Le Dragon Noir

Chapitre 5 : Transfuges

Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 19:57

Transfuges




Roran pensait rêveusement à Katrina lorsque l'ordre était tombé : il allait devoir prendre la tête d'une nouvelle compagnie d'une centaine d'hommes, afin de harceler les points faibles des lignes ennemies, et briser les poches de résistance dans la zone occupée. En bref, Nasuada l'éloignait du camp de base, et l'envoyait prendre des risques inconsidérés contre des troupes dont ils ignoraient encore jusqu'à l'existence. Quant à avoir la moindre idée de leurs emplacements...
Maintenant, Roran marchait en direction de la tente du Noven, afin de lui annoncer son affectation - si Nasuada avait fait envoyer un de ses serviteurs pour annoncer la nouvelle au futur chef d'escouade, elle ne l'avait probablement pas fait pour les simples soldats.
Seul point positif - autant qu'il pouvait y avoir un coté positif à des missions aussi suicidaires -, la protection magique du groupe était assurée par Noven, qui avait déjà fait ses preuves en tant que combattant. Entrainé par Eragon, il ne pouvait que faire un carnage dans les lignes Impériales. Quelques questions restaient cependant en suspend : était-il capable de protéger ses alliés, aussi efficacement qu'il était capable de se protéger lui-même ? Pourrait-il détecter les éventuelles troupes ennemies magiquement camouflées rassemblées pour eux en embuscade, comme il ne manquerait pas d'en avoir ? Plus inquiétant, ses sorts incontrôlés pouvaient-il blesser les soldats Vardens du groupe, même de manière purement accidentelle ?

Roran tapa rageusement dans un caillou traitreusement placé au milieu du chemin qui montait aux tentes des magiciens. Il ignora la douleur qui irradiait maintenant de son gros orteil droit, et pénétra dans la tente de Noven.
Évidement, il n'y était pas. Comme il n'était pas à la tente d'Eragon, ni au quartier général, ni à l'armurerie, ni au champ d'entrainement, ni à la rivière, ni aux cuisines. Roran en venait. A voir le soleil qui redescendait vers l'horizon, cela faisait maintenant plus de deux heures qu'il le cherchait, en vain. Roran poussa un cri de désespoir. Mais où est-il passé ?
La voix de son cousin résonna dans sa tête :
"Il est pas très loin de ma tente. Saphira lui donne des cours de magie.
- Saphira ? Des cours de magie ? Je crois que j'ai raté une étape, là.
- En fait, Noven fonctionne très bizarrement en ce qui concerne la magie.
- Pas que la magie, si tu veux mon avis. L'air qu'il aborde lorsqu'il se bat contre un ennemi fait peur à voir, crois-moi. Et je ne comprend pas comment quelqu'un de son poids peut manger autant. Il dévore deux fois plus que Horst dans ses bons jours !
- Enfin bref, elle a remarqué que sa manière de lancer des sorts se rapprochait étrangement de la manière dont elle-même procédait.
- Je croyais que les dragons ne pouvaient pas lancer de sorts ?
- Ils peuvent, mais ce n'est pas aussi contrôlé que les magiciens humains ou elfes. Ils utilisent leur magie pour cracher des flammes, par exemple. Saphira l'a aussi utilisée pour réparer Isidar Mithrim, l'étoile de saphir.
- Ah oui, tu m'en avais parlé. Le gros caillou qui plaisait tant aux nains, et qu'Arya avait malencontreusement détruit pendant la bataille pour Farthen Dur."
Roran put sentir la réaction outrée de son cousin à travers la communication mentale.
"Un GROS CAILLOU ? Isidar Mithrim ? Roran, c'est une véritable œuvre d'art ! Si tu l'avais vue, tu ne parlerai pas d'elle comme ça !
- Bah, tu sais, je ne suis qu'un pauvre paysan rustre et illettré. Donc bon, moi et l'art...
- Il faudra vraiment que je t'apprenne à lire et à écrire. Dès que nous aurons du temps devant nous.
- Pas avant la fin de la guerre, je pense. Nasuada m'a ordonné de mener une véritable vendetta contre l'Empire, et de harceler le plus possible leurs positions les plus fragiles. Pour la gloire des Vardens, c'est ça, ouais !
- Tu l'aimes de moins en moins, à ce que je vois.
- Je ne sais pas si tu as remarqué, mais elle essaye de plus en plus de me faire tuer au combat, hein. Et si, jusque là, les missions pouvaient encore passer pour faisables, maintenant, c'est directement à l'abattoir qu'elle nous envoie !
- N'oublie pas que je ne suis pas très loin. Et puis, je sais que Noven va assurer la protection du groupe. Crois-moi, si la situation dégénère, tu es du bon coté de sa hache.
- Et lui, du bon coté de mon marteau.
- Je suis vraiment entouré de guerriers bourrins et sanguinaires. Entre lui, toi et Saphira, je passe pour la fine fleur de la subtilité.
- Tu oublie Arya. Ah, mais non, qu'est-ce que je dis, toi, oublier Arya ! Quel sot que je fais !"
Roran perdit brusquement le contact mental avec son cousin. Un sourire se forma sur son visage, le premier depuis un bon bout de temps. Dragonnier ou pas, Eragon restait son cousin, presque son frère, et il se réservait le droit exclusif de le charrier sur ses déboires amoureux !



