Eldgala
Tout a un début...
Ce stupide cheval peureux faisait encore des siennes. J'avais beau le calmer mentalement, il continuait à renâcler devant le gué. L'eau n'était pourtant pas profonde à cet endroit. Je descendis pour le tirer par la bride, mais il refusait obstinément de bouger. Quelle tête de mule ! Mentalement je lui dis d'avancer ou sinon je le laisserai ici au milieu de la forêt. Ses oreilles se couchèrent et il recula d'un pas pour toute réponse. Je soupirai, ce n'était effectivement pas la bonne méthode. Ma mère me disait souvent d'être patiente avec lui, ce que je faisais en général, mais là, je n'avais pas de temps à perdre avec lui ! Penser à ma mère m'attrista. Mais je chassai ces souvenirs douloureux pour tenter d'amadouer Nox. « Allez, lui dis-je doucement. Ce n'est que de l'eau, regarde » Je pris de l'eau au creux de ma main et lui frictionna le bout du nez. Il redressa ses oreilles et me lécha la main. On progressait. « Allez, viens boire, c'est peut-être la dernière fois qu'on est proche d'un cours d'eau avant d'arriver au Ramr » Son regard allait du Toark à moi. Finalement il daigna s'approcher pour se désaltérer. Très bien. Maintenant il fallait lui faire comprendre que l'eau n'allait pas l'attaquer et donc traverser. Je le lui transmis quand il eut fini. Je remplis les gourdes pour lui laisser le temps d'assimiler. Il fixait l'autre rive, les oreilles pointées en avant. Je lui flattai l'encolure pour l'encourager. « Allez mon beau, on y va doucement » J'irai à pieds devant lui pour le stimuler. Avec des claquements de langue et des paroles douces, Nox consentit à franchir le gué. De l'autre côté, je retirai mes bottes pour faire sécher le cuir et laissai mon fidèle destrier brouter à son aise. Le soleil était encore bas dans le ciel. Il devait être dix heures. J'espérai arriver sans encombres à destination. Mais une jeune fille qui voyage seule, c'est suspect, je devais donc éviter les chemins fréquentés et les villes. Je devrais pourtant m'arrêter à Gil'ead obligatoirement, dernier endroit peuplé avant la mystérieuse Forêt Gardienne, le Du Weldenvarden. Après cette ville, il faudrait longer le lac Isenstar et la forêt me tendrait les bras. Quel périple ! Après, j'aviserais. Une fois dans les bois, je ne devrais plus trop avoir de problèmes. Enfin je l'espérais. Après une pause au soleil, j'harnachai de nouveau Nox et nous partîmes vers le nord.
Je percevais des ondes étranges. Elles avaient toujours été plus ou moins négatives, étant donné le mal qui régnait en Alagaësia, mais depuis six mois, elles l'étaient moins. Cependant, depuis quelques jours elles me semblèrent de nouveau noires. Une chose désolante venait de se produire, j'en étais sûre. Je ne savais pas ce qui influait ainsi sur cette terre, mais c'était puissant, assez pour que je le ressente, même avec mes capacités moindres. Autre point qui me minait le moral. J'étais impuissante comme n'importe quelle magicienne de base. Tout juste capable de communiquer par la pensée et de percevoir. Sentir le danger approcher, sentir les émotions de ceux qui m'entourent, écouter les pensées des oiseaux, apaiser Nox. Par contre, incapable de sauver sa famille. Une larme de rage perla sur ma joue. Je n'étais qu'une pauvre et pitoyable chose, enfermée dans une enveloppe charnelle. Nox s'arrêta. Sans m'en rendre compte je m'étais crispée sur les rênes. Je me détendis et le lançai au petit galop. Il fallait que j'évacue ma colère. Nous suivions une coulée assez large dans les bois, la lumière pleuvait entre les feuilles des arbres, les oiseaux gazouillaient. C'était paisible, mais j'avais toujours cette sensation, comme une boule dans le ventre. Que se passait-il donc pour que je sois à fleur de peau comme ça? Je m'exaspérais, me sapais le moral toute seule, pour finir par pleurer ou être d'un calme impressionnant.
