Le Dragon Noir
- Content pour toi. Dommage que ce ne soit pas la solution à tous nos problèmes, pour changer."
Eragon se tourna vers Saphira, tristement allongée pas très loin de lui. Depuis la traitrise inattendue d'Elva, il y a maintenant trois semaines, elle refusait de bouger, en proie au désespoir et au doute. Eragon le sentait, il comprenait ses sentiments - mais il demeurait incapable de réconforter la dragonne de saphir.
Nasuada, pas le moins du monde gênée par les pertes gravissimes que la tête des Vardens avait subie, avait tout de suite repris le contrôle de ses troupes comme si de rien n'était, se montrant aussi expressive qu'un bloc de glace à la dérive. Sa première décision fut d'ordonner le rappel des missions à l'extérieur - le camouflage des Impériaux semblait sans faille et complètement imperméable à toute détection. Roran et Noven avaient accueillit la nouvelle avec un grand soulagement : pas de mission-suicide, ou, tout du moins, pas avant plusieurs semaines.
Son second ordre fut adressé à Eragon. Elle lui avait sommé de trouver, impérativement avant la fin de la saison froide, une manière de passer outre les sorts de camouflages. Dans cette optique, Orrin lui avait procuré une petite dizaine de cobayes fraichement capturés, parfois en un sale état : à l'un, un bras manquait, à l'autre, tout le bas du corps. Surmontant sa répulsion et son dégout, le Dragonnier s'était néanmoins attelé à la déplaisante tâche.
Et enfin, ses expérimentations portaient leurs fruits. Un contre-sort, certes un peu long, mais qui était performant et qui ne consommait pas trop d'énergie, afin d'être utilisable par la majorité des magiciens Vardens. Ils leur suffiraient de l'apprendre par cœur et...
"Tu oublies quelque chose. Quelqu'un, plutôt. Qui sera incapable de retenir un sort de cette taille.
- Rah, Noven. Je n'y pensais plus. Comment je vais bien pouvoir faire ?
- Ce n'est pas mon problème."
La réponse sèche et brutale de Saphira le cloua. Depuis toujours, elle le traitait avec affection, et jamais elle ne l'avait envoyer bouler de la sorte. Il sera les poings de rage contre sa propre faiblesse. Si seulement il avait pu affronter Elva et la mettre hors-service lorsqu'il en était encore temps, il aurait évité tant de souffrances... Il aurait évité...
"Arrête ça. J'en ai déjà assez de mes problèmes, ne m'inonde pas sous tes suppositions et tes théories sur tout ce que tu as pu rater dans ta vie. La liste est longue, crois-moi tu n'aura pas fini avant la nuit."
Blessé, Eragon se coupa entièrement de sa dragonne, pour la première fois depuis une éternité. La dernière fois, quand était-ce ? Peut-être lorsque Oromis et Glaedr leur avait...
Oromis et Glaedr. Eux aussi étaient morts, maintenant. Eux aussi avaient failli. Était-il seulement possible qu'un autre destin les attende ?
Rageusement, Eragon frappa du pied un caillou, qui monta haut dans le ciel, avant de retomber au milieu des tentes des simples soldats. Eux n'imaginaient pas leur chance. Ils n'avaient pas à décider, ils n'avaient pas autant de charge. Lui, ses épaules étaient broyées sous le poids des responsabilités et des remords. Comment des hommes pouvaient-ils imaginer que sa position était enviable ? Peut-être voyaient-ils la vie autrement. Oui, voir autrement, c'était surement là une solution.
Brusquement, Eragon eut une idée de génie. Noven ne pouvait pas utiliser sa mémoire pour se souvenir du sort. Il ne savait pas lire la langue courante, et encore moins l'ancien langage. Mais, si il utilisait, disons, des dessins, se pourrait-il que, par hasard, il parvienne à reconstituer le sort dans son esprit ? Il fallait tenter.
Regardant le jeune homme se déchainer sur un morceau de parchemin pour y apposer le sort, Saphira poussa un soupir de dépit. Elle l'aimait beaucoup, ce petit homme. Mais il ne voyait que l'instant présent. Depuis peu, il avait progressé, il voyait jusqu'aux batailles suivantes.
Elle, elle voyait les siècles à venir se profiler sous ses yeux. Et nul part, elle n'y aurait vraiment sa place.
La dragonne enfouit sa tête entre ses pattes musclées.
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"Si je résume bien, Eragon a mit au point un contre-sort, ou quoi que ce soit, pour repérer les troupes Impériales camouflées. Nasuada a donc relancé toutes les missions, y compris notre mission suicide. Toi, comme tu n'es pas foutu de te souvenir d'un traitre mot d'ancien langage...
- Je maitrise plutôt bien les insultes, à ce qui parait. Tu veux vraiment en avoir la preuve ?
- ... comme tu n'es pas capable de lancer un sort comme tout le monde, mon cousin t'a donné une version spéciale, sur parchemin. Et cette version en question est composé du même genre de rébus que mon père me faisait quand j'avais quatre ans. Je ne me trompe pas trop ?
- Euh... J'aimerai bien dire que oui, mais... non. Tu es dans le mille.
- On est mort.
- Maaaais non. J'arrive à lire le rébus, ca marche très bien. Ton cousin est plus malin que tu n'as l'air de le croire. La preuve : depuis une semaine que nous sommes partis, je n'ai pas detecté un seul soldat ! Et nous n'avons, effectivement, pas vu ne serait-ce que l'ombre d'un seul. C'est bien la preuve que ça marche, non ?
- Woaw, magnifique déduction, Pensées-Rapides. Rappelle moi de traiter de tous les noms avant de mourir lors qu'on tombera dans une embuscade.
- Pfff, ce que tu es pessimiste..."
Le village de Loerac, première cible de leur mission, avait été complètement déserté par les forces Impériales juste avant leur arrivé. De toute évidence, soit on savait qu'ils arrivaient, soit les troupes s'étaient déployées ailleurs où elles auraient plus de chance de les surprendre. La seconde hypothèse semblait, hélas, la plus probante. Les civils, manifestement apeurés par les éventuelles représailles, leur avaient refusé toute aide et tout acceuil. Dépités, la compagnie Varden avait donc dressé le campement à l'extérieur du village, et avaient continué leur route, dans le froid glacial de Janvier. Le froid. Définitivement, leur seul ennemi dans cette région. Le gibier était rare, mais, cette fois, les provisions étaient stockées dans plusieurs endroits différents, la faim ne serait pas une arme contre eux. Les soldats avaient froid, et ils s'ennuyaient.
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Le sort avait parfaitement marché. Roran n'en avait tout simplement pas cru ses oreilles.
Un avant-poste impérial, avec une faible garnison d'à peine cinquante hommes insouciants, apparemment sans magicien, et juste sur leur route !