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Une longue et chaude flamme traversa l'esplanade, désertée depuis longtemps par tous les Vardens qui tenaient à leur vie.
"Tu vois, moi aussi j'arrive à cracher du feu.
- Ne cherche pas, Noven, personne ne peut flamber quelque chose mieux qu'un dragon. Ton sort n'était qu'une petite flammèche à coté de ce que je peux faire. Mais moi, contrairement à toi, je me soucie de ne pas mettre le feu au campement entier.
- Ah ? Et pour quelle raison, exactement ?
- La bière n'est pas bonne quand elle est chaude. Tout le monde devrait savoir ça.
- La bière ? Je n'ose même pas imaginer la quantité d'alcool que tu dois ingurgiter pendant les festins.
- C'est simple, ça se compte en tonneaux. Tu ne pourrais même pas en avaler la moitié que tu serais déjà mort, l'estomac déchiré par le trop-plein de liquide. Ne cherche pas, tu n'as aucune chance de me battre sur ce terrain-là.
- Très bien, Votre Majesté, je m'incline devant votre écrasante supériorité à absorber des breuvages fermentés à base de houblon ou de malte, O Dragonne de Saphir.
- Bien. Mais sache que la flagornerie n'a strictement aucun effet sur moi."

Son attitude disait tout le contraire. Son poitrail s'était fièrement redressé, son port de tête avait encore gagné en assurance. Insensible à la flatterie, elle ?
"Je vois ça. Tiens, regarde qui arrive. Roran.
- Il n'a pas trop l'air content de te voir."
En effet, le jeune capitaine traversait la zone boueuse, en direction des deux acolytes. Il salua poliment Saphira, et apostropha son nouveau subordonné.
"Mais où étais-tu passé ? Je t'ai cherché pendant plusieurs heures ! Tu ne peux pas faire comme tout le monde, et rester dans ta tente à te tourner les pouces, ou squatter les cuisines ?
- Ça doit être très important, pour que le Grand Puissant-Marteau daigne me courir après.
- Ne commence pas à me parler comme si j'étais ton égal. Je viens de recevoir mes ordres de mission : je suis envoyé, aux ordres d'une escouade de cent-vingt-cinq soldats, harceler l'ennemi. Et devine qui a été désigné pour nous servir de magicien de combat.
- Mmh, non, je ne vois pas. Vraiment pas.
- Toi, andouille. Tu vas faire ton baptême du feu dans le cadre d'une vrai opération militaire, avec stratégie et tutti quanti. Et je dois te prévenir : Nasuada ne m'aime pas. Elle est persuadée que je veux prendre sa place.
- Ça, c'est pas bon. Je vois déjà venir les missions-suicides et les épitaphes glorieux du type 'Tombé courageusement au combat'.
- Ne vous emballez pas, jeunes hommes. Roran, peut-être t'envoie-t-elle au front uniquement parce que tu es très compétent.
- Peut-être. Mais je vous serez reconnaissant, à toi et à Eragon, de rester à l'écoute de nos appels de détresse. Noven, tu peux les contacter sur une distance de plusieurs lieues ?
- Humpf, bien sur, s'enorgueillit le jeune magicien en gonflant le buste.
- Alors on a peut-être une chance de s'en sortir vivant, au final. Peut-être.
- Ne part pas battu, ou tu vas effectivement y rester. Pense à tout ce que tu as fait jusque là, ce ne sont pas quelques missions difficiles qui vont t'abattre !
- Il est bien plus simple de mener une groupe de paysans affamés au Surda que de guider quelques Vardens au combat, crois-moi, Saphira. Beaucoup, beaucoup plus simple."