Des rumeurs circulaient pourtant, avant mon départ, mais je ne les écoutais pas. Une seule avait retenu mon attention. Une seule qui pourrait éventuellement expliquer ce qui m'arrivait. Mais je n'osais y croire. Un Dragonnier? Ce serait une excellente nouvelle pour notre pays... Mais je n'aimais pas les fausses joies, alors j'attendais de voir ce qui se produirait. Ce pourrait tout aussi bien être un mouvement des Vardens ou une idée collective qui montait dans les esprits, un besoin de liberté, de dignité du peuple. Les temps étaient durs et le soi-disant roi ne faisait rien. On avait faim, on ne sentait plus en sécurité. Ambiance étrange. Un pressentiment d'angoisse me coupa de mes réflexions. Je sentis que Nox s'était aussi tendu. Je mis pieds à terre et avançais doucement. La coulée débouchait dans une clairière. Sur le lit de feuilles mortes, on distinguait clairement des empreintes de bottes cloutés, assez récentes. Elles avaient deux jours tout au plus. Mauvais signe donc. J'estimai leur nombre à une douzaine, mais elles étaient perpendiculaires à ma route, donc normalement leurs propriétaires devaient être plus à l'est. S'ils avaient continué sur leur lancée. Je remontai rapidement sur Nox et repris le galop pour mettre un maximum de lieues entre eux et moi. On n'est jamais trop prudent.
A la fin de la journée, je me dis que nous étions suffisamment loin de nos hypothétiques ennemis pour s'arrêter. Je dessellai mon compagnon de route et l'attachai assez lâche pour qu'il puisse être à son aise. Je repérai un arbre avec de grosses branches non loin et j'y grimpai. Là où les branches étaient solides, je déposai mon paquetage. Son contenu était assez précieux et, aussi dangereux pour moi. Si quelqu'un l'ouvrait, cela soulèverait assez de questions embarrassantes. Dedans, il y avait les bijoux de ma mère, ses plus beaux vêtements que je n'avais pas vendus, très beaux, très fins. J'avais bien sûr une dague, bien cachée dans les couvertures, une carte et des victuailles. Je redescendis pour dîner à côté de Nox. Il broutait tranquillement mais relevait souvent la tête pour humer l'air. Heureusement qu'il était là. Même s'il m'agaçait quelque fois, et qu'il n'avait pas franchement de conversation, il m'empêchait de devenir folle. Il était là, sa présence me réconfortait et me rappelait de bons moments de ma vie d'avant.
Mon père élevait des chevaux, de magnifiques bêtes. Nox était un des derniers poulains à être né à la ferme, il était bien proportionné, avait de grands yeux caramel et une robe quasiment noire. Il était fort et ses crins étaient frisés, ce qui lui donnaient un air de poney. Ma mère l'adorait car il était très sensible, et donc nous l'avions gardé. Avant de m'installer pour la nuit, je le caressai et vérifiai si tout allait bien. Satisfaite, je grimpai dans mon arbre et m'enroulai dans les couvertures, un couteau dans la botte. La nuit tombée, les bruits changent dans la forêt, ce sont comme des chuchotements, des bruissements, qui vont parfois froid dans le dos. Je m'efforçais d'être courageuse. De toute façon, si quelque chose venait, je le sentirais. Calée entre deux branches, je voyais les étoiles. Le ciel d'encre, constellé de millions de points scintillants, était magnifique. J'aurais aimé avoir quelqu'un à qui parler, pour discuter de la couleur du ciel, de la meilleure route à prendre, de n'importe quoi. Mais c'était impossible, car il n'y avait personne d'amical à des lieues à la ronde, et qu'il n'y avait plus personne dans ma vie depuis deux mois, j'étais désespérément seule. Seule. Je pouvais ruminer tout à loisir ce que ma mère m'avait dit, quand je la tenais au creux de mes bras. Je revoyais ses yeux en amandes, entre le vert et le bleu, qui fixaient un point loin derrière moi. Son front perlé de gouttes de sueur. Ses longs cheveux noirs, ternes, encadrant son beau visage Sa bouche à moitié ouverte, elle cherchait désespérément de l'air. Puis, elle avait murmuré deux mots distincts, en se cramponnant à moi. Ensuite, son regard se voila et ses muscles se relâchèrent. Deux mots. Ils m'avaient propulsé sur la route, dans les contrées inconnues et pleine de danger. Je ne savais pas pourquoi je l'avais écouté. Mais si c'étaient les dernières choses qu'elle avait réussi à articuler, ce devait être important.