Ce fut une vraie boucherie. Les Impériaux, apparemment tous d'origine paysanne et sans véritable entrainement militaire, refusèrent tous catégoriquement de se rendre, invoquant un serment inviolable à leur patrie - du baratin patriotique, il ne manquait plus que ça - et avait inconsciemment chargés les Vardens deux fois plus nombreux qu'eux. Un seul survécut au déluge de flèche qui s'était alors abattu sur la meute pourpre, et ce miraculé-là fut accueillit à grand coup de hache par Noven. Du beau travail, bien effectué. Pas une seule perte à déplorer.
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Puis, une semaine avait passé. Pas de villages, pas d'Impériaux. Noven commençait à en avoir marre de répéter le même charabia incompréhensible tous les quarts d'heure, alors qu'aucun ennemi n'arpentait plus la région depuis longtemps.
Et puis, ils marchaient depuis longtemps. Tous les jours, c'était la même rengaine maintenant : levé aux aurores, on marche, on lit le foutu rébus, on marche, on lit le parcho, on mange, on marche, on dresse le camp, on dort un peu, et hop ! Levé aux aurores !
A la tête de la colonne, Roran, du haut de son cheval - quel veinard ! - leva le poing. Noven s'approcha.
"Des soldats dans les parages ? Tu as lancé ton sort ?"
Au diable le sort, pensa le jeune magicien. Il n'y avait personne d'autre qu'eux, pas besoin d'un sort pour le deviner ! Ils était perdus au milieu de nul part ! Il mentit éhontément :
"Oui oui, je l'ai lancé. Et nous sommes seuls. Comme d'habitude.
- Parfait. Tout le monde ! On plante les tentes, on dresse les buchers, les cuistots préparent la soupe. Les premiers quarts de veille commencent dans une heure !"
Noven soupira, et attrapa son paquetage. Au début, il avait été très heureux d'avoir une tente pour lui tout seul. Puis il s'était rendu compte que la tente n'allait pas se déplacer par magie, et qu'il allait falloir la trimbaler sur le dos, avec le reste de l'équipement. Qu'est-ce que c'était lourd, au bout de cinq lieues de marche !
Le jeune homme grommela un juron, alors qu'une pensée refaisait surface. Devinez qui était de quart, cette nuit...
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Ils se trouvaient dans une vallée. Ils étaient abrités du coté nord par une falaise, pas très grande - mais suffisante pour couper l'accès - et percée d'une cavité naturelle apparemment profonde. Ils n'auraient pas le temps de l'explorer, évidement.
L'herbe et les arbres resplendissaient sous une épaisse couche de givre. Ici et là, des branches d'arbres et des buissons, semblables à des lames, pointaient leur dur acier tranchant en direction de...
Semblables à des lames ?
Mais... Mais CE SONT DES LAMES !
L'alerte fut rapidement donnée. Les Impériaux avaient perdu l'effet de surprise, mais les Vardens n'était pas prêt au combat. Les tuniques rouges arrivaient de partout, submergeant de leur nombre la petite compagnie. Les carreaux d'arbalètes sifflaient, tous déviés loin de leurs cibles. Noven, malgré sa courte nuit, avait attrapé son arme et commençait son massacre habituel. Roran jaugea rapidement la situation. Désespérée. Encore ! Il se rappela soudain des grottes dans la falaise. Peut-être ressortaient-elles quelque part ? Dans tous les cas, elles leur fourniraient un abri en attendant des renforts. Estimer être capable de vaincre une telle troupe en surnombre relevait de la folie.
Le jeune officier cria un ordre, vite relayé. Retraite ! Tous aux grottes !
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"Il n'y avait personne, hein ? A peine cinq-cent soldats impériaux, effectivement, ce n'est presque personne ! Mais à quoi tu joue, Noven ?"
Roran ne décolérait pas contre son magicien. Dans les quelques minutes de l'assaut, il avait perdu la moitié de son unité. Maintenant, il attendait les explications de son subalterne.
"Je ne les avais pas vu ! Ils devaient être trop loin lorsque j'ai lancé le sort de détection.
- Et pendant le tour de garde, là aussi ils étaient trop loin ? Me prend pas pour un con ! Tu as désobéis à mes ordres, à ceux d'Eragon, à ceux de Nasuada, pour ton simple confort personnel ! Profites-en bien pour le peu de temps qu'il nous reste à vivre."
La situation était, en effet, critique. L'unique sortie était l'orifice par lequel ils étaient rentrés, et qui permettait à peine à trois hommes de passer de front. La défense n'en était que plus aisée, d'un coté... comme de l'autre. Ils étaient pris au piège.
Pour couronner le tout, un officier Impérial particulièrement sadique avait eu la sublime idée de faire bruler des herbes à l'entrée, suffocant peu à peu les rescapés. Et, ultime raffinement, ce même officier génial leur avait annoncé qu'une vingtaine des leurs avait été capturée indemne dans leur tente, et que, si ils ne se rendaient pas sans condition, en plus de finir asphyxié, leur obstination ferait périr les otages dans d'atroces souffrances - la rengaine habituelle des preneurs d'otages. Noven pu confirmer la présence des prisonniers, ce qui mit Roran encore plus en rage.
Soudain, la face du magicien s'éclaira, et un demi-sourire traversa son visage couvert de poussière.
"Ça y est ! J'ai réussi à contacter Eragon, et il est en chemin. On ne pouvait pas espérer meilleur renfort !
- Il sera là dans combien de temps ?"
Noven referma les yeux, et son air de contentement fondu instantanément.
"Pas avant une heure. Saphira va aussi vite qu'elle peut.
- Une heure ? On ne tiendra pas jusque là.
- Attendons, alors. Lorsque l'air deviendra irrespirable, nous aviserons. Je ne peux pas utiliser de magie ici, je risque de tout faire sauter. Ce serait dommage, hein ?
- Rmph. Aviser ? Comme quoi ? Tenter une sortie ? Avec un bouclier magique en première ligne ?
- N'y pense même pas, Roran. Je n'ai pas envie de finir en steak tartare."
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Une pénible demi-heure avait passé. L'épaisse fumée noire saturait maintenant le haut de la caverne jusqu'à hauteur d'épaule. Les rescapés, accroupis au sol, respiraient avidement les quelques bouffées d'air qui leur restaient avant de tenter l'impossible. Seul Noven s'obstinait.
"Non, et non ! Saphira et Eragon ne tarderont plus maintenant. Pourquoi être aussi pressé de finir en tas informe de chair et d'os ? Ou pire, être forcé de s'enrôler dans l'armée Impériale ?"