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Roran avait ensuite trainé son nouveau magicien attitré à l'armurerie, afin de lui fournir une amure, qui ne le gênerait pas dans ses mouvements et lui éviterai quelques blessures regrettables. Après plus d'une heure d'essais infructueux, ils avaient finis par en trouver une, formée d'une cuirasse d'acier noir couvrant le torse et descendait jusqu'à mi-cuisse, de solides épaulières de même métal qui couvraient une partie des bras, de genouillères, d'une paire de protection pour ses avants-bras, de longs gants de cuirs épais et de solides bottes remontant jusqu'au genoux. Cependant, le jeune homme refusa catégoriquement de porter une cotte de maille d'une vingtaine de livre, qui l'entraverait dans ses mouvements, ni de casque, qui gênait son champ de vision, préférant ainsi faire confiance à la protection magique procurée par son pendentif. Roran n'insista pas.
Puis, il avait fait traverser le camp à Noven, lui réservant une surprise.
"Tu vois, dans l'armée Varden, les magiciens de bataille ont automatiquement une sorte de grade d'officier. Comme tu l'as vu, ils ont droit à une armure de qualité, même si, en général, ils se contentent d'un broigne plus léger, ou encore d'un  gambison. Tu es encore une exception, avec tes protections lourdes.
- Parce que je suis très précieux pour les Vardens ?
- Non, parce que tu es le seul lanceur de sort assez fou pour te battre au corps à corps pendant les batailles.
- Je n'ai encore participé à aucune bataille !
- Non, mais tu es assigné à mon unité. Et généralement, les ennuis me courent après, comme tu as pu le voir lorsque nous nous sommes rencontrés. Tu vas probablement avoir à défendre ta vie à coup de hache. Entre nous, je préfère avoir un magicien guerrier comme toi, plutôt que de devoir aller en recruter un toutes les dix minutes, parce que le précèdent s'est bêtement fait tué par un simple soldat.
- C'est rassurant, tout ça.
- Ensuite, tu as droit à un autre privilège des officiers : une monture."
Ils arrivaient maintenant devant les écuries. Noven s'arrêta.
Le bâtiment, immense, était une des seules structures en dur du camp. Les murs, composés de lourds rondins superposés, s'étendaient sur six cent cinquante pieds de long, et cent cinquante de large. D'un coté, un énorme tas de fumier, de l'autre, on devinait de larges champs de manœuvres pour la cavalerie d'Orrin.
"Il ne t'es pas venu à l'idée que je sache pas du tout monter ?"
Roran s'arrêta à son tour, et se retourna vers son subalterne.
"Tu n'as jamais fait d'équitation ? Vous n'aviez pas de chevaux dans votre ferme ?
- On n'était pas assez riche pour un cheval. On avait un bœuf, par contre. C'est plus pratique pour les labours.
- C'est gênant. Mais tu verras, monter est facile. Surtout pour les magiciens, en général, à ce qui parait.
- Ah ? Pourquoi ?
- Tu demanderas à Eragon. Je crois que c'est une histoire de communication avec les esprits des animaux et d'ancien langage qu'ils peuvent comprendre. Je décroche toujours lorsqu'il me donne des explications sur la magie.
- Grumpf. Je ne parle pas un mot d'ancien langage.
- Je croyais que les performances d'un magicien dépendait directement de leur maitrise de la langue des elfes ?! Rassure-moi, histoire que je sois sûr d'avoir une chance de revoir ma femme un jour.
- On peut lancer des sorts sans. C'est juste plus... complexe, plus aléatoire, mais c'est comme ça que je fonctionne. C'est d'ailleurs pour ça que c'est Saphira qui assure une partie de mes cours de magie, dorénavant. Elle m'entraine à rester concentré sur mon objectif."
Roran réfléchissait. Puis, au bout de quelques secondes, il se décida :
"Tant pis, tu apprendra l'équitation sur le tas. On va te choisir un cheval, et, si tu te débrouilles pas trop mal, nous partirons en mission avec. C'est ça ou marcher.
- Les simples soldats de ton escouade sont des cavaliers, aussi ?
- Non, pas cette fois. Le groupe est principalement constitué d'infanterie. Tu ne nous retarderas pas trop, donc. Allez, viens trouver ton cheval."