Alors j'étais partie. J'avais retourné les mêmes questions des centaines de fois dans ma tête, je n'avais jamais obtenu de réponse. De la part de qui de toute façon? Des arbres? Ces deux mots, ne voulaient rien dire séparément. Mais ensemble, ils avaient fait naître un étincelle en moi. Un peu d'espoir, derrière le poids du chagrin, qui me maintiendrait debout. Sinon, je me serais laissé aller. Famille. Du Weldenvarden. Liés, je savais quoi chercher et surtout, où aller. Mais la Forêt Gardienne avait un réputation mystérieuse, je ne savais pas ce que j'allais y trouver. Alors oui, j'aurais aimé pouvoir en discuter, recevoir un avis différent. Avoir quelqu'un à qui se confier. Sur ces mornes pensées, je m'endormis avec cette satanée boule au creux de l'estomac.
Je me réveillai en douceur avant que le soleil ne se lève. Je descendis de mon perchoir et m'étirai, un arbre n'était pas le meilleur endroit pour dormir, mais au moins j'y étais à peu près en sécurité. Je grignotait un bout de pain rassis tout en contemplant la rosée sur les feuilles et les premiers oiseaux qui chantaient. Je me sentais bien dans la forêt. Nox se leva et s'ébroua, couvert de fines gouttelettes d'eau. Il faisait frais. Depuis que j'avais déserté ma bourgade natale – qui n'était même pas sur ma carte – je n'avais parlé à quasiment personne. Je ne m'en rendis compte qu'à cet instant. Saurais-je de nouveau me comporter convenablement en société? Cela me fit rire. Cela m'étonna aussi. Je n'avais plus ri depuis bien longtemps. Je récupérai mon paquetage. Il était de plus en plus léger, mon stock de provisions diminuait. Je devrais chasser, ce qui me répugnait, chercher des racines ou quoi que ce soit d'autre dans la forêt, mais en fin d'hiver, il n'y avait pas grand chose, ou bien alors s'arrêter dans un village. Périlleux. Mais je devais me décider. Il n'y avait pas de villages dans les environs d'après ma carte et puis ça ne me tentait pas de me faire remarquer. J'optai pour la chasse, ce qui me dégouttait. Mais c'était ça ou mourir de fin. Je partis donc chasser toute la matinée. Je revins avec trois lapins, que je préparai soigneusement pour qu'ils se conservent. Je rassemblai ensuite mes affaires et partis.
Les jours se suivaient et se ressemblaient dans cette forêt, je perdis un peu le fil du temps. Au fur et à mesure, je remarquai quand même des changements, il y avait des chemins et des routes. On se rapprochait de la civilisation. Il fallait maintenant être plus prudent. Dans les profondeurs des bois autour du Lac Leona, nous étions tranquilles, mais ici il fallait redoubler de vigilance. Dès que je sentais quelque chose d'inhabituel, nous nous arrêtions, je ne voulais pas courir le moindre risque. Mes nuits étaient moins paisibles, je prenais soin de ne pas trop m'attarder le matin, même si je n'avais croisé personne encore.