Roran, excédé par l'attitude de son magicien - si va-t'en-guerre pendant les combats - qui refusait maintenant de sortir défier l'ennemi. Mais là, ils n'avaient plus vraiment le choix.
De toute façon, avaient-ils jamais vraiment eu le choix, dans cette foutue guerre ?
"Ça suffit, Noven. On y va. Reste, si tu préfères tant mourir asphyxié. Nous allons tenter la chance, et se battre jusqu'à ce que mon cousin soit là. Soldats ! En avant !"
Joignant les gestes à la parole, il saisit son marteau, et, courbé en deux, il progressa vers l'entrée. Autour de lui, les uns après les autres, tous les Vardens survivants le rejoignaient, faisant front d'un seul corps. Noven secoua la tête, et attrapa sa hache, posée à ses cotés.
"Tss... Faut bien que je les accompagne, à ces sales gosses, ils vont se blesser si ils jouent tout seuls..."
Il rattrapa Roran et, alors qu'un cri barbare rugissait hors de sa gorge, il bondit hors de la grotte, hache prête à l'emploi.
Les premiers carreaux d'arbalète s'écrasèrent contre le bouclier.
La contre-offensive avait commencé.
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La grotte semblait absorber la fumée, telle un monstre affamé et assoiffé. Kedol secoua la tête. Toutes ces histoires de guerre, de Dragonniers et de magiciens, d'allégeance et de serments, tous ces sombres échos aux légendes et contes du passé, donnaient de macabres pensées, et d'abominables hallucinations au jeune soldat. Tenez, là, encore, ses yeux le persuadaient - troisième fois en un maigre quart-d'heure - que les Vardens tentaient une folle sortie. Mais il ne les savait pas fou, ils ne se battraient pas à un contre dix. Ils n'oseraient pas, hein ?
L'arbalétrier plissa des yeux. Ses visions ne duraient jamais plus d'une ou deux secondes. Cette fois-ci, il y avait vraiment quelqu'un, seul - non, il était suivit, il pouvait voir les gens derrière. Peut-être allaient-ils se rendre ? Il fit rapidement part de ses hypothèses à son voisin, qui observait également la scène. Alors que ce dernier s'apprêtait à répondre, ils perçurent un cri sauvage, presque inhumain, en provenance de la grotte, et, fonçant droit sur eux, menés par un jeune homme en armure d'officier, la cinquantaine de Vardens. Les fous !
Il mit son arbalète en joue. Le carreau ripa sur un obstacle invisible, et partit se perdre loin, très loin de sa cible.
Kedol jura, et plongea vers son épée courte, malencontreusement tombée dans un buisson épineux près de lui. Derrière lui, il entendit un choc sourd, immédiatement suivit d'un horrible gargouillement. Il ne voulait même pas savoir ce qui manquait maintenant au soldat qui s'était tenu juste derrière lui.
Il attrapa le pommeau de son arme, et se retourna, prêt au combat, dans une position qu'il voulait belliqueuse au possible. Et maintenant ? Qu'est-ce qu'il allait bien pouvoir faire contre des soldats sur-entrainés, sur-protégés, sur-énervés, lui, encore paysan deux mois auparavant ? Une flèche siffla à quelques pouces de son oreille, et alla se ficher profondément dans la gorge d'une tunique pourpre. Kedol recula, retourna dans son buisson en marche arrière. L'archer apparut, utilisant imprudemment une arme à distance au corps à corps. L'acier chanta, le Varden s'effondra, probablement même savoir ce qui l'avait tué.
Puis le jeune soldat se jeta dans la mêlée.
Il frappait. Sans compter les coups, presque sans reconnaitre ses ennemis, il frappait. Son bras résonnait des chocs de l'acier, des muscles se durcissaient à chaque nouvel assaut. Autour de lui, ses alliés tombaient, fauchés par la machine de guerre rebelle. Des monstres ! Ces Vardens étaient des monstres !
Soudain, il s'aperçut qu'il n'y avait plus d'ennemi devant lui. Instinctivement, il recula, et, reprenant le contact avec la réalité, il promena le regard autour de lui.
Les Impériaux formaient un immense cercle autour de quelques survivants rebelles. Une quarantaine, tout de même - au vue des cadavres déchiquetés et démembrés jonchant le sol, les pertes du coté de l'Empire s'élevaient à bien plus. Une bile amère remonta dans la bouche de Kedol. Qu'attendait-on ? Sus aux ennemis !
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Quarante-deux soldats. Quarante-deux braves âmes courageuses, qui se serraient les coudes dans l'adversité, face à des flots de tuniques pourpres qui se déversaient sur eux de toute part. Maintenant, coude-à-coude, dos-à-dos, ils attendaient, ils fixaient leur destin des yeux, sans ciller, sans broncher, sans que même une étincelle de peur ne vienne perturber leur ultime concentration. Si Roran n'avait pas été dans le lot des épiques - mais bientôt morts - hommes qui se dressaient là au milieu de plusieurs centaines d'Impériaux, il aurait trouvé là matière à créer une fabuleuse épopée digne des plus grands conteurs. Hélas, la coupe soudainement imposée par le destin dans le budget de sa survie ne lui permettait pas vraiment de trouver un quelconque lyrisme ou héroïsme dans la boucherie qu'ils venaient de déclencher - et, pire encore, celle qui se profilait pour l'instant suivant. A ses cotés, juste à sa droite, Noven, - arrêterait-il un jour d'avoir cette terrible et horrifiante désinvolture face au sang et à la mort ? -, lui donna un coup de coude, et signala, avec un peu de triomphe qui pointait dans sa voix :
"Eh, tu vois, j'avais raison ! Steak tartare !"
Mais il l'ignora. Pourquoi avait-on arrêté la bataille ? Qu'attendait-on ?
"Qui, parmi vous, est votre meneur ? Ou, du moins, le plus haut gradé survivant ?"
Que voulaient-ils ? Parlementer ? Après ça ?
"Vous vous êtes tous battu vaillamment, avec des qualités dignes de nos meilleurs soldats !"
Digne de leurs meilleurs soldats ? De la flatterie ? Ils leur proposaient... de changer de camp ?
"Jamais, de toute ma carrière militaire, je n'ai affronté de tels adversaires !"
Et il en remettait une couche !
Roran avança d'un pas, alors que l'officier - l'archétype même du vieux soldat aigri, plein de principes et de droiture, qui avait tout vu, tout entendu sur un champ de bataille - arrivait maintenant à son niveau. Ce dernier leva haut un sourcil en devinant, sous la couche de poussière, de sueur et de sang, le jeune age de son homologue Varden. Il se tourna vers lui, et, d'un ton curieux, interrogea, laissant sa phrase en suspend :
"Vous êtes...
- ... la dernière personne que vous rêveriez de rencontrer. Vous devriez partir. Tous. Maintenant."