Ils avaient ensuite fait la connaissance avec un officier acariâtre, visiblement peu enclin à fournir un cheval à un débutant partant au front. Un exercice de lévitation imposé par Noven à une botte de paille d'une centaine de livres convainquit cependant le palefrenier en chef, et il les guida vers un box, occupé par une magnifique bête, bai, de cinq ou six ans.
"Voila, c'est le cheval le plus docile et le plus obéissant que j'ai. De plus, il a déjà participé à plusieurs batailles, il est donc déjà habitué aux affrontements. Son précédent cavalier est mort il y a peu, après s'être prit une flèche barbelée dans l'épaule. Ce fou ne portait pas de cotte de maille, et sa blessure s'est infectée."
Roran jeta un regard très explicite à Noven, qui fit mine de ne pas l'avoir vu. Le palefrenier reprit, en s'adressant directement au futur cavalier, cette fois :
"Il s'appelle Oural. Si vous ne pouvez pas monter ce cheval, vous ne pourrez en monter aucun autre. Ça me brise le cœur de l'envoyer à la bataille comme ça.
- Ne vous inquiétez pas. Je m'occupe aussi bien des ennemis que je m'occupe des bottes de foin."
Le responsable des écuries dégluti. Le jeune homme lui plaisait de moins en moins. Il ouvrit la porte de la stalle, et lui tendit un harnais  :
"Tennez, essayez de lui mettre ça, et venez faire plus ample connaissance avec lui à l'extérieur."
Noven attrapa le harnais, et rentra. Mais, dès qu'il commençait à s'approcher du cheval, ce dernier reculait, les yeux exorbités, les oreilles plaquées en arrière.
Le palefrenier fronça les sourcils. Mais qu'est-ce qui se passait ?
Le magicien avança encore. La bête, de plus en plus affolée, piaffa, et toucha le mur du fond. Alors que Noven esquissait un pas de plus, le cheval poussa un long hennissement suraigu, une véritable plainte, avant de se coller aux planches qui formaient le coin, les membres tremblants.
De plus en plus désappointé, le jeune magicien tendit son esprit vers l'animal apeuré. Dès que le contact se fit, il ressentit la peur, la fantastique terreur qui le parcourait. Ses instincts les plus primaires lui ordonnait de courir, de fuir l'étrange bipède qui venait de rentrer dans son espace, et qui le menaçait maintenant. Ils lui criaient "Cours pour ta vie ! Galope, sans t'arrêter, éloigne toi de ce monstre !" !
Retourné, choqué par son premier contact si négatif avec ce qui allait devoir devenir son quotidien, Noven sorti de la stalle, puis de l'écurie, sans saluer le palefrenier.
Roran le rattrapa à l'extérieur :
"Eh beh, qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je lui ai fait peur. Et pas qu'un peu. Cette boule de poil était au bord de l'attaque cardiaque.
- Ah. Et comment tu vas faire pour l'expédition ?
- Je crois que je vais marcher."
Le jeune commandant grimaça en pensant aux plaintes continues émises par le magicien lorsqu'ils étaient en route pour rejoindre le camps Varden, quelques semaines plus tôt. Plus le temps passait, plus l'expédition s'annonçait mal.

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L'expédition était partie aux aurores, plein ouest. Leur premier objectif serait de reprendre un village sur le bord du lac Leona, récemment retombé aux mains de l'ennemi. Eragon avait survolé le groupe alors qu'il s'éloignait, puis était parti, en retard sur son horaire, vérifier les mouvements de troupes autour du campement Varden. Même si la saison froide arrivait, et que les armées prenaient leurs quartiers d'hiver, Nasuada restait persuadé que l'Empire risquait d'envoyer des troupes contre eux, et maintenait donc en conséquence les patrouilles de son premier vassal, qui, quant à lui, aurait préféré s'occuper de manière plus constructive.
Décidément, entre les missions très risquées et suspectes attribuées de plus en plus fréquemment à Roran, entre ses stratégies brouillonnes et désarticulées, sans compter son caractère de moins en moins agréable, les décisions de la chef des Vardens perdaient en crédibilité de jour en jour.
"Arrête de ressasser ça, Eragon, tu vas finir par m'inquiéter moi aussi ! Les gens ne changent pas comme ça, elle est juste débordée ! Il est normal qu'elle soit plus ferme dans certaines décisions, et qu'elle n'ait pas trop le temps pour s'occuper de tous les détails.
- J'ai déjà vu des personnes perdre la raison pour beaucoup moins que ça, Saphira. La psychologie humaine semble totalement t'échapper. Comme toutes les relations entre individus qui dépassent celui de chasseur et de proie.
- Vous êtes d'étranges créatures. Pourquoi perdre du temps avec toutes ces futilités ?
- On ne contrôle pas ses sentiments, ni ses désirs, encore moins ses folies. Peut-être qu'un jour, toi aussi tu ressentira des émotions si violentes que tu n'aura plus, au final, le libre choix de tes actions.
- Ah, ça ! Aucune chance.
- On verra bien, lorsque tu aura rencontré le dragon de tes rêves."
Saphira resta silencieuse. Eragon scruta ses pensées.
"Je t'interdis de douter que tu le trouvera un jour ! Il reste au moins un mâle en possession de Galbatorix, et probablement des milliers ailleurs, que ce soit à l'est ou de l'autre coté de l'océan. Ne perd pas courage !
- Parfois... je me demande si ce que tu dis est vrai. Je suis tellement seule, au final, sur cette terre. La seule personne qui me ressemblait, de près ou de loin, et contre qui je n'avais pas à me battre, c'était Glaedr. Et regarde, maintenant, il est mort. Mon espèce est morte, Eragon. Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, les dragons ne reviendront jamais en Alagaësia.
- Tu n'es pas seule, Saphira, je suis là. Et, ce n'est pas parce que tu es une des dernières de ta race que tu dois vivre malheureuse; ainsi, à travers toi, les dragons vivront aussi longtemps que toi tu vivras. Et j'ose espérer que nous aurons une très longue vie bien remplie !
- Ce n'est pas aussi simp... Là, en bas !
- Mais ce n'est pas vrai, on ne peut vraiment les détecter qu'en tombant dessus !"
En effet, une petite armée vêtue de pourpre, d'au moins cinq cent fantassins, venait d'apparaitre dans la brume matinale. Même si elle n'était qu'à une lieue du camp, et à seulement mille pieds de lui, Eragon était totalement incapable de ressentir leur présence. En se concentrant sur la zone où avançait le bataillon, il parvint à identifier chaque brin d'herbe, chaque insecte au sol, mais aucune trace des humains qui avançaient maintenant d'un pas soutenu vers le camp.
Sans attendre, le Dragonnier envoya une alerte mentale à Trianna, et Saphira fit demi-tour, revenant vers les Vardens. La dernière attaque de ce type avait été escortée par Murtagh, pourquoi en serait-il autrement cette fois ?