Cependant, un matin, un mal de tête effroyable me réveilla, je faillis en tomber de mon perchoir. Comme si quelque chose me tambourinait le crâne. J'en titubais. La terre tanguait, ce fut un calvaire pour descendre. J'avais chaud et très soif. Je restai un moment collée au tronc pour ne pas m'affaler, mais j'avais la gorge de plus en plus sèche. Je n'avais jamais ressentis ça. Un petit cours d'eau se trouvait à une centaine de mètres du campement, je pouvais y aller. Je lâchai précautionneusement mon appui pour me diriger vers le ruisseau. Mais au bout de quelques mètres, je me pris les pieds dans une racine traîtresse et tombai la tête la première. J'étouffai un gémissement, la terre tournait de plus belle et en prime j'avais la nausée. La boule que j'avais dans le ventre s'était transformée en un poignard qui me lacérait les entrailles et j'avais l'impression de ne pas avoir bu depuis une semaine. Je n'avais jamais eu aussi mal de ma vie. Que cela pouvait-il signifier? Mais pour le moment je m'en fichai royalement, je voulais juste boire et me plonger dans l'eau glacée. Ces quelques mètres me semblèrent une éternité.
Tout se mélangeait, les couleurs, les sons. Je mettais un pied devant l'autre comme je pouvais. Enfin j'entendis le gargouillement clair de l'eau, je me laissai tomber à genoux, à moitié dans le courant. J'y bus tout mon soûl et me rafraîchis le visage. L'eau glacée me fit un bien fou. Mes maux diminuèrent aussi soudainement qu'ils étaient apparus, mais ça me lançait encore. A regret, je revins doucement sur mes pas, trempée, mais beaucoup mieux. En me voyant Nox hennit et souffla. Je le flattai. « Nous allons partir tout de suite, je ne sais pas ce qu'il se passe ici, je ne suis pas rassurée » Il souffla de nouveau. Pour que mes impressions, qui me prévenaient de ce qui passait autour de moi, se transforment en lacérations intérieures, quelque chose de très puissant et de très dangereux devait être vraiment proche. Je me préparai rapidement avant de me rendre compte que je n'avais pas rempli les gourdes. Je jurai et pris Nox par la bride pour retourner vers le ruisseau.
Je suivis de nouveau mes pas. Je ne mis qu'une minute pour y aller, alors que la première fois ce fut comme des heures. J'avais toujours mal, la douleur s'était recroquevillée comme une bête, tapie dans l'ombre, prête à surgir n'importe quand. Je me réapprovisionnais et finis de tout préparer pendant que mon cheval se désaltérait. Le temps allait se gâter, je mis ma cape et ajustai ma capuche. C'est à ce moment que le vent tourna. Il apporta des effluves qui provenaient de l'autre rive. Nox se releva brusquement, les naseaux dilatés, frémissant comme une feuille. Pourtant je ne sentais rien. Rien que la douleur lancinante, j'étais dans du coton. Je scrutais l'autre rive, mais ne voyais rien. Nox ne bougeait pas, mais il était tendu prêt à déguerpir, il fixait l'autre côté, immobile. Au moment où je m'apprêtai à enfourcher ma monture, quelque chose bougea sur la droite. Sans ciller, je fixai les broussailles.