Une bravade. L'insolence, la seule arme qui leur restait - et, face à des piques et à des lames, elle est hélas bien dérisoire.
"Nous devrions... partir ? Je pense que vous ne m'avez pas bien saisi, jeune homme - il prononça ces mots avec un mépris appuyé. Très bien, si vous ne désirez pas me dire qui vous êtes, je le devinerais moi-même. J'excelle à ce petit jeu là."
Il jeta un coup d'œil rapide au marteau taché de sang et souillé de cervelle posé sur l'épaule de de son interlocuteur.
"Hm. Ce n'était pas très dur. Roran Puissant-Marteau. Le cousin même d'Eragon. Je crois - non, j'en suis même sur - que vous vous êtes trompé sur au moins un point, outre vos vaines esbroufes.
- Lequel ?
- Vous êtes, de loin, la première personne que, de toute l'Alagaësia, j'aurai le plus aimé entourer d'une armée. Et ceci - il embrassa l'ensemble de ses hommes autour d'eux d'un large geste - ne ressemble-t-il pas à une armée en bonne et due forme ?
- Si ma capture est votre rêve le plus cher, qui serait au cœur de vos pires cauchemars ? Répondez vite, peut-être puis-je encore transformer votre auto-satisfaction en une terreur qui liquéfiera vos entrailles...
- Magnifique sens de la synchronisation, Roran, intervint mentalement Noven, pour tous les hommes présents, Impériaux ou Vardens, devinez qui arrive. Un indice : beaucoup de gens en pourpre, ici, ne vont pas être contents. Mais alors là, vraiment pas contents."
Un formidable rugissement emplit le ciel.
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Kedol avait écouté le blabla des deux officiers. Vaine politique ! Pourquoi discuter avec ces barbares ? Même leur officier supérieur, comble de la brute, se battait avec un marteau ! Comment était-il possible d'imaginer civiliser ces rustres assoiffés de sang et de conquêtes ?
Une voix, qu'il n'avait jamais entendu, résonna dans son esprit, sarcastique et moqueuse. Hein ? Qui c'était ? Qui arrivait ?
L'air vrombi, la terre vibra, les dents claquèrent à l'unisson alors que le cri d'une bête fantastique - un dragon ! - emplissait l'air. Le soldat leva les yeux, confiant. Le Roi, dans Son omniscience, avait fait vite ! Déjà son plus fidèle serviteur répondait présent, pour...
Non. Le dragon de Murtagh n'était pas bleu. Ça, c'était...
Il lâcha ses armes, et, accompagné par quatre-cent des siens, il rompit les rangs. Courir ! On ne pouvait rien, contre ce monstre !
Il jeta un ultime regard derrière lui.
La dernière vision qu'il eut de la vie, fut un halo violet, presque noir, qui se ruait sur lui comme la nuit se referme sur le monde.
Puis tout fut fini.
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De toute évidence, ses hommes, formant maintenant une masse grouillante qui s'éloignait au pas de course, ne possédaient pas les mêmes valeurs.
Noven leva un sourcil, planta sa hache dans le sol :
"Eh ? Et notre bain de sang ? Ne croyez pas que vous irez très loin comme ça !"
Il leva ses mains gantées, ferma les yeux. Eragon esquissa une tentative pour l'arrêter. Trop tard.
Un gigantesque halo indigo, noirâtre, émergea des mains du jeune magicien, rattrapa en quelques secondes les fuyards.
Ils s'effondrèrent, tous, pathétiquement, tels des pantins dont on aurait coupé les fils. Eragon put ressentir l'extinction de chacune des trois-cent-quatre-vingt-sept âmes en déroute. Il grimaça, son visage perdit de la couleur. Saphira posa un œil désintéressé sur le carnage où elle avait atterrit, son regard s'arrêtant parfois sur quelques cadavres démembrés à la hache, comme pour en juger la perfection artistique.
"Ce n'était pas nécessaire ! Pourquoi tu as fait ça ?"
Roran avait les yeux exorbités. Il nageait en plein cauchemar.
Noven rouvrit les yeux. Ils semblèrent scintiller quelques secondes, puis reprirent leur teinte normael. Pas le moins du monde gêné par l'effroyable massacre qu'il venait de perpétrer, il se tourna vers le jeune Dragonnier et Saphira, et, parfaitement décontracté, il entama la discussion comme s'il n'avait pas vu l'air choqué de Roran.
"Vous êtes arrivés plus tôt que je ne l'aurai pensé. Juste à temps pour nous éviter de finir en bouillie.
- Le vent s'est levé dans mon dos, j'ai pu gagner du temps. Au retour, nous l'aurons dans le nez, ça sera une autre histoire. Au fait, jolie découpe. Comment as-tu réussi à séparer tous les membres du tronc de celui-là, en pleine bataille ?"
Pas plus que Noven, la dragonne de saphir n'avait été dérangée par la mort des fuyards, et, comme lui, elle semblait ça trouver normal. Définitivement... naturel.
Finalement, prenant la parole pour son cousin toujours muet, Roran laissa éclater sa rage :
"Mais tu es complètement DINGUE ! Pourquoi tu les as massacré ?"
Le magicien leva un sourcil et se retourna vers son supérieur, visiblement surpris - surement trop pour être honnête -, et, tranquillement :
"Ça s'appelle la guerre, Roran. Tu sais, là où plusieurs armées s'entre-tuent pour le plaisir de quelques chefs bien loin du front ? Où crois-tu que tu aurais retrouvé ces soldats, dans quelques mois, si je les avais laissé vivre ?
- Ils auraient pu se RENDRE ! Changer de camps ! Tout le monde à le droit à l'erreur, à toi aussi on t'as laissé ta chance ! Et pour ÇA ! Mais quel genre de fou es-tu ?"
Un éclair d'agacement traversa les traits de Noven.
"Se RENDRE ? Mais bordel, réveilles-toi ! Tu crois vraiment - il montra les corps mutilés autour de lui - qu'ils se seraient rendus, après ce carnage ? Qu'il y avait encore une chance que nous ne passions pas pour des monstres ? Que Galbatorix nous laissera la moindre chance d'augmenter nos effectifs ? Mais, ne m'écoute pas, suis ta stupide morale bancale à trois clous ! Et nous verrons qui arrivera le premier en vie aux portes d'Uru'Baen.
- Ils étaient tous des paysans ! Des gens comme toi et moi ! Ils ne servaient pas volontairement l'Empire !"
Le magicien éclata d'un rire franc et blessant.
"Ils ne servait pas volontairement l'Empire ? Rappelle-moi, M. Je-Fracasse-Des-Têtes-A-Coup-De-Marteau, qui est le lanceur de sort, ici ? Qui peut lire dans les pensées de nos ennemis, toi ou moi ? Partant, qui est le mieux placé pour savoir si ils sont là de leur propre volonté, ou pas ?