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La totalité des troupes Vardens, ou presque, avait été mobilisé et stationnait maintenant en formation de combat devant les fortifications de bois. A plus de vingt contre un, les pertes de leur coté seraient, cette fois, minimes. Le roi semblait douter de la capacité des rebelles à apprendre de leurs erreurs, on allait lui montrer clairement que ce n'était pas le cas. Cette fois, pas de charge de cavalerie : les archers cribleraient de flèches les soldats insensibles à la douleur, et les fantassins achèveraient ensuite les blessés en les décapitant proprement. Le plan était rodé, la stratégie sans faille.
Nasuada, incapable de combattre depuis l'épreuve des Longs Couteaux, resterait avec Jörmundur et le reste du Conseil, à l'abri dans le camp. Comme les monstruosités impériales ne semblaient pas être très sensibles à la magie, Trianna resterai avec eux, afin de relayer les ordres directement aux troupes. Orrin coordonnerait les soldats en restant sur la champ de bataille. Quant à Eragon, il se battrait avec le gros de l'armée, en attendant une éventuelle arrivée du dragon rouge et de son sinistre cavalier.
Tous les magiciens Vardens à proximité avaient également été rappelés, Noven compris, pour une mise au point sur les capacités de camouflage des troupes impériales. Le groupe de Roran dut donc faire demi-tour, alors qu'il n'était parti qu'une heure auparavant.

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Le combat faisait rage. Un sort protégeait les assaillants des projectiles de toutes sortes, rendant les flèches inutiles. Les fantassins se battaient maintenant au corps-à-corps, et Eragon moissonnait les têtes Impériales, accumulant les cadavres autour de lui. De même, Saphira réduisait en charpie toutes les tuniques rouges qui passaient à sa portée.
Un cri mental résonna dans leur tête. Trianna.
"Tueur d'Ombre ! A l'aide ! Elva nous..."
La communication s'interrompit, violemment. Comme si...
"Saphira ! On y va !"