Ce que je vis me cloua sur place, même Nox fut tellement surpris qu'il ne détala pas. Des fourrés, sortit un énorme dragon, d'un bleu étincelant. Ses grandes ailes étaient plaquées sur ses flancs et des pics hérissaient son dos. Il but de longues gorgées avant de s'apercevoir de notre présence. J'étais hypnotisée, il était vraiment magnifique. Ses écailles se reflétait sur le sol et sur l'eau, à côté, tout paraissait pâle et insignifiant. Puis Nox, reprit ses esprits avant moi – son instinct de proie devant le prédateur sûrement – et commença à s'agiter et à tirer sur les rênes. Le dragon braqua alors ses immenses yeux bleu saphir sur nous, plein d'intelligence. Nox hennit de frayeur et se cabra. Mais je ne lâchai pas les rênes, j'étais toujours plongée dans ce regard, tellement impressionnant, de par sa profondeur et l'expression qui s'en dégageait. Un grondement sourd émana de lui et des voix résonnèrent derrière. Deux jeunes cavaliers surgirent des mêmes taillis, leurs arcs bandés et pointés dans notre direction. Nox piaffait et gémissait. Nous nous regardâmes un instant et je pris mes jambes à mon coup. J'enfourchai Nox avec précipitation et nous partîmes dans un galop effréné. La peur donnait des ailes à Nox, nous galopions à fond le train entre les arbres. J'entendais derrière nous que les cavaliers nous poursuivaient.
En risquant un coup d'oeil en arrière, je vis que celui qui montait un cheval gris pommelé n'était pas loin mais que l'autre sur son cheval blanc suivait difficilement. Je talonnais quand même Nox, pour tenter de le distancer. Nous slalomions entre les bosquets et les arbres, comme des furies. Au bout d'un petit moment, le bruit de pas derrière nous cessa, je ne vis plus personne. Je ralentis l'allure, sans pour autant m'arrêter, je restai tout de même méfiante, il fallait mettre de la distance entre eux et nous. Mais mes pensées revinrent à ma rencontre fascinante avec ce dragon bleu. Un dragon ! La rumeur était vraie pour une fois. J'assimilais cette information quand le cheval gris et son cavalier débouchèrent sur ma gauche. Nox fit un embardée et reprit son train d'enfer. De l'écume sortait de sa bouche, il était comme fou. Le cavalier nous talonnait, mais à notre allure, impossible de tirer à l'arc. Heureusement. Nous débouchâmes dans une vaste clairière où, si c'était encore possible, ma monture accéléra. La distance entre le cavalier et nous augmenta de nouveau. Mais Nox trébucha sur une souche et emportés par l'élan, nous tombâmes. La violence de la chute me coupa le souffle, je valdinguai à plusieurs mètres, le nez dans l'herbe.
Sonnée, je me fis violence pour me relever avant que l'autre n'arrive. Je n'avais rien de cassé, mais des bleus et courbatures m'attendaient. Mon cheval se redressa aussi et s'ébroua, rien de cassé non plus, j'étais soulagée. Le cavalier était déjà là, il mit prestement pieds à terre et banda son arc. A deux mètres de moi, gisait le mien. Je regardai le jeune homme, puis mon arc, hésitante. Il le vit et se précipita pour le ramasser. « Les mains en l'air », m'ordonna-t-il. Le cavalier avait de longs cheveux noirs, des yeux marrons, déterminés. Nous nous fixions, sans bouger. Puis un bruit, comme celui d'un vent violent se fit entendre, de plus en plus fort. Je me sentis mal, la douleur de ce matin revenait. « Pas maintenant ! », pensai-je. Le dragon bleu atterrit lourdement à une dizaine de mètres. Nox hennit de terreur et s'enfuit sans demander son reste. L'autre cavalier arriva quelques secondes après. J'étais stupéfaite et ne pouvait m'empêcher d'être fascinée par l'animal mythique. Il descendit avec difficultés de son cheval, lui était brun aux yeux marrons. Les deux échangèrent un bref signe de tête et celui qui me tenait en joue parla :
- Qui êtes-vous?
Je réalisai alors que ma capuche était toujours sur ma tête, je l'avais remise par réflexe après ma chute. Mais je ne bougeai pas d'un pouce. Il répéta sa question plus fort, la tension monta d'un cran. Ils échangèrent de nouveau un regard inquiet et le brun, qui avait l'air un peu mal en point, pointa aussi son arc vers moi. Le premier baissa le sien et s'approcha doucement. Je me raidis. Avec le bout de son arc, il enleva mon capuchon et recula vivement. Tous deux restèrent bouche bée en voyant mon visage. Un long silence s'ensuivit. C'est vrai qu'on ne rencontrait pas de jeunes filles à tous les détours de chemin dans les environs. Les mains toujours en l'air, j'évaluais mes chances.
