins, il avait de la boue jusqu'aux jarrets, mais sinon tout allait bien. Mes affaires se trouvaient toujours dans les sacoches, tout était à sa place, son harnachement n'était pas endommagé. Je le pris donc par la bride et revint vers Eragon et Murtagh. Tout deux étaient interdits, mais je les ignorai. Je montai en selle, attachai mon carquois devant mon genoux gauche, afin de pouvoir prendre des flèches aisément et tirer en plein galop, tout en lâchant les rênes.
- Bon, maintenant que j'ai ce qu'il me faut pour poursuivre ma route, je vous dis adieu...
Mais le Dragonnier me coupa la parole :
- Nous nous rendons aussi à Gil'ead, nous ferons la route avec toi.
Je les observais d'un oeil soupçonneux. Voulaient-ils me suivre et me surveiller? Cette proposition, ou plus précisément, cette affirmation, ne parut pas plaire du tout à Murtagh. Il se retourna vivement et il affichait un rictus de colère. Il s'apprêtait à protester, mais Eragon relança la conversation :
- Comme ça nous pourront garder un oeil sur toi, nous n'allons pas prendre un tel risque, te laisser te balader dans la nature.
Voyager avec le seul et unique Dragonnier susceptible de sauver notre pays et le voir évoluer avait du charme. Mais je ne pourrais plus me faufiler incognito entre les mailles du filet, entre les gardes, les gens trop curieux. Une idée surgit dans mon esprit :
- Et si je refusais? Je suppose que l'Empire est à vos trousses, surtout s'il présume que vous existez, toi et Saphira. Des rumeurs circulent dans les villages, on n'y prête plus suffisamment attention, j'avoue que je crois en votre existence seulement depuis que je vous ai vu.
Je marquai une pause.
- J'ai encore du mal à y croire d'ailleurs..., murmurai-je.
Je laissai de nouveau mon regard errer dans le ciel azur, à la recherche des scintillantes écailles bleues de la dragonne. Mais elle était hors de mon champ de vision.
- Nous sommes effectivement recherchés, reprit Murtagh. Tu es probablement avec les deux personnes les plus recherchées de l'Alagaësia !, s'exclama-t-il.
Ils rirent jaune.
- Alors pourquoi continuerai-je ma route avec vous?! C'est complètement absurde, remarquai-je.
- Si tu as croisé notre chemin, tu es probablement aussi en danger, si tu n'es pas leur côté.
La dernière phrase d'Eragon me fit frémir.
- Vous voulez dire que, rien qu'en ayant croisé votre chemin, je suis sur la liste de vos complices?
Ils acquiescèrent. Je réfléchis quelques secondes.
- Ce n'est pas un stupide subterfuge pour que j'accepte de voyager avec vous?
- Nos ennemis sont assez puissants pour te retrouver et t'arracher de gré ou de force des informations, dit simplement Eragon.
Je digérai cet avertissement et tout ce qu'il impliquait.
- Donc, pour conclure, vous, preux chevaliers, voulez voyager avec moi jusqu'à Gil'ead, qui est apparemment notre destination commune, pour m'éviter de tomber sur les types qui vous courent après, et ainsi m'empêcher de mourir dans d'atroces souffrances, et par la même occasion, de déblatérer le peu de choses que je sais de vous. C'est... formidable. Qu'est ce qu'on attend pour y aller?, terminai-je ironiquement.
Murtagh avait toujours l'air aussi furieux, il en toucherait certainement deux mots à Eragon en privé. Les garçons se mirent en selle. Moi qui regrettais de n'avoir personne à qui parler pendant la route ! J'aurais préféré tomber sur un troupeau d'ours enragés, plutôt que de m'engager dans une aventure comme celle-là. Mais bon, j'étais avec un Dragonnier ! Et son éblouissante dragonne.
- On ne va pas les attendre, nous aurions déjà dû partir, objecta Murtagh sur un ton cassant.
Et il fit pivoter son cheval gris pour s'enfoncer de nouveau dans les bois. Il ouvrit la voie, plus renfrogné que jamais. Le Dragonnier me jeta un regard appuyé, avant de le suivre. Je fermai donc la marche, en ruminant mes pensées et ce qui pourrait bien m'arriver en leur compagnie. Des milliers de questions se bousculaient dans ma tête, mais je les poserais plus tard, quand ils se méfieraient moins de moi...