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A neuf cent pieds à peine des portes du camp, Noven reçu également l'appel paniquée de la meneuse du Du Vrangr Gata, alors qu'il marchait aux cotés de Roran. Il lui saisi soudain la manche :
"Il se passe des trucs bizarres au camp.
- Je sais, tu m'as dit il y a même pas une demi-heure qu'ils étaient attaqués par un petit contingent impérial. Du même genre que ceux qui ont gâchés mon mariage.
- Non, mais je veux dire dans le camp. Il est censé être presque vide, non ? Il n'y a aucune raison qu'il y ait des combats près de la tente de commandement ?
- Évidement que non. Les troupes se sont toutes portées à la rencontre de l'ennemi.
- Alors il y a vraiment un problème. Du genre très gros."
Roran écarquilla les yeux.
"Tu es sûr qu'ils ont besoin d'aide ?
- Mph, ça ne coute rien d'aller voir, non ?"
Le jeune commandant se retourna, et cria vers ses troupes :
"Il semblerait que quelques ennemis aient débordés dans le camp ! Les cavaliers, avec moi, les hommes à pied, continuez en pressant le pas ! Nous allons essayer de voir ce qu'il en est vraiment."
Noven jeta un regard dépité vers Roran. Les seuls cavaliers du groupes étaient les officiers, ce qui formait un total de quatorze hommes. Il fallait espérer que la menace était limitée ! Puis, il constata un second problème, tout aussi gênant.
"Euh, et je fais quoi, moi ? Je cours ?
- Oui, comme tous les autres piétons.
- Et tu m'expliques comment tu ouvres les portes sans moi ? En situation de bataille, elles doivent être fermée. Si les sentinelles ont été tuée, tu fais quoi ?
- Bon, tu montes avec moi ! Feu-de-Neige devrait supporter notre poids à tous les deux, sur la courte distance qui nous reste à faire."
Noven grimpa difficilement sur la croupe du cheval, visiblement mécontent d'avoir à supporter un cavalier supplémentaire aussi désagréable.
Roran le lança au plein galop. Malgré la charge supplémentaire sur la monture, le groupe atteignit le camp en quelques minutes. Alors qu'ils fonçaient vers les lourdes portes de bois, fermées et probablement verrouillées, Noven leva une main.
Dans un fracas de tonnerre, les deux battants explosèrent, envoyant des milliers de débris dans les airs. Pour la finesse, on repassera !
Les cavaliers rentrèrent dans le camp, sans croiser ne serait-ce qu'une sentinelle. Roran commençait à craindre le pire. Il y aurait dû avoir des soldats en faction !
Au détour d'une allée, ils aperçurent enfin la base de la grande tente qui servait de quartier général à Nasuada.
Une trentaine de soldats Vardens l'encerclait, arme au clair, les lames déjà tachées de sang frais. Noven, intrigué, piocha dans leurs souvenirs.
"RORAN ! ARRÊTE TOI ! STOP !"
Le magicien sauta de Feu-de-Neige, roula, détacha sa hache de son dos et frappa le soldat le plus proche au défaut de l'armure, lui arrachant le bras.