- Pourquoi tu dirais la vérité ? Pourquoi tu ne me mentirai pas, en ce moment même ? Dis moi !"
Noven poussa un soupir d'exaspération.
"Tu ne me crois pas ? C'est pas mon problème. Mais je ne suis pas le seul magicien ici, ni le plus puissant. Demande à ton cousin, tu verras si ils nous voient vraiment comme des sauveurs, ou plutôt comme des monstres dont même les officiers se battent à coup de marteau !
- Il a raison, Roran, intervint Saphira alors qu'Eragon restait muet, interloqué par la violente altercation. Aucun n'était là contre son plein gré. Ils sont persuadés de défendre leurs fermes, leurs femmes, leurs enfants. Et tous se sont enthousiasment engagés par serment à servir Galbatorix, jusqu'à la mort. Si Noven ne les avaient pas tués, Eragon et moi aurions probablement dû nous en occuper, que ce soit maintenant ou pendant une bataille - auquel cas ils auraient le temps de faire beaucoup de dégats dans nos rangs. Tu es comme ton cousin, borné à l'instant présent, sans aucune vision réaliste de l'avenir. C'est pour ça qu'Elva a pu opérer sans être inquiétée, c'est pour ça que les elfes veulent finir la guerre au plus vite. Ce n'est ni l'éthique, ni la morale qui vous sauvera. C'est le pur bon sens."
Roran jeta un regard furieux à l'immense bête - mais, prudent, il ne s'approcha pas de ses formidables crocs. A la place, il retourna rageusement vers les restes de sa tente. Elle aussi s'y mettait ? A voir des carnages, des morts par centaine, de si nombreuses vies prises en quelques secondes, sans même en éprouver le moindre dégout, le moindre remord ?
Eragon, perdu, regardait alternativement son cousin et son apprenti, le regard sautant de l'un à l'autre, sans n'avoir la moindre idée de quoi dire. Puis, finalement, il retourna vers Saphira, sauta sur son dos, et, sans qu'un mot ne soit échangé, ils décollèrent.
Noven n'avait pas bougé. Il demeurait là, songeur. La matinée touchait à sa fin.
Et le givre avait très bien tenu. Sacrée gelée !
Puis, alors qu'il contemplait le paysage, les hautes collines boisées en arrière-plan, les falaises qui se devinaient au loin, les cieux couverts de nuages gris, l'odeur acre du sang et des entrailles qui lui montait au nez, il eut une impression. Presque une certitude.
Une sorte de déjà-vu, d'image revenue du passée.
Il était déjà venu ici. Et ça ne lui avait pas du tout, mais vraiment pas du tout plu.
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Le vent sifflait aux oreilles d'Eragon, alors que Saphira filait au ras de la frondaison vers les fortifications Vardens. Sa stupeur avait rapidement laissé la place à une profonde lassitude blasée.
"Tu étais sincère, lorsque tu as parlé à Roran tout à l'heure, n'est-ce pas ?
- M'as-tu déjà vu mentir ?
- Oui. Tu m'as souvent dissimulé la vérité. Sur les origines de Brom, puis sur les miennes, et sur probablement des milliers d'autres de choses que j'ignore encore. Tu me reproche de me battre au jour le jour - m'a-t-on jamais permis de me battre autrement ? Maintenant, je laisse les initiatives aux commandants. Je me suis résigné à obéir.
- Tu n'es pas résigné, tu es lâche. Je pardonne à Roran son manque de recul face à toute cette violence, mais toi ! Tu n'as aucune excuse. Ne m'as-tu pas dit, il y a encore quelques semaines, que tu te sentais différent, changé, insensible ? Que je t'ai répondu que c'était la force de ma race qui s'écoulait dans tes veines ?
- Je ne vois pas le rapport, tu essayes encore de changer de sujet..."
La voix mentale devint un rugissement. Les pensées qui s'écoulaient dans l'esprit du Dragonnier devinrent un fleuve de colère.
"Je change de sujet ? MOI ? Un dragon ne fuit pas ses responsabilités, Eragon ! Ne m'insulte pas ! Il est impossible de te faire comprendre quoi que ce soit, tu es trop borné !
- Tu n'acceptes aucune critique. Rien que..."
Saphira se barricada dans une forteresse mentale d'acier. Eragon se tut. Pourquoi les disputes entre eux devenaient si courantes ? Il savait pertinemment qu'elles les blessaient tous les deux, plus qu'ils ne se l'avoueraient jamais. Mais à coté de quoi passait-il ?
Au bout de quelques minutes de vol, la dragonne abattit ses défenses, calmée.
"Pardonne moi, Petit Homme. Je crois que Nasuada n'est pas la seule à souffrir du stress.
- Compte tenu de la situation, c'est un véritable miracle que nous ayons encore tous les deux toute notre santé mentale. Je ne t'en veux pas, tu as raison, je m'encombre de principes et de morales qui gênent chacun de nos mouvements. Mais ce sont eux qui font la différence entre moi et l'Empire.
- Eragon... Noven a raison. Ce ne sont pas des escarmouches isolées, ce ne sont pas des brigands croisés au détour d'un chemin que nous affrontons. C'est une guerre ouverte, mobilisant des centaines de milliers d'hommes. Et si nous voulons y survivre, il faudra mettre tous les atouts de notre coté. Que ce soient des Urgals avides de vengeance, un étrange magicien venu de nul part ou l'abandon temporaire de quelques réticences purement éthiques. Si nous gagnons, nous aurons tout le temps pour les récupérer ensuite, n'est-ce pas ?
- J'aimerai tant pouvoir voir les choses comme tu les vois. Tout parait plus facile.
- Pas plus facile, plus simple. Des choses simples peuvent être terriblement dures à effectuer. Mais au moins, je sais où l'on va. Laisse moi te montrer."
Délicatement, elle attira l'esprit d'Eragon dans le sien, hors de son corps. Il ne se débattit pas. Puis, quand les deux êtres furent en parfaite harmonie, le Dragonnier ressenti toutes les émotions, toutes les pensées, toutes les sensations de sa dragonne, loin dans le ciel bleu, loin au dessus du sol. La dragonne avait une parfaite vision globale de la guerre, la survolant comme elle aurait survolé un champ pierreux. Chacun de ses éléments paraissait en relief, chacun avait sa couleur, sa place, son importance. Quelques uns se détachaient du lot. Eux, d'abord, bien sur, véritables monolithes au milieu d'une clairière. Puis, Nasuada, Arya, Islanzadí, et, dans un coin, Roran, perdu dans l'infinité de la masse des Vardens. Une autre personne se détachait, nettement, arrivant presque à la hauteur du Dragonnier, qui ne cacha pas sa surprise.