- Qu'est-ce-que tu fais ici?, m'interrogea l'éclopé.
- Je pourrais vous retourner aimablement la question, répondis-je sans me démonter, mais vous me diriez que ça ne me regarde pas.
Nouveau silence. Le dragon, dont les écailles brillaient, attira encore mon regard et mon admiration. Mais il semblait prêt à bondir, il incarnait force, puissance et majesté. L'autre reprit :
- Tu n'es pas en position de force, réponds à nos questions ! Que fais-tu seule ici, dans la forêt? Es-tu simplement égarée ou remplis-tu une mission quelconque pour le roi? » Sa dernière question me stupéfia. Il voulait savoir si j'étais un sbire du roi ! J'en étais mortifiée.
- Je ne veux pas vous expliquer la raison de ma présence ici, mais je ne suis pas un agent de notre cher et tendre souverain.
- Peux-tu le prouver?
- Comment le pourrai-je? Est-on marqué au fer lorsque l'on est un de ses agents?, raillai-je.
Ma question demeura sans réponse. Pendant que mes chers amis se parlaient à voix basse, je réfléchissais. J'étais dans une position délicate. Il était évident qu'ils n'étaient pas du côté de Galbatorix, ils se méfiaient forcément de moi. Je pouvais être une espionne, donc ils n'allaient pas s'encombrer de témoin gênant. Si je détalais, soit le dragon me rôtissait sur place, soit il me gobait. En admettant qu'il n'intervienne pas, je pouvais esquiver les traits, mais pas tous. La forêt était tout de même assez proche, et comme j'étais rapide... Je pouvais faire une diversion et décamper à ce moment là. Par mes observations, je déduisis que l'éclopé était le Dragonnier – un Dragonnier en Alagaësia ! - car le dragon était attentif à ses moindres faits et gestes. Je n'allais donc pas m'attaquer à lui, mieux valait ne pas énerver un dragon.
Donc celui qui avait les cheveux noirs serait ma cible. Leurs chevaux étaient à ma gauche, le dragon à ma droite, donc leur montures me couvriraient le temps que je m'éloigne. Profitant d'un moment d'inattention, d'une vitesse effarante, je mis ma cible à terre avec un bon coup dans la cuisse et dans l'estomac et, m'enfuis à toutes jambes. Je les entendis jurer en coeur. J'avais déjà parcouru une bonne distance, quand une première flèche fut décochée. Je baissai la tête, elle me frôla. Je courrais toujours, touchant au but. J'entendis cependant le bourdonnement d'autres traits. Je m'écartai d'un pas sur la droite, gracieusement, comme un pas de danse, et ils se plantèrent dans le sol. J'étais quasiment arrivée quand une boule de feu, surgit devant moi. C'était de la magie, car le feu était bleu et liquide, de grosses gouttes tombaient sur le sol. Je stoppai ma course effrénée instantanément, bloquée. Mes adversaires n'étaient qu'à quelques pas, j'aurais eu le temps de mettre une bonne distance entre eux et moi, mais je ne pus. La douleur, jusqu'à présent endormie, refaisait surface. Elle montait par vagues, de plus en plus douloureuses. Mais je ne pouvais pas, pas maintenant, pas dans une telle impasse. Le feu liquide s'éteignit, j'étais encore encerclée. Je croisai mes bras sur mon ventre, retenant mes cris de souffrance.
- Qu'est ce que tu lui as fait?
- Rien, c'était juste dissuasif !
Je voyais comme des étoiles devant moi, je m'affaissai sur les genoux, tentant de me contrôler. Puis elle reflua, comme si de rien n'était, me laissant essoufflée et courbaturée. Celui qui avait le regard déterminé me rendit le coup que je lui avais assené, et je m'évanouis.