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Aux cris d'agonie de ses soldats, il y avait de l'agitation à l'extérieur. Elva s'en moquait. Ils n'étaient que des pions, aisément remplaçables. Que les hommes pouvaient être manipulables ! Ils en devenaient pathétiques.
Elle se tourna vers Nasuada, maintenue plaquée contre un des piliers de la tente par deux balourds patibulaires, qui lui étaient particulièrement fidèles. Plus c'est bête, plus ça obéit ! Elle leur ordonna d'attacher la prisonnière, et d'aller aider leurs camarades manifestement en difficulté.
Elle enjamba le cadavre de Trianna - elle aussi, manipulable jusqu'au bout ! Dire qu'elle avait dû mourir persuadé d'échapper à son controle en appelant Eragon à l'aide. La sotte ! - et arracha le couteau qui dépassait de la poitrine de la magicienne. Puis, sans se presser, elle l'essuya, et se dirigea vers Nasuada. Elle avait encore quelques minutes avant que le Dragonnier daigne pointer le bout de son nez. Elle les mettrait à profit pour torturer un peu sa prisonnière. A quoi bon pouvoir ressentir les souffrances des autres, si on ne pouvait jamais les provoquer ? Elva eut un sourire sadique. Dire que tout le monde - elle la première, d'ailleurs, au tout début - avait considéré sa malédiction comme une plaie ! Alors que, maintenant, grâce à Eragon, le puissant Dragonnier, l'idiot avec tant de pouvoir, sa malédiction s'était muée en bénédiction, une arme, la plus performante et la plus cruelle qui soit.
Nasuada releva la tête, et fixa la fillette, qui semblait, elle aussi, avoir prit vingt ans en quelques semaines. Si ce n'était sa taille, presque inchangée, elle paraissait avoir une trentaine d'années, et avoir déjà affrontées toutes les misères du monde. Et d'avoir aimé ça.
"Traitre ! Parjure ! Tu crois que tu vas aller très loin, avec tes trente pauvres transfuges ? Il y a quinze mille soldats qui t'attendent, là dehors ! Mais ils n'auront rien à faire, parce que, lorsqu'ils arriveront, Eragon t'aura déjà fait regretté d'être née, sale monstre !"
Elva éclata de rire - un rire froid, glacial même, inhumain, qui donna froid dans le dos à sa prisonnière. Un vrai iceberg.
"Eragon ? Me faire regretter d'être née ? Tu arrives après la bataille, toi qui te prétend si intelligente, Celle-Qui-Voudrait-Être-Reine-Du-Monde ! Il m'a déjà fait regretté mon sort des centaines de fois. Mais j'ai fini par comprendre, que je pouvais, moi aussi, vivre ma vie, et utiliser mon formidable don pour mon propre confort. Et je l'utilise, comme tu le constates. Vous ne pouvez pas reprocher de vous avoir trahi. T'ai-je prêté serment ? T'ai-je juré fidélité ? Jamais. Je suis moins parjure que toi, Nasuada ! Combien de tes hommes as-tu trahi, dans ta folie ? Tu ne le sais pas ? Moi si. Je les ai vu souffrir, je les ai vu mourir. Tu as détruit plus de vie que je n'aurai jamais pu en sauver. Alors moi, un monstre ? Venant de ta part, ça me fait doucement rire. Mais, tais-toi. Nous avons des invités."
La toile de la tente se déchira. Un jeune soldat, couvert de sang, fit irruption, et fracassa l'armure d'un soldat à sa portée. Juste derrière lui, Roran, brandissant son marteau, réduisait la tête d'un traître à l'état de bouillie informe d'os, de cervelle et de métal.
Elva, sans lâcher son couteau, tapa joyeusement des mains.
"Tiens ! Mais qui voila ! Roran Puissant-Marteau ! Et ce fameux magicien, qui a tant fait agiter les langues ces derniers temps ! Je suis gâté. Et très curieuse de connaitre tes pires peurs. C'est toujours très instructif."
Une gigantesque gueule arracha le haut du tissu de toile. Eragon, en armure et Brisingr en main, atterrit violemment entre Nasuada et sa tortionnaire. Cette dernière se tourna vers lui, et le sermonna, comme s'il avait dit un gros mot :
"Tu es en retard, Du Sùndavar Freohr. J'ai failli commencer les festivités sans toi. Range ton épée. Tu n'attaquerai pas une jeune orpheline de deux ans à peine ? Ce serait mal. Ce serait trahir ton devoir de Dragonnier. Les regrets te hanteront toute ta longue vie. Et, sois en sûr, m'arrêter servira grandement Galbatorix. Pourquoi défendre un chef, qui ne peut plus donner d'ordres cohérents ? Qui veut mener ton cousin, que tu considères comme un frère, à sa mort ? Un meneur militaire, qui voudra prendre le pouvoir après Galbatorix, et qui deviendra un tyran peut-être pire encore ? Je t'épargne la peine de la tuer, je t'offre la chance de mener toi-même les Vardens à la victoire. Non, tu ne m'arrêtera pas, Eragon."
Le jeune Dragonnier vacilla, en proie à de terribles doutes. Alors qu'Elva esquissait un pas de plus en direction de Nasuada, Saphira poussa un terrible rugissement. Nullement troublée, la fillette maudite tourna la tête vers la dragonne saphir.
"Saphira-Bjartskular. Je t'ai dis, la dernière fois, que je n'avais rien contre toi. Que j'étais ta plus fidèle servante. Ne t'y trompe pas, mes déclarations sont toujours vraies aujourd'hui. Tu te demandes souvent si tu trouvera ton âme sœur un jour - penses-tu vraiment la trouver de ce coté du fil de l'épée ? Tes choix ont toujours été ceux d'Eragon, n'est-il pas temps de le guider vers tes propres désirs ? Ta race, Écailles-Brillante, va-t-elle s'éteindre à cause de votre fermeture d'esprit à tout deux ? Jamais Galbatorix ne vous laissera mettre la main sur le dernier œuf. J'agis pour ton bien, Saphira. Ouvre les yeux sur le monde qui t'entoure !"
La dragonne poussa une terrible plainte, et dressa une impénétrable forteresse mentale d'acier autour de son esprit. Une de ses pattes arrière glissa, et la majestueuse bête s'écroula pathétiquement dans la poussière.
Elva redressa la tête vers son otage. Mais, entre Nasuada et elle, s'était interposé le jeune magicien, couvert de sang, cheveux en bataille qui descendaient piteusement devant ses yeux vissés sur elle, sa hache fermement tenue à ses cotés. Elle sourit.
"Quelles sont tes faiblesses, donc ? Ne cherche pas à te défendre. Aucune protection mentale ne peut m'arrêter. Vois comme je peux pénétrer dans t..."
Elle s'arrêta en pleine phrase, les yeux exorbités, la mâchoire pendante, le sang battant à ses tempes, de la sueur se mettant à perler depuis sa nuque le long de sa colonne vertébrale. Une poigne d'acier écrasait ses entrailles.
Sa dague lui glissa des mains. Elle recula d'un pas, et une larme perla au coin de ses yeux.
"Non... non..."
Elle tourna les talons, et sortit de la tente en courant. A l'extérieur, les combats se terminaient, les transfuges avaient presque tous péris.
Nasuada, libérée par Noven, l'attrapa au col, et lui souffla dans les oreilles :
"Qu'est-ce que tu fais encore là ? Cours, tue-là ! Il ne faut pas qu'elle rejoigne les rangs de l'Empire !"
Le jeune magicien se dégagea vivement. Trop, peu être. La corde de son pendentif craqua, et le bijou tomba dans la poussière du sol.
Il souleva sa hache, et se lança à la poursuite d'Elva, inconscient de la perte de son bouclier.
Il la rattrapa très rapidement. Tétanisée, figée au milieu d'une allée, elle les regardait avancer, lui et sa hache qui tourbillonnait de plus en plus vite.
"Tu ne vas pas tuer une enfant comme moi, hein ? Tu n'es pas ce genre de monstre !
- Ben tiens, je vais me gêner. Si tu savais, à quel point ta vie m'importe peu..."
Elva sembla se calmer instantanément, alors qu'un autre de ses terrifiants sourires déchirait son visage.
"Alors, j'ai de la chance. Une chance insolente, même."
Noven entendit l'air siffler dans son dos. D'un réflexe inhumain, il réussit presque à éviter la flèche.
En fait, au final, il aurait mieux fait de ne pas bouger du tout. Le projectile se serait planté dans sa cuirasse, ne lui infligeant qu'une blessure très superficielle. Mais son mouvement avait infortunemment placé son aisselle sur la trajectoire de la flèche, laquelle se planta en profondeur dans sa chair.
Avec un cri de douleur et de surprise, le jeune magicien s'écroula sur le sol. De rage, il incinéra sur place le traitre embusqué qui l'avait prit à revers, et tourna la tête pour infliger le même sort à l'abomination à l'origine de ce carnage.
Mais Elva était partie.