"Tu le crois si important que ça ? Pourquoi ?
- Je me fis à mon instinct. Il est important. Et, contrairement à tous les autres humains qui nous entourent, il sait parfaitement ce qu'être en guerre engage. Même Nasuada ne l'a découvert que trop tard, lorsqu'elle a inconsciemment lancé l'offensive des Vardens.
- Sa santé mentale en a prit un coup, apparemment.
- Oui. Quand la guerre sera finie...
- ... il faudra s'en débarrasser. Tout est tellement clair dans ton esprit, je t'envie.
- Tout n'est pas clair, loin de là. Je peux juste prendre du recul par rapport aux choses où tes principes te cantonnent. Pour le reste... par moment, je suis encore plus perdue que toi.
- Quand la guerre sera finie, tout finira par se régler.
- J'espère. Sinon, je finirais par devenir folle, moi aussi.
- S'attaquer à l'Empire, n'est-ce pas déjà être fou ?
- Un peu. Mais je vais te montrer ce qu'est la folie."
Elle piqua vers les arbres. Dans son esprit, Eragon poussa un cri de joie.
Si le morale de la dragonne demeurait toujours bas, au moins, ils s'était réconciliés. Pour lui-même, il se jura, encore une fois, de faire payer à Galbatorix toutes les privations et malheurs qu'il leur avait fait subir.
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"Eragon, il faut que je te parle. C'est... urgent. Et important. Rejoins-moi près de ta tente."
Le Dragonnier avait marqué un temps d'arrêt, lorsqu'il avait reçu la convocation mentale. Arya n'était pas vraiment le genre de personne à trouver le premier évènement venu 'important', et encore moins 'urgent'. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il ne la voyait presque plus depuis presque un mois ?
Curieux - et le cœur plein de vains espoirs -, il s'était sur-le-champ rendu sur place. L'elfe n'y était pas. Il devait être en avance, et s'assit sur un petit rocher, poli par l'usage, devant la tente. Sans aucun signe avant-coureur, Arya s'y matérialisa à sa suite. Eragon ne sursauta même pas : la discrétion des elfes avait cessée de le surprendre.
"Tu es la depuis longt... Arya, ca va ?"
Le teint du visage l'elfe, déjà pâle en temps normal, semblait maintenant dépourvu de la moindre couleur. Ses cheveux, habituellement rabattus derrière sa tête par une bande de tissu, erraient en vrac autour de sa tête. Elle était très mal à l'aise; ses yeux, alertes, parcouraient incessamment son champ de vision; ses mains, nerveusement serrées, formaient une boule de doigts blafards et trahissaient l'état de crainte d'Arya. Jamais, de toutes les situations catastrophiques dans lesquelles ils s'étaient retrouvés plongés, jamais, Eragon ne l'avait vu montrer aussi peu de sang froid. Quelle menace intangible et inaccessible pouvait bien la stresser à ce point ?
L'elfe plongea ses yeux verts dans le regard d'Eragon. A la crainte, se mêlait de l'espoir et de la supplication.
"Je t'attends depuis plusieurs heures. Mais je ne pouvais pas te contacter avant... tu es surveillé."
Eragon ne dissimula pas son étonnement. Lui, surveillé ? Sans qu'il le sache ?
"Tu es sure ? Au point d'épier mes conversations mentales ? Je pense que je m'en serais aperçu. Un espion ne serait pas resté sous couverture très longtemps.
- Eragon, crois-moi. Tu as toi-même laissé le loup rentrer dans la bergerie. J'ai l'impression d'être la seule à ressentir la menace. J'ai passé de nombreuses journées et nuits blanches à tenter de trouver la moindre preuve de ce que j'avance.
- Quelles preuves ? De qui parles-tu ? Tu m'inquiète, là.
- Je n'ai trouvé aucune preuve, aucun élément qui me permettrait d'étayer ma théorie. Pas même la moindre trace. Eragon, je commence à craindre que nous ayons à faire à quelqu'un d'infiniment plus dangereux que tous les ennemis que nous avons jamais croisé - Durza et Varaug compris.
- Plus puissant que deux Ombres ? Arya, de qui tu parles ?
- Pas plus puissant, plus dangereux. Capable d'infiltrer en profondeur les Vardens, de se ficher jusque dans les sentiments des éléments intouchables autrement qui forment leur base. Et, le moment venu, il enclenchera le piège qu'il aura préparé pendant de long mois, et ça en sera finit de nous tous. L'ensemble de l'effort de guerre s'effondrera comme un château de cartes. Un danger intangible, insoupçonnable...
- Mais qui...
- Tu vois ? Il a déjà commencé son travail de sape. Il s'est déjà inscrit comme au dessus de tout soupçons ! S'exhiber pour mieux se dissimuler, s'afficher pour mieux cacher !"
Eragon commençait à réellement craindre le pire. Soit Arya avait découvert un plan d'une ingéniosité diabolique, soit... Non, pas Arya, impossible !
"Arya, qui est ce traitre ?"
L'elfe détourna les yeux, sans répondre. Depuis quand se refermait-elle sur elle-même comme ça ? Depuis quand se détruisait-elle à chasser un ennemi si subtil, si discret que personne d'autre ne le soupçonnait ?
Depuis l'arrivée de Noven, en fait.
Elle releva la tête, une larme perlait au coin de ses magnifiques yeux, torturés par le doute et la tristesse. Elle murmura, si bas que le Dragonnier eut beaucoup de mal à l'entendre :
"Tu ne me crois pas... voila pourquoi nous courons à notre perte... Eragon, où est passée ta compassion, où sont passés tes principes ? Tu as changé... J'arrive trop tard... trop tard..."
Elle se leva brusquement et, sans un mot de plus, elle partit droit dans le dédale de tente. Eragon ne la suivit pas. Il n'aurait, de toute façon, jamais pu la rattraper.
Si, elle aussi, se mettait à soupçonner le premier venu qui sortait de la norme, qu'elle se mettait dans un tel état de nervosité pour du vent, oui, ils couraient à leur perte.
Et, le pire de tout ça, était qu'elle pouvait très bien avoir parfaitement raison, et lui, être totalement dans le faux.
"Fait comme moi, Eragon : suis ton instinct, suis ton intellect. Ignore ton cœur, si tu veux qu'il batte encore lorsque nous survolerons Uru'Baen."
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Noven, pour changer, marmonnait dans sa barbe. La cible de ses maugréments, cette fois, était la gestion des rations distribuées aux soldats. Ne manger que du pain et quelques légumes la majeure partie de la semaine, inadmissible ! Ils avaient de la viande; pourquoi ne pas lui en donner ?