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Eragon soigna Noven à même le sol, et lui tendit son pendentif, sans dire un mot. La douleur, morale, se lisait clairement sur les traits torturés de son visage. Ce qu'Elva lui avait dit l'avait frappé droit au cœur.
A quelques pas de là, Saphira était étendue sur le sol, la tête entre les pattes, le corps secoué de soubresauts. Il fallut quelques longues secondes à Noven avant de comprendre le phénomène. Elle pleurait. Elle si forte, elle si fière, avait été touchée encore plus durement que son Dragonnier par les traits acerbes d'Elva.
Roran était accroupi à coté d'un de ses officiers, blessé à la poitrine, en attendant que son cousin le soigne. Dans la tente, insensible à la désolation autour d'elle, Nasuada ramassait furieusement des cartes et des parchemins qui jonchaient le sol, avant que le vent ne les emporte, la face déformée par la rage et la haine. Partout sur l'esplanade gisaient des corps sans vie. Plus de quarante morts, dont Trianna, Jörmundur, une bonne partie du Conseil des Anciens, un des deux conseillers stratégiques de Nasuada, et six membres des Faucons de la Nuit. Les Vardens avaient, eux aussi, été frappés au cœur. Sans même qu'un seul soldat impérial n'ait eut à rentrer. Un coup de maître.
Une femme arriva en courant, une étrange épée double dans les mains, et, nullement choquée par le nombre de cadavres autour d'elle, sembla chercher quelqu'un parmi les défunts. Une fois le dernier corps examiné, elle marmonna :
"C'est ce que je craignais..."
Au son de sa voix, Eragon redressa la tête vers elle, remarquant sa présence. Il se releva, et, d'une voix blanche, appela :
"Angela..."
C'était presque un appel au secours.
La femme l'aperçu, et se dirigea vers le Dragonnier. Elle leva la main vers lui.
Il se raidit.
La main se posa amicalement sur son épaule, en signe de réconfort.
"Tu n'aurai rien pu faire. Même moi, je ne l'ai pas vu venir."
Noven étouffa un éclat de rire rauque. Mais pour qui elle se prend, celle là ? Pour sa mère ?
Angela tourna sèchement la tête vers la source du bruit. Ses sourcils se froncèrent lorsqu'ils aperçurent le magicien à la hache. Sa main quitta l'épaule d'Eragon, et se tendit vers le gêneur :
"Toi... Ne crois pas que tu me trompes. Quoi que tu sois devenu, quoi que tu ai fait, quoi que tu fasse, tu ne peux pas échapper à ta destinée. Elle te rattrapera, et ce jour là, je serai présente pour te rappeler tous tes tords."
Elle tourna les talons, et s'éloigna de la scène de massacre, laissant derrière elle un Eragon blasé, et un Noven particulièrement interloqué :
"Mais... c'est qui, cette folle ?

- Elle s'appelle Angela. Fait attention, ses prédictions ont la fâcheuse tendance à se réaliser.
- Ah, ça ! Aucune chance !"



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"Courage, Saphira. L'avenir ne sera pas toujours aussi sombre."

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