Il avait argumenté pendant plus d'une heure, et, finalement, pour le faire taire, l'intendant avait finit par lui donner, de mauvaise grâce, un saucisson rachitique et dur comme de la roche. Conscient du danger inhérent à trop pousser l'avantage, Noven avait ensuite quitté les cuisines, emportant sa malheureuse demi-livre de viande. Elle ne durerait même pas la soirée !
Alors, il retournait à sa tente, traversant le camp d'un bout à l'autre. La nuit était tombée, maintenant, seuls quelques feux procuraient lumière et chaleur aux soldats encore éveillés. Le magicien passait à proximité de l'un d'eux lorsqu'il aperçu le conteur. Il s'arrêta, et l'observa.
Petit, vêtu de loques, de nombreuses touffes de cheveux manquaient sur son crâne dégarni. Un bandeau sale couvrait ses yeux; et, alors qu'il ponctuait son histoire de mouvements éloquents, apparut sa main droite, atrocement mutilée, dont trois des cinq doigts manquaient. Sa respiration sifflait, sa posture courbée trahissait la souffrance qui perçait entre ses côtes.
Autour de lui, la compassion et la douleur altruiste se peignaient sur un petit groupe de soldats auditeurs, et, alors que le récit avançait, la peine céda la place à l'horreur.
"Je vivais avec ma petite famille à Belatona. Ma femme, Johanna, mon fils unique, Rorel, et moi possédions une jolie petite maison au cœur de la ville et, la chance me souriait alors, mon commerce d'étoffes était en plein essor, lorsque la guerre éclata. Au début, aucune différence dans les habitudes, dans les évènements de la cité. Mais, rapidement, les choses changèrent. Le conseil des nobles qui dirigeait la ville fut destitué, et remplacé par des agents du Roi.
Une milice de jeunes volontaires s'était formée, et, forte de membres armés de plus en plus nombreux, elle imposa une véritable loi martiale à la cité, avec la bénédiction des nouveaux intendants. Les rafles commencèrent, d'abord dans les basses classes, puis remontant progressivement l'échelle sociale. La dénonciation et la suspicion étaient partout, la peur régnait dans les rues désertée de notre si belle cité. Personne n'était à l'abri. Et, un beau jour, notre propre fils, - mon fils unique ! Mon propre sang ! - revint à la maison, et m'accusa d'avoir aidé les forces rebelles, de l'avoir trahi, d'avoir trahi la nation toute entière. Et, sans même avoir pu le consoler, le rassurer, le détromper, il partit, sans un seul au revoir, la rage au cœur. J'étais effondré. J'appris le lendemain par des voisins qu'il s'était engagé dans la milice, et qu'il déployait une énergie fanatique à traquer la moindre trace, le moindre sentiment d'empathie pour les Vardens. Comment avions-nous pu être aveugle à ce point ? Comment les choses avaient-elles put dégénérer en si peu de temps ? Pourquoi toute la jeunesse de notre si belle, si riche cité, courrait au massacre, courrait à la mort, courrait à la guerre ? Pourquoi, pourquoi nous, pourquoi mon fils ?"
Il s'arrêta, la douleur et la peine crispaient ses traits ravagés par la souffrance accumulée. Son fardeau semblait tel, qu'une simple feuille aurait suffit à l'effondrer, à le tuer, à répandre son malheur sur l'ensemble de la surface du monde. Néanmoins, il continua, la voix saccadée, pleine de sanglots retenus, pleine de pleurs et pleine de cris, débordant de souffrance et de peurs.
"Mon fils, que j'aimais tant... Il est revenu, un soir, à la maison. Il avait changé, je le sentais dans ma chair, au plus profond de moi. Mon fils était mort, un monstre en était sorti. Derrière lui, une douzaine de gens comme lui, dévastés par la folie et la haine.
Sans même attendre que la porte soit complètement ouverte, ils hurlèrent de rage, ils me frappèrent, me jetèrent au sol, me piétinèrent de leurs lourdes bottes. "Traitre ! Traitre !", ils criaient, frappaient, le monde se couvrait d'un horrible voile pourpre, alors qu'ils me trainaient sur le sol. Ils hurlaient, ils hurlaient ! Les bottes déchiraient ma peau, brisaient mes côtes, marbraient mon visage. Et, au delà du rideau de douleur qui couvrait ma vue, ma femme, oh, Johanna ! Ils la violentaient, ils la frappaient aussi, ils voulaient se l'approprier ! Elle se débattait, elle hurlait, et moi, gisant comme un moins que rien sanglant sur le sol, je ne pouvais rien faire...
Puis un soldat en eut marre de ses cris et attrapa un tisonnier dans le feu. Et il frappa, il frappa, les cris de peur devinrent des hurlements de douleur, il frappait encore ! Et ensuite, le silence. Les chocs sourds du fer sur son corps martyrisé, l'odeur horrible de la chair brulée ! Et leur rire, inhumain, gras, cruel et sans pitié ! J'ai désespérément tendu ma main vers Johanna. Une hache cloua mes doigts au sol de pierre. Et la pluie de coups reprit, ils frappaient encore ! Ils frappaient, leurs bottes arrachaient la chair, leurs talons faisaient jaillir le sang, brisaient les os, broyaient le corps, et moi, je n'avais même plus la force de crier, je souffrais, je souffrais... et jamais la fin ne venait...
Mais ils n'en avaient pas assez. Ils voulaient plus de souffrance, plus de cruauté ! Une tige de fer rouillé tomba dans leurs mains, quelqu'un la plongea dans le brasier, alors que les autres me jetaient contre un mur, et me maintenaient debout. La pointe chauffée au rouge s'approcha, le cauchemar se rapprochait de mes yeux, si lent ! Et la douleur, et leurs rires ! Et, enfin, la nuit, les ténèbres m'enlevaient, m'attiraient loin de leur folie, loin de la souffrance."
Des larmes sanglantes coulaient maintenant sous le bandeau en drap sur les joues ravagées par les souvenirs du conteur. Quelle force, quel prodige, quelle volonté lui avait permit de survivre, de se dresser là, vivant, pour dévoiler au monde son histoire, son fardeau, ses souffrances, celles de tant de personnes encore dans le monde ?
"Ils avaient des ordres. Ils pouvaient s'amuser, ils pouvaient torturer, tuer, violer. Mais les cadavres de leurs victimes devaient être brulés hors de la ville. J'aurai préféré mourir avec ma femme, sur un ultime bucher funéraire ! Mais le sort en décida autrement.
Les miliciens, par flemmardise, n'avaient pas emmené avec eux de quoi bruler deux corps. Et, par cruauté, ils laissèrent le déchet humain qu'ils venaient de produire agoniser loin de tout, jeté en vrac sur le cadavre de sa femme au bord d'une route. Ils m'ont laissé là, dans une dernière torture qui fut mon salut. Les Vardens, ces rebelles, ces monstres qu'ils cherchaient parmi leur propre famille, arrivaient à leur porte, arrivaient pour prendre Bellatona. Et, avec eux, mon salut.
De toute l'Alagaësia, une seule, une unique personne avait les pouvoirs de sauver quelqu'un qui avait subit d'aussi importantes blessures. C'est cette personne que j'ai retrouvé penchée sur moi, m'arrachant des griffes salvatrice de la Mort. Oui, Eragon était là, Eragon m'a sauvé. Et, à travers lui, je me suis découvert un nouvel objectif : la vengeance.
Parce qu'aucune personne ne devrait jamais subir les mêmes souffrances que moi, mes bourreaux doivent mourir.
Parce qu'aucune personne ne remplacera jamais ma pauvre Johanna dans mon cœur, mes tortionnaires doivent souffrir.
Parce qu'aucune personne ne me fera oublier la folie de mon sang, de mon propre fils, oui, ils devront tous périr !"
L'horreur, la fureur, la haine se peignaient sur les visages crispés des soldats. Chacun retrouvait une part de lui-même dans le récit, chacun d'eux avait du souffrir, payer sang et sueur à l'Empire. Et c'était pour ça qu'ils se dressaient tous là, Vardens : mettre fin à l'Empire, mettre fin aux souffrances d'un peuple. D'un seul souffle, d'une seule cadence, ils marcheraient, d'un seul corps, ils se battraient, ils abattraient les limites du possible, ils repousseraient les frontières de l'imaginable ! Ils étaient Vardens !
Noven, loin de la masse absorbée des auditeurs, haussa les épaules. Des ombres du brasier s'invitaient sur le visage de glace du jeune magicien, déformant les contours, teintant les couleurs d'un ton rougeâtre. Serrant fermement son saucisson, il continua sa route.
Le conteur se courba, comme affaissé par le poids de ses convictions, et, du pas lent et hésitant des nouveaux aveugles, il retourna dans sa tente. De nombreux hommes se levèrent d'un seul bond pour l'aider.
Deux soldats seulement, profondément marqués par l'horrible récit, avaient remarqué la brève apparition de Noven, restant dans l'ombre, loin du feu, loin des hommes.
"Je l'aime pas, s'mec. Il me fait froid dans l'dos.
- Moi non plus. Mais il s'bats bien, à s'qui parait. S'toujours mieux qu'un Urgal, hein ?
- J'trouve pas. Un Urgal, on sait qu'c'est pas humain. Lui, il parait humain, mais il est aussi froid qu'un p'tain de caillasse ! T'l'as vu écouter le récit du pauv' Joe ? On aurait dit qu'il écoutait un p'tain de cours d'jardinage !
- Eh, parle moi fort. Il est magicien, on sait jamais.
- Bah ! Si ces magiciens étaient si forts, on aurait gagné la guerre, va ! C't'histoire de sorts, s'juste pour expliquer qu'ils peuvent bouffer du sauciflard, et pas nous !
- P'tet ben qu'oui. P'tet ben qu'non. S'pas nos oignons, on y peu qu'dalle, de tout' facon. Alors bon..."
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Noven marchait dans la fraicheur de la nuit. Les remarques acerbes des deux soldats - ils se croyaient discret... ben tiens... - ne l'avaient même pas effleuré. Tout comme l'histoire du "pauv' Joe". Un pauvre bougre, d'accord, comme il y en a des milliers en Alagaësia. Sauf que lui avait eu la chance de survivre - pourquoi faire souffrir les autres en les projetant dans ses propres souvenirs ? Ce n'était même pas de l'égoïsme, il ne tirerait jamais rien du tragique-mais-banal récit de son histoire. Cela dépassait son entendement.
Brusquement, il changea de direction. Il ne rentrerait pas à sa tente sans faire un petit détour. Les gens se plaignaient de leur passé difficile, alors qu'il était derrière eux. Et aucun ne semblait comprendre que les blessures physiques sont les plus facile à supporter. Personne ne daignait jamais supporter et consoler les malheureuses victimes de blessures psychologiques, tellement plus douloureuses, infiniment plus difficiles à guérir. Parfois, il se sentait seul. Seul au monde à penser droit, à brandir la logique comme fer de lance, à demeurer inflexible dans la tourmente et les tempêtes des sentiments.
Seul, ou presque.
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Saphira releva la tête en flairant un intrus. Qui était-ce ?
Elle se décontracta. Ce n'était pas un gêneur, un de ces badauds qui venait l'admirer, quand ce n'était pas l'asticoter lorsqu'ils avaient dépassés la barre des trois bouteilles de mauvais vin.
Non. C'était probablement une des uniques personnes qui semblait comprendre la situation, comprendre la guerre, comprendre les enjeux, comprendre les tensions et les alliances, comprendre chaque élément, chaque rouage, chaque détail, comme elle le faisait. L'unique qui semblait la comprendre, elle.
Eragon était adorable avec elle, certes. Il la consolait, il voulait prendre une part de son fardeau, il promettait beaucoup de choses pour l'après-guerre. Mais, encore guidé par ses sentiments, loin de la raison et de la logique brute si chère aux dragons, que pouvait-il pour la raisonner, pour remonter son moral six pieds sous terre ?
Alors que Lui... Il la raisonnait, il avançait des théories, il proposait des alternatives, il affirmait des solutions, il ne cédait pas un pouce de terrain, opposant aux sentiments un esprit cartésien à toute épreuve. Il ne dissimulait pas ses opinions, si choquantes qu'elles pouvaient paraitre - et, malgré toutes les critiques unifiées qu'il s'attirait de la part des autres membres de son espèce, elle, elle aimait cette sorte de franchise, et aimait à penser que, décidément, de tous les humains, il devait être le seul à ne pas s'entourer de mensonges et d'hypocrisie, de secrets et de jalousies. Sous un aspect complexe, son esprit dissimulait de solides mais simples fondations.
Noven s'assit sur un rocher près d'elle. Il ne la craignait pas le moins du monde, malgré l'obscurité qui l'empêchait maintenant totalement de voir quoi que ce soit. Et là, dans l'ombre, ils discutaient, ils parlaient du devenir de leurs deux races, ils devisaient sur le passé, le présent, l'avenir; il la rassurait, faisait preuve d'une douce et inouïe compassion, et elle le supportait dans ses épreuves, effaçait ses doutes, comblait ses lacunes.
Ils s'entendaient bien.
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Noven s'allongea sur son lit de camp, le sourire aux lèvres.
A l'extérieur de la tente de tissu, les nuages commencèrent à déverser de fins flocons de neige.
Le jeune magicien s'endormit, heureux.